Adonaïs de Percy Bysshe Shelley, par Gregory Mion (15/09/2024)
Crédits photographiques : Luis Soto (REX).
quand je me suis avancé pour porter
les cercueils de parents morts.»
Seamus Heaney, Rites funèbres.
«Je me donnerai à moi-même
Ce nom : Catharsis-Purgatif.»
James Joyce, Le Saint-Office.
Note du traducteur :
Qu’il nous soit permis d’emblée de préciser que la poésie de Percy Bysshe Shelley que l’on va lire n’est pas une traduction mais qu’elle est plutôt ce que le maître Armel Guerne aimait à qualifier de version française. Une traduction a souvent la volonté d’être proche de la lettre tout en espérant se rapprocher un maximum de l’esprit, mais elle perd quelquefois l’esprit, pour ne pas dire qu’elle perd de temps en temps la tête à force de vouloir supposer que deux grammaires étrangères l’une à l’autre pourraient finir par se confondre. En revanche, pour ce qui concerne l’idée d’une version française, elle se soucie évidemment de la lettre, mais elle avoue se soucier davantage de l’esprit en vue peut-être de retrouver par des voies inattendues quelques intraduisibles de la lettre. Il a fallu se rendre à l’évidence pour les mots incantatoires de Shelley : l’esprit devait primer sur la lettre si l’on voulait, en français, comprendre l’ampleur de cette stèle de larmes à la gloire du splendide John Keats. De l’entrée à la sortie de ce particulier cimetière où se côtoient les plus sensibles ustensiles de l’élégie, on finit par s’élever au-dessus des nécropoles, au-dessus même de la tombe de John Keats auprès de laquelle vont errer tous les inconsolables, ceci pour nous rendre parmi les axes invisibles d’un souffle instituteur qui choque notre voile et nous transporte vers les demeures où sont les Poètes, où ils survivent, où ils viennent d’accueillir le nouveau-venu que glorifie Percy Bysshe Shelley (et que ce dernier ne tardera point à rejoindre après avoir choqué sa voile un jour de tempête comme s’il avait voulu que se réalisât l’une de ses visions, en l’occurrence la vision ultime de son poème qui ressemble à s’y méprendre à un programme de mort volontaire à dessein de mieux renaître dans l’empyrée des Sauveurs poétiques). L’important, donc, c’est le souffle, toujours le souffle, et l’on dit de celui-ci qu’il souffle où il veut quand il est associé à l’ordre du divin. Aussi a-t-il bien fallu que nous nous conformions aux indomptables volontés du libre Souffle au lieu de nous enfermer dans les petites volontés académiques et contraignantes – car le Souffle nous oblige là où certaines règles nous asservissent.
ADONAÏS : UN CHANT DE LARMES APRÈS LA MORT DE JOHN KEATS
par Percy B. SHELLEY
I
Ma peine est pour Adonaïs – il a succombé !
Ô, Adonaïs, pleurons pour toi, même si nos larmes
Iront se briser sur le bandeau de givre cernant une tête tant estimée !
Et toi, Heure de deuil, prédilection de toutes nos horloges
Pour mesurer le chagrin de notre perte, va réveiller tes sœurs d’obscurité,
Dis-leur les leçons de ton intime tristesse : « À mon chevet
Adonaïs s’en est allé, mais aussi longtemps que les Temps d’Après s’aviseront
De ne pas mépriser les Temps d’Avant, sa vocation et sa célébrité s’élèveront
Comme un flambeau et un écho jusqu’aux éternités ! »
II
Quel était ton repaire, considérable Mère, durant son alitement,
Quand ton Fils était gisant, troué par la hampe d’un drapeau qui flotte
Dans les ténèbres ? Où se trouvait Uranie seule au monde
Pendant que se mourait Adonaïs ? Frappée de cécité,
Son ouïe était fine parmi les Échos, dans son Paradis
Elle trônait, tandis que, d’un léger souffle de ravissement,
L’un d’eux raviva toutes les mélodies d’antan,
Autant de fleurs qui font du corps là-dessous un motif de ricanement,
Avec lesquelles il avait embelli et enfoui l’imminente concision de la mort.
III
Ô jeune mort Adonaïs – gémissons pour toi !
Debout, triste Mère, lève-toi et pleure !
Aux fins de quoi d’ailleurs ? Retiens ce qui monte de la chambre magmatique
Où tes larmes sont une lave en préparation, et laisse ton cœur tonitruant
S’assoupir tout à son aise, rejoindre le silence des stoïques;
Car il est parti pour les catacombes des sages et des justes où toute vertu
S’en va descendant. Oh ! Puisse ton rêve se retenir de rêver que le galant Précipice
Le rendra vivant à l’air libre de la surface;
La mort de sa bouche muette fait un aliment et se joue de notre tourment.
IV
Gémis donc encore, toi, la plus harmonieuse des pleureuses !
Que ta lamentation recommence, Uranie ! Il est mort,
Celui-là même qui fut le Seigneur d’un invincible accord majeur,
Aveugle, reclus et âgé, gloire nationale au moment où
Le curé, le prisonnier, ainsi que l’assassin de la liberté,
Le montrèrent du doigt et le foulèrent aux pieds en usant de tant de rituels maudits,
Concupiscents et assoiffés de sang; mais telle une force qui va, olympien,
Il est entré dans l’abîme des morts et son brillant Feu Follet
Toujours illumine la Terre; troisième enfant parmi les généalogies de la lumière.
V
Je veux que tu gémisses encore, maîtresse des éplorées !
L’insouciance des alpinistes fut rare au-devant de cette solaire éminence;
Et ils ont été comblés ceux qui savaient de quoi leur bonheur était fait,
Mêlé de cierges se consumant tout au long de cette nuit du temps
Où des soleils s’écroulèrent; d’autres sont plus surhumains,
Sidérés par les jalouses colères des créatures ou de leur Créateur,
Sous les flots de leur jeunesse de feu ils ont été engloutis, refroidis;
Et certains ont insisté dans la vie, bravant le chemin de ronces
Plein de labeur et de rancœur, en direction des calmes régions de la Renommée.
VI
Il a désormais expiré, ton protégé, ton cadet,
Le nourrisson qui tétait ton sein de veuve, comme une fleur livide
Qui devait pousser par la grâce de quelque morne jouvencelle.
Les larmes d’un amour vrai l’ont abreuvée, plutôt que les mensonges de la rosée;
Qu’on t’entende encore pleurer, cantatrice des endeuillées !
Ton espérance insensée, ultime et adorable à souhait,
Les pétales, dents de lait tombées,
Se sont fanés, promesses déchues, fruits d’une éclosion perdue;
Le lys est un gisant de ruines – l’orage n’est plus.
VII
Aux acropoles de cette Capitale où les régences de la Mort
Tiennent en respect leurs pâles courtisans dans l’agrément et le pourrissement,
Il s’est rendu; et faisant du souffle le plus sacré une devise,
Il a souscrit pour un tombeau parmi les immortels. – Prends le large !
Remue-toi, aussi longtemps que le céleste soleil d’Italie, en coupole,
S’attarde sur lui, propice toit sépulcral ! Aussi longtemps qu’on le verra
Dormant, comme embaumé d’une torpeur humide;
Ne va pas le déranger ! Sûrement se repaît-il
D’un sommeil profond et baveux, diverti de toute maladie.
VIII
Plus jamais son œil ne s’ouvrira, oh non, jamais plus !
Dans le dortoir de pénombre tout à coup s’avachit
L’ombre de la Mort blanche, et, sur le perron, à son intention,
L’insaisissable Putréfaction attend son heure pour ouvrir la voie
De ses finalités jusque dans ses demeures d’opacité;
Ici préside un Appétit perpétuel, mais la compassion et l’admiration
Soulagent l’anémie de sa rage, le découragent de mutiler
Un si honnête gibier, avant que le règne du néant et des lois
Du devenir ne vienne fermer le rideau sur la fatale scène de son sommeil.
IX
Ô que nos larmes soient légion pour Adonaïs ! Les Fantasmes laconiques
Donnent des ailes aux passions des Apôtres de la pensée philosophique,
Son troupeau d’autrefois qu’il rassasia de son agile entendement,
Vif comme l’eau vive des ruisseaux, et à ces ouailles il enseigna
L’amour qui en était la symphonie – mais on ne les voit plus flâner,
On ne les voit plus rêver : bannies les euphories des beaux esprits.
Maintenant ils rentrent brisés d’où ils se sont érigés, se lamentant sur leur sort
Dans les parages du cœur de glace, où, leur tranquille douleur dissipée,
Nul horizon de force et de convivialité ne reviendra un jour les consoler.
X
L’un d’eux les mains affolées se saisit de sa tête glaciale
Et il pleure en déployant les élytres d’un éventail lunaire pour le réchauffer.
« La mort n’a pas vaincu notre amour, notre espoir, notre détresse;
Depuis l’ourlet satiné de ses yeux de syncope,
Telle une goutte d’humidité sur une fleur somnolente, contemplez le répit
D’une larme que son cerveau a concédée à la suite d’un Songe. »
Le titubant Séraphin d’un Paradis saccagé !
Molécule ignorée de lui, larme immaculée
S’évaporant comme un nuage délivré de ses nuées.
XI
Un autre versait une rosée d’étoiles du fond de l’urne stellaire,
Purifiait ses membres fragiles comme pour les encenser;
Encore un autre ciselait le torrent de ses boucles et semait
Sur sa personne une couronne mortuaire en guise d’auréole,
Non pas des perles de corolles, mais des flocons de larmes apprêtées;
Et puis un autre tout transi de sa douleur coriace fendait
Son arc et ses roseaux volants, façon d’esquiver
Les cimes du deuil et de lui préférer ses vallées;
Comme pour tempérer un feu acéré contre le froid de sa joue.
XII
Sur sa bouche se posa une Splendeur nouvelle,
Entre ces lèvres où toute clarté avait apprivoisé l’essor du souffle
Qui lui donnait le courage de lasser les boucliers de l’esprit
Et de s’enfoncer vers le cœur suffocant
De lueur et de musique : la moiteur de la mort
Ne grave pas sa caresse sur ce marbre labial;
Et comme un croulant météorite laisse une trace ondulée
De flambante vapeur sélénite, que la gelée de la nuit défait,
Elle enflamme ses bras et ses jambes apathiques et retourne à ses secrets.
XIII
Et d’autres s’invitèrent… les Ambitions et les Adorations,
L’élan des Persuasions et la duplicité des Destinées,
Le Faste, le Néfaste et les luisantes Morphologies
De la confiance et de la défiance, les Imaginations du début de la nuit;
Et puis l’Abattement et son escorte de Gémissements,
Et le Plaisir ébloui de larmes, sous l’empire nacré
De ses yeux enlisés dans son propre sourire expirant.
Ils arrivèrent tel un pesant cortège – mobile procession s’assimilant
À la grande pompe des brumes sur les ruissellements de l’automne.
XIV
Tous les élus de son amour, forgés à la forge de son idée,
En apparence, en nuance, en fragrance et en douce résonance,
Regrettaient Adonaïs. Le matin, professeur de l’Orient,
Cherchait à monter sur son estrade, et, le cheveu en bataille,
Imbibé des larmes en devoir d’accoutrer la matière,
Noyait l’immatérielle pupille qui attise le jour;
Dans le lointain soupirait le dépit du tonnerre,
L’insipide Océan, sur son lit, s’agitait,
Tandis que les Vents violents virevoltaient, sanglotant et catastrophés.
XV
Écho désorbitée s’abrite au milieu des montagnes mutiques
Et se remémore un poème des temps médiévaux pour sustenter sa souffrance;
Les vents et les eaux jaillissantes n’entendront plus ses répliques,
Ni les oiseaux sentimentaux juchés sur le naissant rameau d’émeraude,
Ni la trompette du berger, ni la cloche du jour vacillant;
Elle ne peut plus marcher sur les brisées de son intonation unique,
Car elle a déjà dédaigné ses tonalités classiques, calamité oblige,
Ombre d’elle-même et de toutes les sonorités : mue d’un monocorde
Murmure, elle n’est, pour les bûcherons, que l’intercalaire de leurs chansons.
XVI
La douleur fit du candide Printemps un dément, sa pesanteur appesantit
Le prologue des bourgeons et les fit chuter, comme si de l’Automne il était le jouet,
Ou les prophéties de la vie des feuilles harassées; à présent que toute liesse l’a quitté,
Au nom de qui eût-il voulu égayer la massacrante année ?
De peu de prix était Hyacinthe pour Phébus,
Modique était le reflet pour Narcisse, mais toi, dans leurs yeux,
Tu étais l’inestimable Adonaïs : rachitiques ils se cabrent et dépérissent
Parmi leurs chancelants complices de naguère,
C’est la rosée qui pleure, c’est la misère qui soupire son odeur.
XVII
Ton âme a une sentinelle, un rossignol abandonné,
Le cantique de son calvaire te pleure plus qu’il ne pleure son partenaire;
Et l’aigle, autant que toi, au Firmament pourrait se hisser,
Aux patries du soleil s’expatrier, une aube à son bec accrochée
Pour alimenter sa puissante portée ; le royal animal ne se désole,
Quand il s’envole foudroyant au-dessus de son nid déserté,
Comme te plaint Albion désolée : que le fantôme de Caïn
Vienne hanter les journées de celui qui saigna ton cœur innocent
Et terrifia l’esprit saint qui en était le charnel occupant !
XVIII
Oh pauvre de moi ! L’hiver a dominé puis renoncé,
Mais l’année recommence et la tristesse avec elle se relance;
Hauteurs et profondeurs à leurs voix chantantes reviennent,
Des fourmis, des abeilles, des hirondelles se réveillent;
Sur des catafalques les Mortes-Saisons paradent en habits de fleurs fraîches;
Voici venu, dans tous les fourrés, le temps des amours des oiseaux entichés,
Par les champs et les buissons ardents ils bâtissent leurs tendres maisons;
Et le lézard vert, et le serpent serti d’or,
Comme des flammes en cavale, sont relevés de leurs passivités.
XIX
Par monts et par vaux, par les champs et les collines et l’Océan,
Les palpitations de la vie ont émergé du noyau de la Terre
Telle qu’en elle-même la vie toujours jaillit, turbulente et changeante,
Nativité du colossal matin cosmique, divine première fois où
Dieu accoucha le Chaos d’une aurore; baptisées d’une eau bénite,
Les lanternes des Cieux frissonnent d’une lumière plus caressante;
Toutes les choses fondatrices, impatientes, ont soif des sacralités vivantes;
Se propagent et se consacrent, dans les jubilations de l’amour,
Aux joies et aux grâces de leur intensité ressuscitée.
XX
Le lépreux macchabée, sensible à ces accortes présences,
Tel un dernier souffle de noblesse en fleurs se répand;
Panaches des incarnations astrales, maturation de la splendeur
Devenant une senteur, ils éblouissent la mort
Et malmènent le drôle de ver qui fait sa loi sous la dalle;
Il n’est rien de notre connaissance qui meure. Mais ce qui sait hors de nous
Sera-t-il comme une épée pulvérisée devant sa gaine
Par une foudre sans pitié ? – pour un moment l’atome brûle
D’un intense rougeoiement, puis s’estompe dans un repos des plus froids.
XXI
Hélas ! Tout ce que nous avons aimé de sa personnalité, c’est, en toute nécessité,
Distinct de notre chemin de croix, comme si rien n’avait vécu de lui,
Et comme si douteuse devenait toute montée au Golgotha ! Maudit je suis !
Quelles sont nos provenances et nos tendances ? Quelles sont les planches
Des acteurs et celles des spectateurs ? Connus et inconnus
S’amassent dans la mort qui de la vie a fait un gage pour ses prêts.
Tant que du bleu le ciel sera l’allié, puis le vert des champs l’associé,
Le soir devra ouvrir la porte de la nuit, la nuit précipiter le lendemain,
Les mois se succéder dans la fatalité, les années se conformer à la morosité.
XXII
Plus jamais pour Lui ne renaîtra le jour, oh non, jamais plus !
Ainsi ordonnait le cri du Désastre : « Mets-toi debout, Mère inféconde, que ton sommeil
Capitule et que tes larmes et tes hoquets, au fond de ton cœur, étanchent la
Fistule, apaisent une blessure plus redoutable que ses plaies. »
Et toutes les Visions qui devinaient les yeux d’Uranie,
Et toutes les Répercussions que la litanie de leur sœur
Avait subjuguées dans un auguste silence, tout ce cri adjurait : « Redresse-toi ! »
Aussi furtif que le Présent d’une pensée mordu par le serpent du Passé,
L’introuvable se retrouve, le Merveilleux surgit de son congé délicieux.
XXIII
Elle amplifia comme la Nuit d’un automne survient
Du fond de l’Orient, et, survoltée de tracas, talonne
Les dorures du Jour campé sur des ailes d’éternité.
De même qu’un fantôme reniant son drap mortuaire, ce Jour
Avait réprouvé un cadavre bradé à la Terre. La souffrance et l’épouvante
Tant et tant ont réduit Uranie en esclavage, l’ont rouée de coups et de mirages,
Tant et plus ont fait de l’apitoiement son entourage, comme un climat
De brume et d’orage; si pressés de la presser vers son calvaire,
Vers le site macabre où Adonaïs était dans son suaire.
XXIV
Des tréfonds de son Paradis elle remonta et courut
Parmi le charbon et l’acier des villes et des faubourgs sévères,
Où sa noble cadence, à rebours de ce peuple d’intransigeance,
Ne fléchissait point ces cœurs de pierre, eux qui frustraient la docile et subtile
Matrice de ses pieds à quelque endroit qu’ils atterrissent;
Et les langues insolentes, et les mentalités autrement plus offensantes,
Déformaient les beautés d’une Forme que jamais elles n’aboliraient,
Ce sang béni semblable aux précoces larmes de Mai
Recouvrant de son impérissable puberté ce malhonnête sentier.
XXV
Sur l’empan d’un instant, la Mort, dans la chambre funéraire,
Dérangée de cette présence qui était un vibrant Sanctuaire,
De sa honte fut anéantie, et du souffle entre ces lèvres
Se reprit, et un spasme retardataire de lyrique lumière
Secoua ces membres, et la Vie de ce précieux reliquat se contenta.
« Ne me livre pas inconsolée aux affres d’un féroce chagrin
Comme un éclair taiseux fuit les nuits toutes noires !
Ne t’en va pas ! » suppliait Uranie; son désarroi sonnait matines
Pour la Fossoyeuse : la Mort se dressa rieuse et rencontra sa frivole tendresse.
XXVI
« Reste encore un moment ! Remets des mots dans mon oreille;
Pose ta bouche sur la mienne, dussent les baisers mourir trop vite;
Et dans le froid de mon torse et dans le feu de ma tête,
Cette parole, cette caresse, par-delà toutes les méditations résisteront,
Assouvis par le nutritif mémorial d’une tristesse à nulle autre pareille,
Maintenant que tu es décédé, comme si j’étais un fragment
De ta totalité, mon Adonaïs adoré ! Je cèderais
Tout ce que je suis pour être comme tu es désormais !
Or les amarres du Temps me retiennent et me refusent le grand large ! »
XXVII
« Ô charitable enfant, toi que la beauté a édifié,
Pourquoi au galop as-tu répudié le lot du commun des mortels
Et de tes mains frêles, malgré ton cœur de lion,
Nargué dans sa retraite l’intraitable dragon ?
Tu es l’apogée de la vulnérabilité – oh toi ! – et alors où étaient remisés
Les protections moirées d’une sérénité ou le dédain des hallebardes ?
Ou peut-être de ces planètes as-tu attendu les pleines révolutions, et qu’avec elles,
Sitôt comblée la sphère croissante de ta conscience,
Les monstres saboteurs de vie t’ont fui tels des animaux de prudence. »
XXVIII
« Les meutes de loups en tout et pour tout résolues à pourchasser;
Les licencieux corbeaux vociférant sur la tête des morts;
Les vautours fervents disciples des drapeaux de conquête,
Rapacité usurpant les nourriciers territoires de la Désolation,
Et du battement de leurs ailes s’abat la contagion; comme il se sont enfuis
Dès lors qu’un sosie d’Apollon, charmeur d’un Serpent de Delphes,
Du trésor de son arc décocha une sagittale pépite et un sourire
Explicite ! Les pique-assiettes leurs nouvelles tentations refoulent,
Mais leurs langues déploient sur les puantes bottes qui les blackboulent. »
XXIX
« Le soleil ascendant raconte la bacchanale des reptiles;
Descendant il inspecte les annales des insectes éphémères
Unis dans la mort sevrée d’une aube,
Et renaissent encore des étoiles pour les ères des ères;
Tant vont les choses qu’à la fin elles façonnent les vivants de ce monde :
Une divine intelligence dans les airs monte en flèche, génie capricieux
Révélant les nudités de la Terre et occultant l’anatomie des Cieux, puis,
Quand elle chavire, les foyers qui offusquaient ou buvaient sa lumière
Confèrent à ses phosphorescentes alliances la terrible nuit de l’esprit. »
XXX
Ainsi fut sa péroraison : et les bergers des sommets firent une apparition,
Leurs colliers de fleurs déshydratées, leurs miraculeux manteaux en morceaux;
Pour le Pèlerin dans l’Éternel, le renom sur son robuste front
Se penche comme la révérence d’une Jérusalem céleste,
Dôme du Rocher bâti de bonne heure mais sourd à toutes les pestes.
Ce Voyageur advint et d’un bémol frappa les tonnerres de sa mélopée;
De ses provinces reculées l’antique domaine d’Irlande avait mandaté
Le plus celtique des rhapsodes, venu des plus vastes mélancolies de l’île,
Et l’Amour convertit la Douleur à des langages plus harmoniques.
XXXI
Parmi de moins notables notabilités un sénile Archétype s’approcha,
Un fantôme au milieu des hommes; déshérité de l’amitié
Comme l’ultime nuage d’un orage à la dérive
Où les fracas du ciel ont sonné leur glas; lui, je le présume,
Avait su voir en face les charmants dessous de la Nature,
Tel Actéon impertinent, et le voilà dorénavant fuyant, dérouté du droit chemin,
Trébuchant sur toute la bestialité de l’univers.
Et le divers de ses pensées, le long de ces scabreux cheminements,
Traquait, comme des chiens de chasse en furie, une origine et un lièvre.
XXXII
Le bel Esprit véloce parent du félin –
Une Passion travestie dans la dévastation; – une Puissance
Dans le corset de l’impuissance; – c’est à peine s’il est en capacité
De Soulever la quantité de l’heure supra-tutélaire;
C’est un mourant luminaire, une averse que l’on renverse,
Un mascaret surmené; notre verbe lui-même n’est-il
Point rompu quand nous l’énonçons ? Sur la fleur décatie
Le sadique soleil darde un rayon souriant : sur une joue la vie peut piquer un fard,
Et sur le cœur, au même instant, elle peut planter un dard.
XXXIII
Sa tête était l’obligée d’un baldaquin de violettes boursouflées,
Assorties de spécimens bariolés, puis de blanc et de bleu décolorés;
Et un petit harpon enturbanné de noix de cyprès,
Grossier mât de misaine entortillé de lierre en pousses torsadées
Le long duquel vaquait le sylvestre goutte-à-goutte d’une rosée de midi,
Ce javelot vibrait alors que l’infatigable cœur toujours canonnant
Serrait la main cacochyme qui le saisissait; de cet équipage
Il était le dernier personnage, relégué, discrédité;
Un cerf de sa harde excommunié, par une sarbacane transpercé.
XXXIV
À distance demeurait l’assistance, et, à ses partisanes jérémiades,
Tous avaient un sourire de larmes sillonné; elle savait bien, cette digne phalange,
Quel autre destin maintenant s’unissait apitoyé dans le sien,
Lors même que dans les dialectes d’une région clandestine
On l’entendait chanter un supplice nouveau; Uranie attristée sonda
Les traits de l’Étranger puis susurra : « Qui es-tu ? »
Sa réponse ne vint pas, mais sa main, à l’improviste,
Divulgua les stigmates de son front plein de sang,
Consanguin du Christ ou de Caïn – ah si tant est qu’il en fût ainsi !
XXXV
Quelle est cette plus apaisante voix qui s’assagit en surplomb du défunt ?
À l’encontre de quel front verse-ton la sombre cataracte d’un voile ?
Quelle forme lugubrement s’incline sur le lit de mort couleur d’ivoire,
Parodie minérale d’un mausolée,
Le cœur gros d’une révolte sans insurgé ?
Admettons que ce fût Lui, l’élite de la sagesse,
Qui détrompa, réconforta, idolâtra, honora le disparu,
Alors empêchez-moi de tracasser, de mes sanglots dissonants,
Le silence de l’holocauste par ce cœur approuvé.
XXXVI
Notre Adonaïs a bu la ciguë – oh non !
Quel assassin ophidien et draconien a concocté
Un élixir de décadence pour contaminer les fontaines de jouvence ?
L’ineffable lombric en ce moment pourrait se dédire :
Visible était son échappatoire, mais plus audible était la mystique musique
D’un prélude au détriment de la concupiscence, de la répugnance et de toute malfaisance.
Il flairait pourtant ces péchés hurlants au sein d’une cage thoracique,
Et en silence il augurait la prestation
D’une main virtuose et gelée sur une lyre cacophonique.
XXXVII
Ose vivre ! Ton déshonneur ne se confond à ton honneur !
Daigne vivre ! N’aie crainte : un plus dur châtiment de moi ne sortira.
Ta crasse médiocre souille un retentissant patronyme !
Mais connais-toi toi-même et deviens ce que tu es !
Que toujours ton jubilé te voie jubilant et libre
De cracher ton venin quand tes crochets sont en crue;
Tu te repentiras, tu te dénigreras : ainsi seront tes mues;
Le fatidique anathème flambera sur ta cryptique face,
Et d’ores et déjà tu trembles comme un basset que l’on bat.
XXXVIII
Abstiens-toi de nous accabler : l’homme de notre joie s’est sauvé,
Loin du fulminant croassement de ces charognards de nécropole;
Ses veilles et ses sommeils sont à l’école des morts en dissidence;
Aujourd’hui dans ses nids d’aigle il est inaccessible, d’où que tu t’élances.
Poussière tu redeviendras ! Mais l’âme innocente le fleuve remontera,
Son retour aux sources elle accomplira, jusqu’au feu de ses semences,
Une fraction d’Éternité à la flamme engagée, plus impérative
Que les calendriers, que les mobilités, unanimement la même,
Et tes braises découragées s’étouffent dans le sordide affront d’une cheminée.
XXXIX
Allons en paix ! La mort est morte et il ne fait pas nuit pour lui,
Son être s’est réveillé des fictions de la vie.
Errants des imaginations houleuses, c’est nous autres qui cherchons
Querelle aux moulins à vents des fantômes,
Et sujets d’une folle transe, le tranchant de nos âmes attaque
Des bagatelles inattaquables. Nous sommes une décrépitude,
Comme des ossements dans un ossuaire; lassitude et inquiétude
Nous crispent et nous détruisent de jour en jour,
Et des rêves glacés, de leurs doigts de larve, pétrissent notre vivante argile.
XL
Il a outrepassé l’outre-noir de notre nuit;
L’envie et la calomnie, la rancœur et la douleur,
Et cette agitation indûment nommée « délectation » par les hommes,
Ne sauraient plus le heurter ou le torturer;
Des molles et virales flétrissures du monde,
Il est immunisé, aussi ne peut-il plus vainement se désoler
D’un cœur changé en pierre, d’une tête changée en cimetière;
Et lorsque le substrat de l’esprit a fini de brûler,
Rien ne sert de bourrer l’urne insensible de cendres enténébrées.
XLI
Il est à la veillée des vivants – c’est ce qui tue qu’on a tué plutôt que lui;
Retenez vos déplorations pour Adonaïs. Tu es la novice Aurore
Qui resplendit de tout son brouillard, car, de ton étendard,
L’âme que tu plains n’a pas pris son départ;
Vous les hypogées, vous les forêts, rompez les rangs du gémissement !
Tremblantes fleurs, caduques sources, dominez-vous, et toi, le Vent,
Pareil aux funèbres mantilles, ta dentelle a soufflé fort
Sur toute la Terre dépeuplée – à présent laisse la terrestre nudité
À ces joviales étoiles qui sourient de sa souffrance !
XLII
Il s’est uni à la Nature : le son de sa voix
S’entend parmi toute la naturelle musique, allant d’un hululant
Tonnerre, en passant par le chant du débonnaire engoulevent;
Il nous revient de sentir et de connaître son aura
Au fond des ombres ou au sommet des lumières, du minéral au végétal,
Son charisme se propageant où que se meuve cette Puissance
Qui a déposé sa quintessence dans la sienne;
Princesse du monde qu’elle gouverne d’un amour jamais scolaire,
Immanence qui soutient, transcendance qui éclaire.
XLIII
Il est une province du Beau
Qu’il sut cristalliser dans l’ancien temps : il met du cœur
À l’ouvrage pendant que le commode Esprit molaire
Irrésistiblement se dissémine de par le monde morne et sédentaire,
Modéliste des modes portées par les saisons qui se succèdent;
Bourreau des poids et des mesures qui suspendent le vol
De son élémentaire gracilité, toutes pesanteurs diligentées;
Il est le feu bondissant, artistique et volcanique,
Ricochant dans les radieux Édens où sont les faunes, les flores et les humanités.
XLIV
Les majestés du firmament sempiternel
Sont éligibles aux éclipses mais indéfectibles elles persévèrent;
Comme des étoiles, on les voit s’élever à leurs zéniths attitrés,
Brillant d’une luminosité qui pourrait être tamisée,
Mais la mort, brume de pacotille, ne parviendrait à les dénaturer.
Quand une noble pensée exhausse le cœur au-dessus de son mortel asile,
Lorsque ses pulsations de vie et d’amour s’affrontent et qu’elles préparent
Ce qui sera sa fin sur terre, les morts possèdent en lui leur domicile
Et remuent comme de clairs mistrals dans un milieu de noirceur et de fureur.
XLV
Les héritiers d’une postérité désamorcée
De leurs trônes se sont dressés, de leurs surnaturelles citadelles se sont déclarés,
Approfondis dans l’Invisible. Le livide Thomas Chatterton
S’est soulevé malgré lui, malgré son agonie qui ne cessait
De le désintégrer; le valeureux Philip Sidney, tel qu’en lui-même
Le combat, la défaite, l’amour et la vitalité le distinguent,
Subtil jusqu’au sublime, Spectre sans portes ni fenêtres,
Aussi s’est affirmé; puis Lucain s’est relevé, par sa mort immortalisé :
Et à mesure qu’ils furent déterrés, l’Oubli fut une chose fustigée – enterrée.
XLVI
Et tant d’autres dont les noms sur la Terre sont oblitérés,
Mais la passation de leurs pouvoirs ne peut passer
Tant que le feu tisonne la parenté de l’étincelle,
Ceux-là aussi se sont montrés pimpants dans leur aveuglante perpétuité.
« Te voilà intronisé l’un des nôtres », criaient leurs larmes,
« En ton honneur, là-haut, longtemps ce royaume découronné
A tangué dans la cécité de sa monarchie falsifiée,
Aphone et solitaire sur les accents du Chant du Ciel.
Aux nues va prendre ton sceptre, toi l’Officiant du Soir pour notre auditoire. »
XLVII
Quel est le lamentable qui pleure Adonaïs ? Oh viens par ici,
Très tendre misérable ! Prends sur toi et apprends ce qu’il était vraiment.
Et que les bras de ton âme abîmée embrassent la Terre naufragée.
Du chef-lieu de ton feu, braque ta flamme spirituelle
Par-dessus tous les univers, en attendant que son immensité universelle
Remplisse l’enceinte du sidéral estomac : puis rétrécisse
Comme une maille sur le tricot de nos jours et de nos nuits;
Et ménage ton cœur de crainte qu’il ne te brise
Quand l’espérance a redoublé d’espoir et t’a poussé vers les brisants.
XLVIII
Ou que ton chemin aille à Rome, le refuge de la sépulture,
Oh non pas la sienne, mais celle de notre gaieté : c’est l’imposture
Des millénaires, des tyrannies et des idolâtries qui gît par là-bas,
Ensevelie sous les laborieux préjudices qu’ils ont commis;
Car lui et ses semblables sont serviables – ils ne sont pas les débiteurs
De ces grandeurs acquises par ceux qui sont du monde les prédateurs;
Et les princes de lucidité il a rallié,
Les maîtres de la dispute qui ont disputé les régressions de leur époque,
Les figures du passé qui seules ne peuvent trépasser.
XLIX
Rends-toi donc à Rome – simultanément le Paradis,
La pierre tombale, la ville éternelle et l’insociable contrée;
À l’endroit où ses ruines s’indignent comme des collines écroulées,
Puis les chiendents florissants, puis les bosquets parfumés recouvrant
Le sobre squelette de la Désolation,
Passe par là, jusqu’à ce que la force du lieu commande ton pas
Vis-à-vis d’une montée toute verte et carrossable,
Là même où, tel un rictus de pureté, sur les mémorables,
Un éclat de fleurs aimables déferle sur ce tapis de verdure.
L
Et tout autour de moisissant murs de grisaille sur lesquels le sinistre Temps
Prend sa pitance, comme une patiente fournaise au bout d’un fer à marquer;
Ainsi que la pyramide affûtée à la suprême ossature,
Précise toiture pour les reliques du magistrat qui planifia
Ce refuge à la gloire de sa mémoire – et le pyramidal édifice
Plastronne comme une flamme devenue marbre; et en contrebas
Une pâture s’allonge où un nouveau troupeau
A établi ses irrémissibles quartiers, dans le sourire des Divinités,
La main tendue pour celui que nous perdons d’une respiration tout juste révoquée.
LI
Fais une halte par ici : ce sont pour l’heure des tombes trop récentes
Pour être capables de surmonter le chagrin qui s’est démis
De son fardeau sur chacune d’entre elles; et pour peu qu’un sceau, ici,
Profite d’une empreinte sur le chapelet de malheurs d’un esprit dépité,
Surtout ne va pas le desceller ! Tu verras aussi,
Pour peu que tu retournes à ton logis, ton propre puits bouffi
De larmes et de soucis. Du vent noir qui souffle amer sur les mondes,
Prends garde de t’en prémunir dans les abysses de la tombe.
Le nouvel être d’Adonaïs, pourquoi redouter de l’être ?
LII
Il y a la permanence de l’Un et il y a l’impermanence du multiple;
Il y a l’incandescence du Ciel et il y a l’indigence des ombres de la Terre;
Comme un dôme vitré versicolore, l’existence
Chahute la blanche radiation de la Persistance,
Avant que la mort ne vienne casser ce verre de son pied courroucé. – Succombe
Si tu veux vivre avec cela que tu poursuis entre les tombes !
Ne le perds pas de vue là où tout s’est dissolu ! – le saphir des empyrées de Rome,
Les fleurs, les vestiges, les statues, la musique, les mots, tout est monotone
Pour livrer la vérité vraie de la sainteté qu’ils ont inspirée.
LIII
Pourquoi mon pauvre Cœur tu t’attardes, tu rebrousses chemin, tu te restreins ?
Tes attentes et tes espoirs ne t’ont pas attendu : de toute la vie sensible
Ils sont partis pour l’intelligible, comme tu devrais partir pour être crédible !
Une lueur a fait son temps parmi le cycle du temps,
Comme l’homme, comme la femme font le leur; et ce qui reste précieux, à tes yeux,
Dit l’attraction et la répulsion qui te terrasse et te crevasse.
L’affable ciel te sourit, près de toi un zéphyr parle bas :
C’est le grelot d’Adonaïs ! Oh presse ton pas et va voir ce héros !
Ne laisse plus la Vie désunir ce que la Mort peut unir.
LIV
Ce Flamboiement dont le sourire passionne l’Univers,
Cette Beauté où tous les éléments agissent et réagissent,
Cette Bénédiction dont les Malédictions
De la naissance ne pourraient défaire les évidences, cet Amour protecteur,
Tissé à tâtons sur le fil de l’existence, tissé en chœur
Par l’homme et l’animal, par la terre, par les airs et par les mers,
Il rayonne vivement ou faiblement, puis tous ces tisserands sont le miroir
De ce feu qui leur sert d’abreuvoir; maintenant il scintille sur mes latitudes,
Consumant les derniers ciels gris de la rigoureuse finitude.
LV
L’invulnérable souffle que mon incantation a chanté
Sur moi insuffle sa descente; sur sa barque mon âme va dérivant, poussée par le vent,
Loin de la terre ferme, loin de la multitude et de ses tremblements,
De ses focs affolés que la tempête jamais n’a choqués;
La masse tellurique et la sphère cosmique sont percées !
Terriblement, mélancoliquement, me voilà transporté dans la distance des distances;
Et cependant, ardente sous la plus secrète membrane du Ciel,
L’âme d’Adonaïs, comme un phare, comme une comète,
S’illumine depuis les promontoires où subsistent les Poètes.
par Percy B. SHELLEY
I
Ma peine est pour Adonaïs – il a succombé !
Ô, Adonaïs, pleurons pour toi, même si nos larmes
Iront se briser sur le bandeau de givre cernant une tête tant estimée !
Et toi, Heure de deuil, prédilection de toutes nos horloges
Pour mesurer le chagrin de notre perte, va réveiller tes sœurs d’obscurité,
Dis-leur les leçons de ton intime tristesse : « À mon chevet
Adonaïs s’en est allé, mais aussi longtemps que les Temps d’Après s’aviseront
De ne pas mépriser les Temps d’Avant, sa vocation et sa célébrité s’élèveront
Comme un flambeau et un écho jusqu’aux éternités ! »
II
Quel était ton repaire, considérable Mère, durant son alitement,
Quand ton Fils était gisant, troué par la hampe d’un drapeau qui flotte
Dans les ténèbres ? Où se trouvait Uranie seule au monde
Pendant que se mourait Adonaïs ? Frappée de cécité,
Son ouïe était fine parmi les Échos, dans son Paradis
Elle trônait, tandis que, d’un léger souffle de ravissement,
L’un d’eux raviva toutes les mélodies d’antan,
Autant de fleurs qui font du corps là-dessous un motif de ricanement,
Avec lesquelles il avait embelli et enfoui l’imminente concision de la mort.
III
Ô jeune mort Adonaïs – gémissons pour toi !
Debout, triste Mère, lève-toi et pleure !
Aux fins de quoi d’ailleurs ? Retiens ce qui monte de la chambre magmatique
Où tes larmes sont une lave en préparation, et laisse ton cœur tonitruant
S’assoupir tout à son aise, rejoindre le silence des stoïques;
Car il est parti pour les catacombes des sages et des justes où toute vertu
S’en va descendant. Oh ! Puisse ton rêve se retenir de rêver que le galant Précipice
Le rendra vivant à l’air libre de la surface;
La mort de sa bouche muette fait un aliment et se joue de notre tourment.
IV
Gémis donc encore, toi, la plus harmonieuse des pleureuses !
Que ta lamentation recommence, Uranie ! Il est mort,
Celui-là même qui fut le Seigneur d’un invincible accord majeur,
Aveugle, reclus et âgé, gloire nationale au moment où
Le curé, le prisonnier, ainsi que l’assassin de la liberté,
Le montrèrent du doigt et le foulèrent aux pieds en usant de tant de rituels maudits,
Concupiscents et assoiffés de sang; mais telle une force qui va, olympien,
Il est entré dans l’abîme des morts et son brillant Feu Follet
Toujours illumine la Terre; troisième enfant parmi les généalogies de la lumière.
V
Je veux que tu gémisses encore, maîtresse des éplorées !
L’insouciance des alpinistes fut rare au-devant de cette solaire éminence;
Et ils ont été comblés ceux qui savaient de quoi leur bonheur était fait,
Mêlé de cierges se consumant tout au long de cette nuit du temps
Où des soleils s’écroulèrent; d’autres sont plus surhumains,
Sidérés par les jalouses colères des créatures ou de leur Créateur,
Sous les flots de leur jeunesse de feu ils ont été engloutis, refroidis;
Et certains ont insisté dans la vie, bravant le chemin de ronces
Plein de labeur et de rancœur, en direction des calmes régions de la Renommée.
VI
Il a désormais expiré, ton protégé, ton cadet,
Le nourrisson qui tétait ton sein de veuve, comme une fleur livide
Qui devait pousser par la grâce de quelque morne jouvencelle.
Les larmes d’un amour vrai l’ont abreuvée, plutôt que les mensonges de la rosée;
Qu’on t’entende encore pleurer, cantatrice des endeuillées !
Ton espérance insensée, ultime et adorable à souhait,
Les pétales, dents de lait tombées,
Se sont fanés, promesses déchues, fruits d’une éclosion perdue;
Le lys est un gisant de ruines – l’orage n’est plus.
VII
Aux acropoles de cette Capitale où les régences de la Mort
Tiennent en respect leurs pâles courtisans dans l’agrément et le pourrissement,
Il s’est rendu; et faisant du souffle le plus sacré une devise,
Il a souscrit pour un tombeau parmi les immortels. – Prends le large !
Remue-toi, aussi longtemps que le céleste soleil d’Italie, en coupole,
S’attarde sur lui, propice toit sépulcral ! Aussi longtemps qu’on le verra
Dormant, comme embaumé d’une torpeur humide;
Ne va pas le déranger ! Sûrement se repaît-il
D’un sommeil profond et baveux, diverti de toute maladie.
VIII
Plus jamais son œil ne s’ouvrira, oh non, jamais plus !
Dans le dortoir de pénombre tout à coup s’avachit
L’ombre de la Mort blanche, et, sur le perron, à son intention,
L’insaisissable Putréfaction attend son heure pour ouvrir la voie
De ses finalités jusque dans ses demeures d’opacité;
Ici préside un Appétit perpétuel, mais la compassion et l’admiration
Soulagent l’anémie de sa rage, le découragent de mutiler
Un si honnête gibier, avant que le règne du néant et des lois
Du devenir ne vienne fermer le rideau sur la fatale scène de son sommeil.
IX
Ô que nos larmes soient légion pour Adonaïs ! Les Fantasmes laconiques
Donnent des ailes aux passions des Apôtres de la pensée philosophique,
Son troupeau d’autrefois qu’il rassasia de son agile entendement,
Vif comme l’eau vive des ruisseaux, et à ces ouailles il enseigna
L’amour qui en était la symphonie – mais on ne les voit plus flâner,
On ne les voit plus rêver : bannies les euphories des beaux esprits.
Maintenant ils rentrent brisés d’où ils se sont érigés, se lamentant sur leur sort
Dans les parages du cœur de glace, où, leur tranquille douleur dissipée,
Nul horizon de force et de convivialité ne reviendra un jour les consoler.
X
L’un d’eux les mains affolées se saisit de sa tête glaciale
Et il pleure en déployant les élytres d’un éventail lunaire pour le réchauffer.
« La mort n’a pas vaincu notre amour, notre espoir, notre détresse;
Depuis l’ourlet satiné de ses yeux de syncope,
Telle une goutte d’humidité sur une fleur somnolente, contemplez le répit
D’une larme que son cerveau a concédée à la suite d’un Songe. »
Le titubant Séraphin d’un Paradis saccagé !
Molécule ignorée de lui, larme immaculée
S’évaporant comme un nuage délivré de ses nuées.
XI
Un autre versait une rosée d’étoiles du fond de l’urne stellaire,
Purifiait ses membres fragiles comme pour les encenser;
Encore un autre ciselait le torrent de ses boucles et semait
Sur sa personne une couronne mortuaire en guise d’auréole,
Non pas des perles de corolles, mais des flocons de larmes apprêtées;
Et puis un autre tout transi de sa douleur coriace fendait
Son arc et ses roseaux volants, façon d’esquiver
Les cimes du deuil et de lui préférer ses vallées;
Comme pour tempérer un feu acéré contre le froid de sa joue.
XII
Sur sa bouche se posa une Splendeur nouvelle,
Entre ces lèvres où toute clarté avait apprivoisé l’essor du souffle
Qui lui donnait le courage de lasser les boucliers de l’esprit
Et de s’enfoncer vers le cœur suffocant
De lueur et de musique : la moiteur de la mort
Ne grave pas sa caresse sur ce marbre labial;
Et comme un croulant météorite laisse une trace ondulée
De flambante vapeur sélénite, que la gelée de la nuit défait,
Elle enflamme ses bras et ses jambes apathiques et retourne à ses secrets.
XIII
Et d’autres s’invitèrent… les Ambitions et les Adorations,
L’élan des Persuasions et la duplicité des Destinées,
Le Faste, le Néfaste et les luisantes Morphologies
De la confiance et de la défiance, les Imaginations du début de la nuit;
Et puis l’Abattement et son escorte de Gémissements,
Et le Plaisir ébloui de larmes, sous l’empire nacré
De ses yeux enlisés dans son propre sourire expirant.
Ils arrivèrent tel un pesant cortège – mobile procession s’assimilant
À la grande pompe des brumes sur les ruissellements de l’automne.
XIV
Tous les élus de son amour, forgés à la forge de son idée,
En apparence, en nuance, en fragrance et en douce résonance,
Regrettaient Adonaïs. Le matin, professeur de l’Orient,
Cherchait à monter sur son estrade, et, le cheveu en bataille,
Imbibé des larmes en devoir d’accoutrer la matière,
Noyait l’immatérielle pupille qui attise le jour;
Dans le lointain soupirait le dépit du tonnerre,
L’insipide Océan, sur son lit, s’agitait,
Tandis que les Vents violents virevoltaient, sanglotant et catastrophés.
XV
Écho désorbitée s’abrite au milieu des montagnes mutiques
Et se remémore un poème des temps médiévaux pour sustenter sa souffrance;
Les vents et les eaux jaillissantes n’entendront plus ses répliques,
Ni les oiseaux sentimentaux juchés sur le naissant rameau d’émeraude,
Ni la trompette du berger, ni la cloche du jour vacillant;
Elle ne peut plus marcher sur les brisées de son intonation unique,
Car elle a déjà dédaigné ses tonalités classiques, calamité oblige,
Ombre d’elle-même et de toutes les sonorités : mue d’un monocorde
Murmure, elle n’est, pour les bûcherons, que l’intercalaire de leurs chansons.
XVI
La douleur fit du candide Printemps un dément, sa pesanteur appesantit
Le prologue des bourgeons et les fit chuter, comme si de l’Automne il était le jouet,
Ou les prophéties de la vie des feuilles harassées; à présent que toute liesse l’a quitté,
Au nom de qui eût-il voulu égayer la massacrante année ?
De peu de prix était Hyacinthe pour Phébus,
Modique était le reflet pour Narcisse, mais toi, dans leurs yeux,
Tu étais l’inestimable Adonaïs : rachitiques ils se cabrent et dépérissent
Parmi leurs chancelants complices de naguère,
C’est la rosée qui pleure, c’est la misère qui soupire son odeur.
XVII
Ton âme a une sentinelle, un rossignol abandonné,
Le cantique de son calvaire te pleure plus qu’il ne pleure son partenaire;
Et l’aigle, autant que toi, au Firmament pourrait se hisser,
Aux patries du soleil s’expatrier, une aube à son bec accrochée
Pour alimenter sa puissante portée ; le royal animal ne se désole,
Quand il s’envole foudroyant au-dessus de son nid déserté,
Comme te plaint Albion désolée : que le fantôme de Caïn
Vienne hanter les journées de celui qui saigna ton cœur innocent
Et terrifia l’esprit saint qui en était le charnel occupant !
XVIII
Oh pauvre de moi ! L’hiver a dominé puis renoncé,
Mais l’année recommence et la tristesse avec elle se relance;
Hauteurs et profondeurs à leurs voix chantantes reviennent,
Des fourmis, des abeilles, des hirondelles se réveillent;
Sur des catafalques les Mortes-Saisons paradent en habits de fleurs fraîches;
Voici venu, dans tous les fourrés, le temps des amours des oiseaux entichés,
Par les champs et les buissons ardents ils bâtissent leurs tendres maisons;
Et le lézard vert, et le serpent serti d’or,
Comme des flammes en cavale, sont relevés de leurs passivités.
XIX
Par monts et par vaux, par les champs et les collines et l’Océan,
Les palpitations de la vie ont émergé du noyau de la Terre
Telle qu’en elle-même la vie toujours jaillit, turbulente et changeante,
Nativité du colossal matin cosmique, divine première fois où
Dieu accoucha le Chaos d’une aurore; baptisées d’une eau bénite,
Les lanternes des Cieux frissonnent d’une lumière plus caressante;
Toutes les choses fondatrices, impatientes, ont soif des sacralités vivantes;
Se propagent et se consacrent, dans les jubilations de l’amour,
Aux joies et aux grâces de leur intensité ressuscitée.
XX
Le lépreux macchabée, sensible à ces accortes présences,
Tel un dernier souffle de noblesse en fleurs se répand;
Panaches des incarnations astrales, maturation de la splendeur
Devenant une senteur, ils éblouissent la mort
Et malmènent le drôle de ver qui fait sa loi sous la dalle;
Il n’est rien de notre connaissance qui meure. Mais ce qui sait hors de nous
Sera-t-il comme une épée pulvérisée devant sa gaine
Par une foudre sans pitié ? – pour un moment l’atome brûle
D’un intense rougeoiement, puis s’estompe dans un repos des plus froids.
XXI
Hélas ! Tout ce que nous avons aimé de sa personnalité, c’est, en toute nécessité,
Distinct de notre chemin de croix, comme si rien n’avait vécu de lui,
Et comme si douteuse devenait toute montée au Golgotha ! Maudit je suis !
Quelles sont nos provenances et nos tendances ? Quelles sont les planches
Des acteurs et celles des spectateurs ? Connus et inconnus
S’amassent dans la mort qui de la vie a fait un gage pour ses prêts.
Tant que du bleu le ciel sera l’allié, puis le vert des champs l’associé,
Le soir devra ouvrir la porte de la nuit, la nuit précipiter le lendemain,
Les mois se succéder dans la fatalité, les années se conformer à la morosité.
XXII
Plus jamais pour Lui ne renaîtra le jour, oh non, jamais plus !
Ainsi ordonnait le cri du Désastre : « Mets-toi debout, Mère inféconde, que ton sommeil
Capitule et que tes larmes et tes hoquets, au fond de ton cœur, étanchent la
Fistule, apaisent une blessure plus redoutable que ses plaies. »
Et toutes les Visions qui devinaient les yeux d’Uranie,
Et toutes les Répercussions que la litanie de leur sœur
Avait subjuguées dans un auguste silence, tout ce cri adjurait : « Redresse-toi ! »
Aussi furtif que le Présent d’une pensée mordu par le serpent du Passé,
L’introuvable se retrouve, le Merveilleux surgit de son congé délicieux.
XXIII
Elle amplifia comme la Nuit d’un automne survient
Du fond de l’Orient, et, survoltée de tracas, talonne
Les dorures du Jour campé sur des ailes d’éternité.
De même qu’un fantôme reniant son drap mortuaire, ce Jour
Avait réprouvé un cadavre bradé à la Terre. La souffrance et l’épouvante
Tant et tant ont réduit Uranie en esclavage, l’ont rouée de coups et de mirages,
Tant et plus ont fait de l’apitoiement son entourage, comme un climat
De brume et d’orage; si pressés de la presser vers son calvaire,
Vers le site macabre où Adonaïs était dans son suaire.
XXIV
Des tréfonds de son Paradis elle remonta et courut
Parmi le charbon et l’acier des villes et des faubourgs sévères,
Où sa noble cadence, à rebours de ce peuple d’intransigeance,
Ne fléchissait point ces cœurs de pierre, eux qui frustraient la docile et subtile
Matrice de ses pieds à quelque endroit qu’ils atterrissent;
Et les langues insolentes, et les mentalités autrement plus offensantes,
Déformaient les beautés d’une Forme que jamais elles n’aboliraient,
Ce sang béni semblable aux précoces larmes de Mai
Recouvrant de son impérissable puberté ce malhonnête sentier.
XXV
Sur l’empan d’un instant, la Mort, dans la chambre funéraire,
Dérangée de cette présence qui était un vibrant Sanctuaire,
De sa honte fut anéantie, et du souffle entre ces lèvres
Se reprit, et un spasme retardataire de lyrique lumière
Secoua ces membres, et la Vie de ce précieux reliquat se contenta.
« Ne me livre pas inconsolée aux affres d’un féroce chagrin
Comme un éclair taiseux fuit les nuits toutes noires !
Ne t’en va pas ! » suppliait Uranie; son désarroi sonnait matines
Pour la Fossoyeuse : la Mort se dressa rieuse et rencontra sa frivole tendresse.
XXVI
« Reste encore un moment ! Remets des mots dans mon oreille;
Pose ta bouche sur la mienne, dussent les baisers mourir trop vite;
Et dans le froid de mon torse et dans le feu de ma tête,
Cette parole, cette caresse, par-delà toutes les méditations résisteront,
Assouvis par le nutritif mémorial d’une tristesse à nulle autre pareille,
Maintenant que tu es décédé, comme si j’étais un fragment
De ta totalité, mon Adonaïs adoré ! Je cèderais
Tout ce que je suis pour être comme tu es désormais !
Or les amarres du Temps me retiennent et me refusent le grand large ! »
XXVII
« Ô charitable enfant, toi que la beauté a édifié,
Pourquoi au galop as-tu répudié le lot du commun des mortels
Et de tes mains frêles, malgré ton cœur de lion,
Nargué dans sa retraite l’intraitable dragon ?
Tu es l’apogée de la vulnérabilité – oh toi ! – et alors où étaient remisés
Les protections moirées d’une sérénité ou le dédain des hallebardes ?
Ou peut-être de ces planètes as-tu attendu les pleines révolutions, et qu’avec elles,
Sitôt comblée la sphère croissante de ta conscience,
Les monstres saboteurs de vie t’ont fui tels des animaux de prudence. »
XXVIII
« Les meutes de loups en tout et pour tout résolues à pourchasser;
Les licencieux corbeaux vociférant sur la tête des morts;
Les vautours fervents disciples des drapeaux de conquête,
Rapacité usurpant les nourriciers territoires de la Désolation,
Et du battement de leurs ailes s’abat la contagion; comme il se sont enfuis
Dès lors qu’un sosie d’Apollon, charmeur d’un Serpent de Delphes,
Du trésor de son arc décocha une sagittale pépite et un sourire
Explicite ! Les pique-assiettes leurs nouvelles tentations refoulent,
Mais leurs langues déploient sur les puantes bottes qui les blackboulent. »
XXIX
« Le soleil ascendant raconte la bacchanale des reptiles;
Descendant il inspecte les annales des insectes éphémères
Unis dans la mort sevrée d’une aube,
Et renaissent encore des étoiles pour les ères des ères;
Tant vont les choses qu’à la fin elles façonnent les vivants de ce monde :
Une divine intelligence dans les airs monte en flèche, génie capricieux
Révélant les nudités de la Terre et occultant l’anatomie des Cieux, puis,
Quand elle chavire, les foyers qui offusquaient ou buvaient sa lumière
Confèrent à ses phosphorescentes alliances la terrible nuit de l’esprit. »
XXX
Ainsi fut sa péroraison : et les bergers des sommets firent une apparition,
Leurs colliers de fleurs déshydratées, leurs miraculeux manteaux en morceaux;
Pour le Pèlerin dans l’Éternel, le renom sur son robuste front
Se penche comme la révérence d’une Jérusalem céleste,
Dôme du Rocher bâti de bonne heure mais sourd à toutes les pestes.
Ce Voyageur advint et d’un bémol frappa les tonnerres de sa mélopée;
De ses provinces reculées l’antique domaine d’Irlande avait mandaté
Le plus celtique des rhapsodes, venu des plus vastes mélancolies de l’île,
Et l’Amour convertit la Douleur à des langages plus harmoniques.
XXXI
Parmi de moins notables notabilités un sénile Archétype s’approcha,
Un fantôme au milieu des hommes; déshérité de l’amitié
Comme l’ultime nuage d’un orage à la dérive
Où les fracas du ciel ont sonné leur glas; lui, je le présume,
Avait su voir en face les charmants dessous de la Nature,
Tel Actéon impertinent, et le voilà dorénavant fuyant, dérouté du droit chemin,
Trébuchant sur toute la bestialité de l’univers.
Et le divers de ses pensées, le long de ces scabreux cheminements,
Traquait, comme des chiens de chasse en furie, une origine et un lièvre.
XXXII
Le bel Esprit véloce parent du félin –
Une Passion travestie dans la dévastation; – une Puissance
Dans le corset de l’impuissance; – c’est à peine s’il est en capacité
De Soulever la quantité de l’heure supra-tutélaire;
C’est un mourant luminaire, une averse que l’on renverse,
Un mascaret surmené; notre verbe lui-même n’est-il
Point rompu quand nous l’énonçons ? Sur la fleur décatie
Le sadique soleil darde un rayon souriant : sur une joue la vie peut piquer un fard,
Et sur le cœur, au même instant, elle peut planter un dard.
XXXIII
Sa tête était l’obligée d’un baldaquin de violettes boursouflées,
Assorties de spécimens bariolés, puis de blanc et de bleu décolorés;
Et un petit harpon enturbanné de noix de cyprès,
Grossier mât de misaine entortillé de lierre en pousses torsadées
Le long duquel vaquait le sylvestre goutte-à-goutte d’une rosée de midi,
Ce javelot vibrait alors que l’infatigable cœur toujours canonnant
Serrait la main cacochyme qui le saisissait; de cet équipage
Il était le dernier personnage, relégué, discrédité;
Un cerf de sa harde excommunié, par une sarbacane transpercé.
XXXIV
À distance demeurait l’assistance, et, à ses partisanes jérémiades,
Tous avaient un sourire de larmes sillonné; elle savait bien, cette digne phalange,
Quel autre destin maintenant s’unissait apitoyé dans le sien,
Lors même que dans les dialectes d’une région clandestine
On l’entendait chanter un supplice nouveau; Uranie attristée sonda
Les traits de l’Étranger puis susurra : « Qui es-tu ? »
Sa réponse ne vint pas, mais sa main, à l’improviste,
Divulgua les stigmates de son front plein de sang,
Consanguin du Christ ou de Caïn – ah si tant est qu’il en fût ainsi !
XXXV
Quelle est cette plus apaisante voix qui s’assagit en surplomb du défunt ?
À l’encontre de quel front verse-ton la sombre cataracte d’un voile ?
Quelle forme lugubrement s’incline sur le lit de mort couleur d’ivoire,
Parodie minérale d’un mausolée,
Le cœur gros d’une révolte sans insurgé ?
Admettons que ce fût Lui, l’élite de la sagesse,
Qui détrompa, réconforta, idolâtra, honora le disparu,
Alors empêchez-moi de tracasser, de mes sanglots dissonants,
Le silence de l’holocauste par ce cœur approuvé.
XXXVI
Notre Adonaïs a bu la ciguë – oh non !
Quel assassin ophidien et draconien a concocté
Un élixir de décadence pour contaminer les fontaines de jouvence ?
L’ineffable lombric en ce moment pourrait se dédire :
Visible était son échappatoire, mais plus audible était la mystique musique
D’un prélude au détriment de la concupiscence, de la répugnance et de toute malfaisance.
Il flairait pourtant ces péchés hurlants au sein d’une cage thoracique,
Et en silence il augurait la prestation
D’une main virtuose et gelée sur une lyre cacophonique.
XXXVII
Ose vivre ! Ton déshonneur ne se confond à ton honneur !
Daigne vivre ! N’aie crainte : un plus dur châtiment de moi ne sortira.
Ta crasse médiocre souille un retentissant patronyme !
Mais connais-toi toi-même et deviens ce que tu es !
Que toujours ton jubilé te voie jubilant et libre
De cracher ton venin quand tes crochets sont en crue;
Tu te repentiras, tu te dénigreras : ainsi seront tes mues;
Le fatidique anathème flambera sur ta cryptique face,
Et d’ores et déjà tu trembles comme un basset que l’on bat.
XXXVIII
Abstiens-toi de nous accabler : l’homme de notre joie s’est sauvé,
Loin du fulminant croassement de ces charognards de nécropole;
Ses veilles et ses sommeils sont à l’école des morts en dissidence;
Aujourd’hui dans ses nids d’aigle il est inaccessible, d’où que tu t’élances.
Poussière tu redeviendras ! Mais l’âme innocente le fleuve remontera,
Son retour aux sources elle accomplira, jusqu’au feu de ses semences,
Une fraction d’Éternité à la flamme engagée, plus impérative
Que les calendriers, que les mobilités, unanimement la même,
Et tes braises découragées s’étouffent dans le sordide affront d’une cheminée.
XXXIX
Allons en paix ! La mort est morte et il ne fait pas nuit pour lui,
Son être s’est réveillé des fictions de la vie.
Errants des imaginations houleuses, c’est nous autres qui cherchons
Querelle aux moulins à vents des fantômes,
Et sujets d’une folle transe, le tranchant de nos âmes attaque
Des bagatelles inattaquables. Nous sommes une décrépitude,
Comme des ossements dans un ossuaire; lassitude et inquiétude
Nous crispent et nous détruisent de jour en jour,
Et des rêves glacés, de leurs doigts de larve, pétrissent notre vivante argile.
XL
Il a outrepassé l’outre-noir de notre nuit;
L’envie et la calomnie, la rancœur et la douleur,
Et cette agitation indûment nommée « délectation » par les hommes,
Ne sauraient plus le heurter ou le torturer;
Des molles et virales flétrissures du monde,
Il est immunisé, aussi ne peut-il plus vainement se désoler
D’un cœur changé en pierre, d’une tête changée en cimetière;
Et lorsque le substrat de l’esprit a fini de brûler,
Rien ne sert de bourrer l’urne insensible de cendres enténébrées.
XLI
Il est à la veillée des vivants – c’est ce qui tue qu’on a tué plutôt que lui;
Retenez vos déplorations pour Adonaïs. Tu es la novice Aurore
Qui resplendit de tout son brouillard, car, de ton étendard,
L’âme que tu plains n’a pas pris son départ;
Vous les hypogées, vous les forêts, rompez les rangs du gémissement !
Tremblantes fleurs, caduques sources, dominez-vous, et toi, le Vent,
Pareil aux funèbres mantilles, ta dentelle a soufflé fort
Sur toute la Terre dépeuplée – à présent laisse la terrestre nudité
À ces joviales étoiles qui sourient de sa souffrance !
XLII
Il s’est uni à la Nature : le son de sa voix
S’entend parmi toute la naturelle musique, allant d’un hululant
Tonnerre, en passant par le chant du débonnaire engoulevent;
Il nous revient de sentir et de connaître son aura
Au fond des ombres ou au sommet des lumières, du minéral au végétal,
Son charisme se propageant où que se meuve cette Puissance
Qui a déposé sa quintessence dans la sienne;
Princesse du monde qu’elle gouverne d’un amour jamais scolaire,
Immanence qui soutient, transcendance qui éclaire.
XLIII
Il est une province du Beau
Qu’il sut cristalliser dans l’ancien temps : il met du cœur
À l’ouvrage pendant que le commode Esprit molaire
Irrésistiblement se dissémine de par le monde morne et sédentaire,
Modéliste des modes portées par les saisons qui se succèdent;
Bourreau des poids et des mesures qui suspendent le vol
De son élémentaire gracilité, toutes pesanteurs diligentées;
Il est le feu bondissant, artistique et volcanique,
Ricochant dans les radieux Édens où sont les faunes, les flores et les humanités.
XLIV
Les majestés du firmament sempiternel
Sont éligibles aux éclipses mais indéfectibles elles persévèrent;
Comme des étoiles, on les voit s’élever à leurs zéniths attitrés,
Brillant d’une luminosité qui pourrait être tamisée,
Mais la mort, brume de pacotille, ne parviendrait à les dénaturer.
Quand une noble pensée exhausse le cœur au-dessus de son mortel asile,
Lorsque ses pulsations de vie et d’amour s’affrontent et qu’elles préparent
Ce qui sera sa fin sur terre, les morts possèdent en lui leur domicile
Et remuent comme de clairs mistrals dans un milieu de noirceur et de fureur.
XLV
Les héritiers d’une postérité désamorcée
De leurs trônes se sont dressés, de leurs surnaturelles citadelles se sont déclarés,
Approfondis dans l’Invisible. Le livide Thomas Chatterton
S’est soulevé malgré lui, malgré son agonie qui ne cessait
De le désintégrer; le valeureux Philip Sidney, tel qu’en lui-même
Le combat, la défaite, l’amour et la vitalité le distinguent,
Subtil jusqu’au sublime, Spectre sans portes ni fenêtres,
Aussi s’est affirmé; puis Lucain s’est relevé, par sa mort immortalisé :
Et à mesure qu’ils furent déterrés, l’Oubli fut une chose fustigée – enterrée.
XLVI
Et tant d’autres dont les noms sur la Terre sont oblitérés,
Mais la passation de leurs pouvoirs ne peut passer
Tant que le feu tisonne la parenté de l’étincelle,
Ceux-là aussi se sont montrés pimpants dans leur aveuglante perpétuité.
« Te voilà intronisé l’un des nôtres », criaient leurs larmes,
« En ton honneur, là-haut, longtemps ce royaume découronné
A tangué dans la cécité de sa monarchie falsifiée,
Aphone et solitaire sur les accents du Chant du Ciel.
Aux nues va prendre ton sceptre, toi l’Officiant du Soir pour notre auditoire. »
XLVII
Quel est le lamentable qui pleure Adonaïs ? Oh viens par ici,
Très tendre misérable ! Prends sur toi et apprends ce qu’il était vraiment.
Et que les bras de ton âme abîmée embrassent la Terre naufragée.
Du chef-lieu de ton feu, braque ta flamme spirituelle
Par-dessus tous les univers, en attendant que son immensité universelle
Remplisse l’enceinte du sidéral estomac : puis rétrécisse
Comme une maille sur le tricot de nos jours et de nos nuits;
Et ménage ton cœur de crainte qu’il ne te brise
Quand l’espérance a redoublé d’espoir et t’a poussé vers les brisants.
XLVIII
Ou que ton chemin aille à Rome, le refuge de la sépulture,
Oh non pas la sienne, mais celle de notre gaieté : c’est l’imposture
Des millénaires, des tyrannies et des idolâtries qui gît par là-bas,
Ensevelie sous les laborieux préjudices qu’ils ont commis;
Car lui et ses semblables sont serviables – ils ne sont pas les débiteurs
De ces grandeurs acquises par ceux qui sont du monde les prédateurs;
Et les princes de lucidité il a rallié,
Les maîtres de la dispute qui ont disputé les régressions de leur époque,
Les figures du passé qui seules ne peuvent trépasser.
XLIX
Rends-toi donc à Rome – simultanément le Paradis,
La pierre tombale, la ville éternelle et l’insociable contrée;
À l’endroit où ses ruines s’indignent comme des collines écroulées,
Puis les chiendents florissants, puis les bosquets parfumés recouvrant
Le sobre squelette de la Désolation,
Passe par là, jusqu’à ce que la force du lieu commande ton pas
Vis-à-vis d’une montée toute verte et carrossable,
Là même où, tel un rictus de pureté, sur les mémorables,
Un éclat de fleurs aimables déferle sur ce tapis de verdure.
L
Et tout autour de moisissant murs de grisaille sur lesquels le sinistre Temps
Prend sa pitance, comme une patiente fournaise au bout d’un fer à marquer;
Ainsi que la pyramide affûtée à la suprême ossature,
Précise toiture pour les reliques du magistrat qui planifia
Ce refuge à la gloire de sa mémoire – et le pyramidal édifice
Plastronne comme une flamme devenue marbre; et en contrebas
Une pâture s’allonge où un nouveau troupeau
A établi ses irrémissibles quartiers, dans le sourire des Divinités,
La main tendue pour celui que nous perdons d’une respiration tout juste révoquée.
LI
Fais une halte par ici : ce sont pour l’heure des tombes trop récentes
Pour être capables de surmonter le chagrin qui s’est démis
De son fardeau sur chacune d’entre elles; et pour peu qu’un sceau, ici,
Profite d’une empreinte sur le chapelet de malheurs d’un esprit dépité,
Surtout ne va pas le desceller ! Tu verras aussi,
Pour peu que tu retournes à ton logis, ton propre puits bouffi
De larmes et de soucis. Du vent noir qui souffle amer sur les mondes,
Prends garde de t’en prémunir dans les abysses de la tombe.
Le nouvel être d’Adonaïs, pourquoi redouter de l’être ?
LII
Il y a la permanence de l’Un et il y a l’impermanence du multiple;
Il y a l’incandescence du Ciel et il y a l’indigence des ombres de la Terre;
Comme un dôme vitré versicolore, l’existence
Chahute la blanche radiation de la Persistance,
Avant que la mort ne vienne casser ce verre de son pied courroucé. – Succombe
Si tu veux vivre avec cela que tu poursuis entre les tombes !
Ne le perds pas de vue là où tout s’est dissolu ! – le saphir des empyrées de Rome,
Les fleurs, les vestiges, les statues, la musique, les mots, tout est monotone
Pour livrer la vérité vraie de la sainteté qu’ils ont inspirée.
LIII
Pourquoi mon pauvre Cœur tu t’attardes, tu rebrousses chemin, tu te restreins ?
Tes attentes et tes espoirs ne t’ont pas attendu : de toute la vie sensible
Ils sont partis pour l’intelligible, comme tu devrais partir pour être crédible !
Une lueur a fait son temps parmi le cycle du temps,
Comme l’homme, comme la femme font le leur; et ce qui reste précieux, à tes yeux,
Dit l’attraction et la répulsion qui te terrasse et te crevasse.
L’affable ciel te sourit, près de toi un zéphyr parle bas :
C’est le grelot d’Adonaïs ! Oh presse ton pas et va voir ce héros !
Ne laisse plus la Vie désunir ce que la Mort peut unir.
LIV
Ce Flamboiement dont le sourire passionne l’Univers,
Cette Beauté où tous les éléments agissent et réagissent,
Cette Bénédiction dont les Malédictions
De la naissance ne pourraient défaire les évidences, cet Amour protecteur,
Tissé à tâtons sur le fil de l’existence, tissé en chœur
Par l’homme et l’animal, par la terre, par les airs et par les mers,
Il rayonne vivement ou faiblement, puis tous ces tisserands sont le miroir
De ce feu qui leur sert d’abreuvoir; maintenant il scintille sur mes latitudes,
Consumant les derniers ciels gris de la rigoureuse finitude.
LV
L’invulnérable souffle que mon incantation a chanté
Sur moi insuffle sa descente; sur sa barque mon âme va dérivant, poussée par le vent,
Loin de la terre ferme, loin de la multitude et de ses tremblements,
De ses focs affolés que la tempête jamais n’a choqués;
La masse tellurique et la sphère cosmique sont percées !
Terriblement, mélancoliquement, me voilà transporté dans la distance des distances;
Et cependant, ardente sous la plus secrète membrane du Ciel,
L’âme d’Adonaïs, comme un phare, comme une comète,
S’illumine depuis les promontoires où subsistent les Poètes.
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