L’Amérique en guerre (36) : Pays de sang de Paul Auster, par Gregory Mion (01/09/2024)
Crédits photographiques : Charly Tribbaleau (AFP).
«Y a beau temps qu’Jésus n’est plus là.»
Flannery O’Connor, La sagesse dans le sang.
Nous ne pourrions décemment réfléchir à la conception de la guerre et au vécu de la guerre aux États-Unis si nous faisions l’économie de sa seule dimension balistique, c’est-à-dire, au fond, de la dimension particulière qu’une balle traverse dans l’espace et dans le temps de l’Amérique quand elle est expulsée d’une arme à feu et qu’elle atteint un corps humain qu’elle va tuer ou blesser (ou quand elle ne l’atteint pas et qu’elle va durablement remuer le sujet humain dans son équilibre mental). Or bien que la littérature sur ce thème soit abondante, voire surabondante, il fallait que l’on recrutât un document récent, sérieux, engagé, somme toute un livre bénéficiant d’une ample vision rétrospective et capable de réunir les faits de l’objectivité ainsi que le nécessaire commentaire subjectif (pour éviter les effets scolaires de distanciation) à propos d’une réalité concrètement violente parce que saturée par la présence des armes à feu. Toutes ces qualités sont au rendez-vous à la lecture du Pays de sang de Paul Auster dont le sous-titre promet «une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis» (1). L’ouvrage est d’autant plus précieux qu’il est dûment majoré par les photographies en noir et blanc de Spencer Ostrander où chacune des diapositives produit la captation d’un lieu concerné par une tuerie, un massacre, un soudain basculement du réel ordinaire dans l’irréel extraordinaire de la mort balistique. Il ne s’agit pas cependant de photographies qui seraient prises le jour même ou au lendemain d’un drame, car, de toute façon, ces événements meurtriers sont si répétitifs et le pays si étendu qu’il serait impensable de vouloir traquer en soliste l’itinéraire aléatoire des deaths from shootings. Ce sont plutôt des images que Paul Auster qualifie de «photographies du silence» (p. 5). Et ces images sont des retours vers des Ithaque maudites : elles permettent de revenir des années plus tard sur plusieurs dizaines de sites accablés aussi bien par la violence qui les a rendus notoires que par l’impression d’abandon qui en a résulté. Elles montrent la sensation du vide, le dépeuplement, la fuite de la vie après que la mort est entrée par effraction dans un topos du quotidien américain (l’école, le supermarché, l’église, etc.). Elles sont en quelque sorte des instantanés de l’hétérotopie américaine en tant que des lieux tout à fait familiers se sont métamorphosés – à la suite de la violence – en lieux tout à fait angoissants où semblent conspirer des spectres qu’il est préférable d’esquiver. Dans les termes littéraires de Paul Auster, ces différents lieux vidés de leur substance, privés de leur profondeur depuis que des balles en ont déchiré les membranes intimes, sont devenus les «pierres tombales de notre chagrin collectif» (p. 5).
À un premier niveau de cette enquête d’écrivain, il y a une confession, un lourd secret de famille : en affirmant qu’il existe des formes de la vie américaine favorables aux armes à feu pour des raisons de tradition et pour des questions communes d’éducation à la virilité (cf. p. 13), Paul Auster avoue d’entrée de jeu qu’il n’en fut pas de même parmi ses parents et il va en révéler le mobile qu’on avait enfoui durant des lustres, qu’on lui avait volontairement dissimulé, un mobile en outre inconnu pour les lecteurs qui ne seraient pas du tout coutumiers de ces prépondérantes réminiscences consignées dans L’invention de la solitude. Le contraste qu’il établit entre son enfance où les armes n’étaient que des fonctions cinématographiques (ou ludiques) et d’autres enfances moins protégées où les armes sont des fonctions de vérité rappelle ô combien les œuvres de Paul Auster peuvent se lire comme un pacte latéral avec la violence, comme une méthode diplomate pour saisir les horreurs polycéphales de l’Amérique à partir de son hors-champ, à la différence, par exemple, des œuvres de David Vann qui s’appuient sur un pacte frontal avec le déchaînement des forces barbares et spécifiquement les forces concédées aux possesseurs d’armes à feu. Il n’est pour s’en convaincre que de comparer les romans les plus autobiographiques de ces deux auteurs étroitement préoccupés par la gigantesque armurerie des États-Unis, par la variété patente ou latente des expédients de la violence, par le cyclopéen magasin d’armes d’une nation où le considérable concept d’armement a presque gagné le statut de valeur surérogatoire dans l’opinion de n’importe quel individu born and bred in America : l’un, Paul Auster, quoique débiteur d’un héritage secrètement et singulièrement déplaisant, est davantage marqué par les abysses de l’Histoire des États-Unis et ses malheurs ressemblent à de plus extensives hantises venues d’une espèce d’invincible et incommensurable monstre benthique (tel que le monstre de la guerre du Viêtnam ou le monstre de l’antisémitisme équivalent aux démons de la ségrégation), tandis que l’autre, David Vann, souvent bien plus explicite et bien plus lapidaire eu égard à la commensurabilité de ses monstres personnels, se découvre plutôt raviné par le petit arpent de son histoire familiale où le culte des armes a été omniprésent et les suicides par voie de gros calibre nombreux, à commencer par celui de son propre père (2).
Mais tel que nous le suggérions à travers le conditionnement de l’esprit américain à la vaste notion d’armement, the wide conception of weaponry, l’idée d’être armé à l’intérieur d’une nation qui paraît armée jusqu’aux dents (que ce soit réellement ou symboliquement) et qui pointe de diverses manières ses canons sur telle ou telle portion de ses citoyens ou sur tel ou tel segment du globe, cette idée-là n’est pas du tout scandaleuse, et, par conséquent, la proximité des armes à feu, pour quelque habitant que ce soit de l’Amérique du Nord, si elle ne s’est pas réalisée au sein d’un embranchement récent des généalogies familiales, se trouve probablement réalisée sur des embranchements plus lointains du temps jadis (ou alors elle se réalisera sur les ramifications indéfinies d’un avenir sujet à caution car on a vite fait de recevoir ne serait-ce qu’un random shot aux États-Unis). Autrement dit le traumatisme des armes à feu, tôt ou tard, finira par se manifester ou par se réanimer pour le moindre des ressortissants de l’Amérique du Nord administrée sous la mythique bannière cinquante fois étoilée. Dit encore d’une façon alternative : si les armes ont été contingentes pour l’enfant et l’adolescent Paul Auster, c’est qu’elles ont été ou qu’elles deviendront à un moment donné nécessaires, et, en l’occurrence, elles le sont devenues pour l’adulte rédigeant cet essai au soir de son existence, pour l’adulte qui refuse l’hypocrisie concernant l’état de santé général de sa patrie, tout comme elles ont été un déterminisme avant sa naissance, le secret family confessé attestant que les armes furent une nécessité parmi les siens, une figure imposée qui a eu des répercussions multiples dans la mesure où le père du romancier, Samuel Auster, s’est fait un honneur de ne pas les promouvoir – de faire quasiment comme si elles n’existaient pas en dépit de leur sur-représentation sociale, et, surtout, de faire comme si ce dont il avait été le témoin oblique au cours de son enfance n’était pas arrivé parce qu’il n’en a jamais dévoilé quoi que ce soit.
Ce n’est que fortuitement que Paul Auster a reçu le détail des circonstances que son paternel avait pendant si longtemps choisi de taire (3). Les faits pour le moins encombrants nous ramènent à l’époque des brûlantes séquelles de la Grande Guerre et ils se sont déroulés à Kenosha (Wisconsin). Séparé de sa femme depuis quelques semaines ou quelques mois, le grand-père de Paul Auster (Harry Auster – né en 1882), le jeudi 23 janvier 1919, a été abattu par celle-ci (Anna S. Auster – née en 1877 et morte en 1957) alors qu’il était revenu en coup de vent à son ancien domicile pour apporter des cadeaux à ses enfants. L’oncle de Paul Auster (Irving Auster – né en 1910 et mort en 1984), deuxième plus jeune enfant d’une large fratrie, fut le témoin direct de la scène de crime lors même que son frère Samuel était déjà couché (il avait sept ans et demi et sa mère venait de le conduire au sommeil). C’est un pistolet dont s’est servi Anna pour tuer Harry et le projectile fatal est probablement celui qui a pénétré le cou de la victime (cf. p. 16). On imagine avec épouvante ce que Irving a pu voir dans les yeux de son père et dans les yeux de sa mère, la démence dans ceux-ci et la stupéfaction dans ceux-là, peut-être même des «yeux fous de poisson mort» (4) dans l’œil assassin de sa marâtre. On imagine encore la manière par laquelle cette tragédie optique pour Irving Auster a pu se déporter sous les dehors d’une tragédie acoustique pour Samuel Auster, car, en effet, on ne peut concevoir que le bruit des coups de feu n’ait pas réveillé en sursaut le frère cadet aussitôt après la détonation fondatrice de la catastrophe. La sensible conjugaison de la vue et de l’ouïe par le truchement de ces deux frères nous incite à postuler une immédiate contamination de tout l’appareil sensoriel de la famille Auster à cet instant précis, à la suite de quoi, d’un point de vue également hypothétique, nous subodorons que les sons et les images de cette tragédie, pour les générations futures, ont pu susciter une souterraine contamination de l’appareil psychique et plus ou moins tourmenter tel ou tel descendant. À ne s’en tenir du reste qu’à Paul Auster et à son géniteur Samuel, on sait que celui-ci est décédé le dimanche 14 janvier 1979 à un âge qui n’était pas spécialement avancé, on sait aussi que sa mort fut brutale, inattendue, comme si elle avait été causée par une balle perdue ressuscitée d’entre les mauvais souvenirs du mois de janvier 1919, exactement six décennies auparavant, et ce choc potentiel, ce contrecoup présumé dans l’organisme malmené du père, pour peu que l’on nous accorde les mansuétudes de l’exégèse psychanalytique, aura décelé dans la tête du fils une autre matière à transpercer (ou, pour mieux l’exprimer, l’antimatière de l’inconscient), puis, subséquemment, d’autres moments de la vie à perturber en sourdine, autant de raisons d’initier une activité créatrice de romancier afin d’élargir la focale de la violence domestique à l’échelle d’une violence nationale (5).
De telle sorte que la ligne de démarcation psychologique ou ontologique entre Paul Auster et David Vann n’apparaît plus comme tellement évidente après ce sombre détour. Le premier, simplement, n’a pas subi son père et ses proches avec les deux mains pleines de guns ou de rifles, toutefois les coups de feu de 1919 n’ont pour ainsi dire jamais cessé de résonner dans le double-fond de la chronique familiale, résonnant à l’unisson de toute l’Amérique commotionnée par un arrière-goût de poudre, tandis que le second, par la terrible promiscuité de son vécu dans le létal sillage des armes, s’est toujours situé sur l’insipide zone du goût achevé de la poudre. En fin de compte, un coup de feu, s’il possède une limite physique dans le temps et dans l’espace (limites certes constamment agrandies grâce à la technique de fabrication des armes ou à cause d’elle), n’en possède nullement selon une perspective métaphysique. Ce sont des temporalités et des spatialités immesurables que les balles tirées en Amérique continuent de fendre de leurs fusantes trajectoires. Et nous ne parlons d’ailleurs que des balles qui ne sont pas destinées à une cible humaine parce que ce sont des balles que l’on a vues ou entendues, des balles qui nous ont frappés d’emblée de leur pulvérulente fulmination, qui ont aménagé le terrain du prochain et inévitable traumatisme, ou, alors, des balles dont la mention ou l’intuition nous frappent à contretemps, comme toutes ces déclinaisons de balles ont frappé à la fois les sens et le sixième sens de Conrad Aiken, le 27 février 1901, quand, aux heures du timide feu astral de l’aube, le grossier feu balistique s’est deux fois invité dans la tranquillité relative de cet enfant de onze ans, quand son papa paranoïaque, donc, a d’abord trucidé sa maman désignée coupable d’un impardonnable forfait par l’insensée logique d’un délire de persécution, usant de son arme, ensuite, pour s’enlever la vie. De si impensables et insoutenables catabases de l’humanité ne peuvent être que duratives, pérennes, appesanties quelque part au creux des âmes affolées par la soudaineté de ces fureurs, elles n’ont pu faire de Conrad Aiken qu’un inventeur de fictions et un poète, un entrepreneur en sublimations de la détresse, parce que, si ce n’avait pas été le cas, elles n’eussent pu faire de lui qu’un pauvre englouti – le sacrifié collatéral d’une inadmissible société travaillée de l’intérieur par les plus agressives pulsions. Mais combien d’êtres humains ne verront jamais le bout de ce tunnel et seront finalement repris par les ténèbres d’une balle qui n’a pas même crucifié leur chair ? Quelle est la proportion de ces vies américaines que le tapage des armes à feu a jetées dans des gouffres dont nul ne remonte ? S’inspirant d’un déstabilisant passage de l’Évangile de Matthieu pout intituler l’un de ses plus emblématiques textes, Flannery O’Connor, du haut de sa terrifiante et pourtant miséricordieuse lucidité, ne manque point d’asséner que ce sont les violents qui l’emportent (6), et que, par-delà les fanatismes religieux qui gangrènent le deep south, il y a peut-être, à la racine de ces violences illuminées, une rhizomique institution des armes à feu (héritée de la Confédération) qui devait anticiper fatalement sa prévisible synergie avec les aberrantes variétés de l’intégrisme chrétien. C’est en tous les cas la piste de lecture que nous privilégions pour comprendre l’existence brisée du jeune Frank Tarwater, un garçon fanatisé de quatorze ans, personnage central du roman de Flannery O’Connor, aussi bien façonné par la violence des armes à feu que par une sidérante herméneutique littéraliste de la Bible. Comment pouvait terminer une telle énergumène sinon en confondant les actes saints du baptême avec l’acte infernal de la noyade ?
Redisons-le inlassablement : le cheminement d’une balle en provenance d’un barillet n’est pas susceptible de trouver un terme (cf. p. 17). La chaîne des morts, des blessés et des traumatisés est une chaîne dont les maillons sont innombrables et voués à amplifier. Au sein du «pays le plus violent du monde occidental» (p. 48), la grise banalité d’une dispute de cabaret peut rapidement dégénérer en carnage (cf. pp. 47-8), et, de là, s’érige une justice dans la Justice, l’une de ces cours martiales qui dépasse toute martialité recensée, l’une de ces sanglantes rapidités de jugement qui traduit «la vitesse terrible de la justice» (7) en tant qu’elle est justice ultime de la balistique. Et ce ne sont pas moins de quarante mille Américains qui tombent chaque année sous les balles de cette justice injustifiable prenant sa source à d’hétérogènes localisations de la nappe phréatique où les eaux puantes du diable vont en intarissables cataractes (cf. p. 67) : les têtes froides vindicatives, les désespérés, les nihilistes, les lone wolves emerging from the great Nowhere, la plupart du temps de jeunes mâles désorbités des normes en vigueur (cf. p. 118), les malades mentaux irréductibles aux filets des captations psychiatriques, les policiers lestés d’un tropisme d’aryanité se choisissant de noirs boucs émissaires, les suicidés, sans parler de ces politiciens ou de ces opportunistes gourous de l’industrie des armes qui attisent les flammes et qui participent de ce qu’il faudrait oser nommer un nouveau type de Shoah par balles. L’échec d’un contrat social ou d’une Constitution des États-Unis repose dans tout l’univers spatio-temporel de l’Amérique contemporaine et il est sans doute encore plus crûment omniprésent parmi les morbides corridors du système scolaire. On ne compte plus en effet les écoles, les collèges, les lycées, les universités ensanglantés (cf. pp. 50-65), les lieux du savoir stupéfiés par l’ignorance et la médiocrité, mais aussi époustouflés par le retour du refoulé, par la démente réapparition de certains êtres qu’un dispositif archi-concurrentiel et surtout archi-monétaire avait désintégrés, qu’une aristocratie sûre de ses vils mérites avait préféré disqualifier au propre ou disons principalement au figuré. En ses foudroyantes ségrégations raciales et financières, culturelles également, l’école des États-Unis, en toute courtoisie bourgeoise, fomente un diacritique anéantissement des destinées dont la ténébreuse portée allégorique s’illustre ici ou là, itérativement, maladivement, par la fulgurante phénoménalisation d’un totem sociologique de l’Exclu, par le mortel surgissement d’un paradigme du Paria rejeté de toutes les strates de reconnaissance, même si, quelquefois, il s’agit d’un tueur insolemment cérébral qui amorce un retour cruel dans tel ou tel établissement d’enseignement, d’un tireur d’élite pour ainsi dire, possiblement désappointé par un je-ne-sais-quoi d’invivable vacuité au cœur de l’affabulation démocratique américaine. Ce ne fut certes pas le modèle du criminel du groupe scolaire Marjory Stoneman Douglas (8), une fort respectable institution de l’opulente ville de Parkland, en Floride, non, ce ne fut pas vraiment le genre de cet ancien élève du bahut, le fielleux revenant Nikolas Jacob Cruz, enkysté sur les très généreuses mensurations d’un caricatural éventail de l’antipathie, assassin acéphale de dix-sept personnes décimées le 14 février 2018 (9), mais, en revanche, ce fut l’inquiétant prototype de l’auteur de la fusillade – Adam Lanza : certifié intelligent – perpétrée à l’école primaire Sandy Hook de Newtown (Connecticut), le 14 décembre 2012, ayant causé la mort de vingt-six personnes dont vingt enfants âgés de six à sept ans. Et hors des bâtiments éducatifs de l’Amérique, hors de cette fière profusion de school buildings, il faut supposer, malgré qu’on en ait, malgré nos réticences à soulever d’embarrassantes hypothèses, que presque tous les opérateurs de fusillades aux États-Unis sont passés un jour ou l’autre entre leurs murs, qu’ils n’y ont manifestement pas rencontré les remparts assidus que Sigmund Freud espérait afin d’endiguer les instincts de la violence (10), mais que, à l’inverse de toute noble éducation, ils y ont éventuellement appris un certain désapprentissage de ce qui fonde un pacte social digne de ce nom, et, pour les plus observateurs, pour les esprits les plus acérés, les plus féroces, ils y auront accessoirement tiré la conclusion que l’on accède quasiment toujours aux soi-disant meilleures formations de l’enseignement supérieur moins pour des raisons intellectuelles que pour des raisons sociales – comme en France.
Aussi n’est-il pas exagéré de conjecturer une impuissance morale des États-Unis en dépit des facteurs de puissance qui font de ce pays le plus influent qui soit en termes de géopolitique. Et tel que nous l’avons déjà souligné en d’autres occasions, plus un pays est riche, plus il semble pauvre d’un point de vue moral. La préhistoire même de cette Amérique le prouve eu égard aux fantômes radioactifs de la colonisation (cf. p. 73). La terre américaine fut à l’origine un enjeu d’expropriations et de massacres des grands peuples indigènes et l’on ne mesure pas suffisamment les malédictions consécutives à ces atrocités. D’ailleurs, à lire et à relire Léon Bloy entre les lignes de ses inestimables pressentiments théologiques, on s’aperçoit que la découverte de l’Amérique a été moins une œuvre d’évangélisation long-awaited qu’une manœuvre au maximum retardée par une divine intention pour ne pas que surviennent trop tôt le début des barbaries colonisatrices (11). Quelque chose d’en haut ne souhaitait pas que quelque chose d’en bas établisse une transition précoce avec les espaces d’outre-Atlantique. N’importe quelle version des gouvernements célestes, de toute façon, ne pouvait signer ou contresigner un formulaire luciférien qui amènerait avant l’heure de fausses lumières parmi les territoires amérindiens. Et lorsque les conflits armés sont apparus en simultané avec le déplacement des populations autochtones repoussées par les pionniers mercenaires, Dieu, probablement, avait déjà contourné les summums de nuisance qui gisaient au préalable dans une arrière-pensée démoniaque. Mais il n’en demeure pas moins que l’arrogance des colonisateurs a semé sur la terre promise américaine des embryons de malheurs et que ceux-ci se sont développés en volumineuses dégradations de l’humanité. Il était en cela tout à fait attendu que se déduisît de ces vandalismes un dogme tenace de l’esclavage et une logique évolutive des milices, au départ, pour l’essentiel, dans les fertiles régions méridionales, l’ensemble constituant «comme une sorte de Gestapo sudiste» (p. 75) qui devait sévir jusqu’aux confins de la guerre de Sécession et qui incarna «la première force de police en Amérique» (p. 75), allumant par la suite – en fonction du réticulaire mécanisme d’une méchante mimèsis – de nouvelles mèches sur de nouveaux barils de poudre au cœur de toutes les foules du pays. On ne s’étonnera pas beaucoup non plus que l’ultima ratio de ces délits ait culminé dans les transactions d’armes à feu et dans la légalisation ou la légitimation progressive du port d’armes. Il en a résulté le problématique Deuxième Amendement, non dépourvu d’ambiguïtés, non dénué de son robuste originalisme juridique empêchant de nos jours encore de contester avec diligence les aboutissements d’un tel archaïsme du droit (cf. pp. 80-3). D’où l’utopie qui tend à se représenter un avenir de prohibition des armes parce que l’Amérique, à son corps défendant, se compose d’une masse «qui vit sur le pied de la guerre» (p. 87) et qui ne s’est jamais réconciliée avec ses schismes du passé. Autrement dit la guerre est consubstantielle à l’identité de l’Amérique et elle est sur le sol de l’Oncle Sam comme le fer est dans le sang.
Au regard de ce qui précède, on serait presque tenté d’inculper les États-Unis pour faute grave, pour attentat au droit naturel, pour encouragement à la guerre de tous contre tous. Et c’est peut-être là un second niveau d’enquête décisif chez Paul Auster, le moment où, catégoriquement, il associe les Américains à une «foi aveugle dans le marché» (p. 162) en tant que le marché non seulement ne résout aucun problème mais ne cesse d’en produire. Le marché déforme la symétrie humaine parce qu’il est la trigonométrie des figures inhumaines du Capital et il implique a minima une manufacture nationale de la désolation (qui se prolonge internationalement dans tous les pays dépaysés par les corps étrangers de l’argent). L’Amérique du Nord, depuis toujours, serre la main de la main invisible du marché, et, ce faisant, elle a expéditivement égaré son lien avec les hiérarchies spirituelles afin de plébisciter un rapport de subordination avec les plus trompeuses typologies du mystère. C’est-à-dire qu’un Américain standard, dorénavant, ressentira davantage de mystère dans le mouvement occulte de l’argent plutôt que dans le mouvement ésotérique d’une liturgie. La nature indiscernable de l’argent est en ce sens devenue plus attirante que la nature indiscernable du divin parce qu’on laisse entendre – à tort – que l’invisible des finances détient une meilleure emprise sur le monde visible que n’en détient l’invisible des cieux. Et tout le maléfice de l’organisation sociale américaine (et occidentale) repose sur le fait que les choses visibles sont à présent de plus en plus bousculées par l’invisibilité financière au lieu de l’être par l’invisibilité d’un pur acte de foi. S’ensuit donc une liberté fallacieuse inférée par les idoles du néolibéralisme (cf. pp. 162 et 170), une liberté de se réaliser matériellement au prix d’une déréalisation totale d’autrui, une liberté typiquement et sinistrement américaine, à savoir l’asservissante et massacrante liberté de cumuler des privilèges en écrasant la possibilité même d’une essence pour notre voisin et notre prochain. Il s’agit là ni plus ni moins d’une société qui tire à balles symboliques et qui pourrait même tirer à balles réelles s’il fallait défendre coûte que coûte l’étalonnage existentiel d’une motorisation égoïste des échanges – une société du negotium (du superficiel et des affairés) qui a définitivement discrédité une société de l’otium (de goût des profondeurs et du temps long qu’on leur consacre). Dans cette perspective, une société qui tue par l’intermédiaire de l’argent peut continuer à tuer par l’intermédiaire des armes, le rapport d’homologie étant à ce titre difficile à révoquer en doute. C’est d’une renversante cohérence et les États-Unis, ravitaillés par le crapuleux panurgisme de l’argent, peuvent poursuivre leurs basses charités de loups déguisés en agneaux comme l’aurait reformulé la fable d’Ésope ajustée aux disgrâces de notre époque : on a l’air bien innocent dans le troupeau des ambitieux mais un œil avisé ne saurait passer à côté des culpabilités de caisses d’épargne – des responsabilités de tirelires remplies au gré de toutes les méthodologies de l’usurpation.
Quel homme a ainsi fait naître l’Amérique ? L’homme armé en tant qu’il est également (et majoritairement) un homme computationnel et mûr pour une société ultra-violente à tous les étages de ses processus. Or cet homme-là, si nous le débusquons facilement dans la littérature américaine, mettons, par exemple, sous le visage complexe et rédhibitoire du rusé Recktall Brown de William Gaddis (12) ou du si brumeux John Galt d’Ayn Rand (13), nous l’appréhendons d’autant mieux digéré, d’autant mieux déféqué, moyennant une aperception de la salauderie séminale et sophistiquée tout au fond de la psyché méphitique du balzacien baron de Nucingen. Il y aurait par conséquent une espèce de graduel et irrésistible emménagement des États-Unis à l’intérieur d’une babylonienne Maison Nucingen dont la cave et le grenier feraient office de provisions d’armes à feu pendant que les living rooms auraient un rôle de spéculation permanente ou un mandat de maniement des armes cupides. Le rêve serait d’en être et le cauchemar de ne pas en être, et, à supposer que l’on en soit marginalisé, ostracisé, limogé, on se retrouverait peut-être éligible à ces actes de désespoir homicide «[nés] dans le sombre sanctuaire intime du chagrin individuel» (p. 118) – cette mélancolie nord-américaine qui dame le pion à toutes les nausées sartriennes.
On serait alors en butte à une société américaine de tueurs, une société dont la base et le sommet de la pyramide se rapprochent d’un cimetière d’assassinés in the grip of insanity ou in cold blood, avec ce paradoxe effleuré par Paul Auster, cette exorbitante impression que les armes à feu sont pourtant moins néfastes que les armes de la rationalité – pour ne pas dire d’un seul tenant que la cause des armes à feu gît tout entière dans ce que Max Weber nommerait l’esprit du capitalisme et l’éthique américaine du protestantisme. Nous l’expliquons par l’anathème qui pèse sur les épaules du fol usager d’une arme à feu, par l’indubitable mise à l’index de sa citoyenneté annihilée, par la réponse unanime et hypocrite que l’opinion se fait de lui : s’il est mort abattu par la police ou de sa propre main, tant mieux, et, s’il est vivant, on se chargera de l’isoler une seconde fois après son habituel parcours de solitude et d’inadapté. Ce sont ainsi le plus souvent des tueurs en puissance qui jugent un tueur en acte, les mêmes qui, paradoxalement, ne s’offusquent guère des morts de l’argent, des victimes du mercantilisme, étant donné que le vainqueur des ordonnances spéculatives se voit intronisé en role model. Il y aurait alors des bonnes et des mauvaises manières de tuer, des armes licites et des armes illicites, et, à ce train-là de fraude argumentative, il nous paraît urgent de soupçonner que les États-Unis et leurs alliés ont déroulé un tapis rouge pour un tsimtsoum inversé : s’il y a retrait ou contraction, ce ne peut pas être le reflux ou la compression de Dieu, car, dans une société qui a tué le sacré, il s’agit plutôt d’une discrétion et d’une attitude systolique du financier, d’un évanouissement duplice de l’homme des cybernétiques de l’argent, inaccessible au zénith de ses gratte-ciels ou dans l’hermétisme de ses sous-sols, et, de la sorte, s’accomplissent de telles dissipations ou de tels retranchements non pas pour que l’Être advienne, non pas pour que la Création se crée, mais à dessein d’organiser en secret les machinations de l’argent, les avènements du Non-Être, les recouvrements du monde par les algèbres simplificatrices de l’accablante économie de marché. Et en une formulation abrégée, nous soutenons avec ferveur que ce tsimtsoum anti-kabbalistique est une activité qui contracte la responsabilité des amants de l’argent aux fins de permettre à l’argent d’apparaître de la manière la plus décontractée possible au sein du champ social. On s’est acheminé ainsi vers une société de la dé-création des œuvres de Dieu pour leur substituer les productions du vilain démiurge de l’argent qui incarnent – par l’entremise d’une continuité perverse – comme le négatif des commencements bibliques.
Aussi nous radicalisons les diagnostics de Paul Auster en dépliant les pliures intuitives de sa pensée d’Américain qui n’a peut-être pas eu la témérité requise pour se rendre aux alentours des ravageuses sources du Styx. Aussi nous ne dirions pas que la tuerie de Las Vegas – le 1er octobre 2017 – a été «un vide dans le cosmos» (p. 129). À la place de ce langage poétiquement désenchanté, lorsque nous imaginons ce tueur perché sur le rebord son artificielle fenêtre de l’hôtel Mandala Bay (sis au numéro 3950 de l’impersonnel et zéro-politique (14) Las Vegas Boulevard), nous avons tendance à repérer une plénitude par le bas, une satiété acosmique au centre même de la délétère cosmogonie américaine. En définitive ce tueur – Stephen Paddock – n’était que la déclinaison paroxysmique des dizaines de millions de tueurs anonymes qui composent l’Amérique en guerre perpétuelle, comme l’imposteur Enric Marco, en Espagne, était la flexion maximale des embarras de l’ère franquiste et des mensonges par omission qu’elle a engendrés (15). C’est donc au prisme des croissantes mentalités de la finance que nous interprétons la faillite des armes à feu en Amérique et que nous faisons des années 1967-1968, minées par des émeutes, des tensions dues à la guerre du Viêtnam et les tragiques disparitions de Martin Luther King et Robert Kennedy (cf. pp. 161-165), moins des années de crispation particulière que des années où ce qui est dans les coulisses du pays (une pathologique volonté de recherche de la puissance) parvient à se dresser impudemment sur son avant-scène et procède en plein jour à un lamentable travail d’entropie de civilisation. Mais les coulisses rarement se trahissent. À tel point d’ailleurs qu’il faudrait conclure que si Satan avait eu besoin d’un accoutrement neuf, il n’aurait pas mieux réussi son choix qu’en jetant son dévolu sur la démocratie américaine et ses démocrates aux dents longues.
Notes
(1) L’intitulé de l’œuvre originale (2021) est encore plus parlant : Bloodbath Nation. L’édition française (2023) est assurée par les Éditions Actes Sud et la traduction par Anne-Laure Tissut.
(2) Il faut retenir en outre que David Vann a également consacré une étude aux allures d’introspection à propos du fléau des armes à feu en s’intéressant au cas particulier du tueur de masse connu sous l’identité de Stephen Kazmierczak (cf. Derniers jours sur terre). Responsable du meurtre de cinq personnes à la Northern Illinois University le 14 février 2008 avant de retourner l’arme contre lui, Stephen Kazmierczak, de l’aveu même de David Vann, se démarque de ce dernier moins selon une différence de nature que selon une différence de degré. En effet David Vann ne cesse de répéter qu’il aurait pu devenir un mass murderer (ou bien un spree killer) à cause de son passé envahi par les armes. Il se pourrait même que les suicides de la famille Vann – sur fond de chasse au cerf patriarcale et d’apologie des armes à feu – n’aient été commis inconsciemment qu’en vue de ne pas se servir des armes contre la population innocente (en vue peut-être de ne pas franchir le Rubicon d’un suicide précédé par une tuerie). Ainsi, pour David Vann, le problème du suicide a fini par se transformer en motif de questionnement essentiel comme le préconisait d’ailleurs Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. Ce problème de la mort volontaire est du reste si névralgique dans l’œuvre de David Vann que l’on a pu parler d’un cycle du suicide pour les quatre romans suivants : Sukkwan Island, Désolations, Impurs et Goat Mountain.
(3) Il faut donc lire L’invention de la solitude, le livre inaugural et destinal de l’œuvre romanesque de Paul Auster, pour en savoir davantage sur ce qu’il conviendrait de nommer un immense ossuaire dans le placard de famille. C’est un texte caractéristique des arabesques du ressouvenir qui ne laisseront de peupler les romans ultérieurs et qui les feront tant ressembler aux travaux de l’inestimable annaliste W. G. Sebald (la méthodologie d’écriture de l’un et de l’autre pouvant s’expliquer par un art d’exhausser librement ce qui est a priori accidentel au rang de ce qui est appelé à devenir essentiel, par un art de partir de l’insignifiant pour rejoindre les plus hautes significations publiques ou officielles, ceci dans l’intention de déplier les causes les plus insoupçonnées en vue de réinterpréter les effets les plus éprouvés).
(4) Flannery O’Connor, Et ce sont les violents qui l’emportent.
(5) Et que dire de Daniel Auster, le fils de Paul Auster, emporté par une apparente overdose le 26 avril 2022 à l’âge de 44 ans consécutivement à une série de faillites individuelles ? Les balles tirées en 1919 n’ont psychanalytiquement pas souffert d’un fléchissement de leur force initiale à plus d’un siècle de distance de leur mise à feu. Quant à Paul Auster, il a succombé à un cancer du poumon le 30 avril 2024, soit le même jour que la disparition d’Adolf Hitler, à soixante-dix-neuf ans d’écart. Pour un écrivain juif qui a excessivement travaillé sur l’idée de hasard, cette date de décès partage des traits communs avec une terrible ironie du sort, et, de ce fait même, il est impératif de penser que son trépas autorise désormais une revalorisation morale de la date du 30 avril sur tous les almanachs de la planète.
(6) Matthieu (XI, 12).
(7) Flannery O’Connor, op. cit.
(8) Il y a quelque chose d’ironique et même de cyniquement diabolique lorsqu’une école endure de lourdes et calamiteuses pertes humaines parmi sa jeunesse alors que cette même école est dûment baptisée du nom d’une femme remarquable, environnementaliste forcenée, connue tant pour ses mémorables engagements que pour son exceptionnelle longévité (elle s’est éteinte le 14 mai 1998 à l’âge de 108 ans).
(9) Soit dix ans jour pour jour après l’entreprise meurtrière de Stephen Kazmierczak.
(10) Cf. Freud, Le malaise dans la civilisation.
(11) Cf. Léon Bloy, Le révélateur du globe.
(12) Cf. William Gaddis, Les Reconnaissances.
(13) Cf. Ayn Rand, La Grève.
(14) Cf. Bruce Bégout, Zéropolis.
(15) Cf. Javier Cercas, L’imposteur.
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