Échec et mat au paradis de Sébastien Lapaque, par Gregory Mion (03/10/2024)

Crédits photographiques : Stuart Welmsley (The Guardian).
IMG_7244.jpg«La morgue de Rio de Janeiro était une insulte pour le peuple brésilien. Mais malheureusement Brasilia est encore une nouvelle capitale aussi monstrueuse que la première.»
Frantz Fanon, Les damnés de la Terre.



Élaboré comme le récit méthodique et troublant d’une longue enquête à propos des séjours respectifs de Stefan Zweig et Georges Bernanos au Brésil, ce livre de Sébastien Lapaque n’est pas non plus dénué d’introspection ni de sincérité au regard d’une somme de faits parfois terrassants, d’où ce titre, déjà, Échec et mat au paradis (1), transposant la saveur aigre-douce d’un engrenage de la faillite dont les divers jalons auraient la couleur de l’espérance. L’imparable mécanisme de la défaite étoilée, ici, prend donc l’aspect d’une partie d’échecs, d’un espace à soixante-quatre cases qui serait le Brésil, avec des règles communes pour les deux joueurs, mais l’un de ces joueurs jouait comme il se doit en quasi solitaire (Stefan Zweig) tandis que l’autre jouait comme il ne se doit pas en sinistre collectif (les ambassadeurs du nazisme), et même si le généreux chevalier Georges Bernanos s’est un instant immiscé à côté du joueur isolé, cela n’a pas été suffisant pour inverser la ténébreuse tendance de la forfaiture. Les deux hommes ne sont pas du tout parvenus à convertir des situations difficiles en opportunités, en offensives imprévisibles, comme Xavier Tartakover l’avait fait contre l’homme le plus axiomatique des échecs de naguère, Géza Maróczy, le savant de Hongrie, lors d’un affrontement mémorable daté du 27 février 1922 (cf. p. 323). En termes métaphoriques filés, c’est au prologue de l’année 1942 que Bernanos a dûment participé à la partie désespérée de Zweig, c’est à ce moment-là que ces deux écrivains de valeur ont pu enfin se rencontrer sous les captivantes latitudes tropicales, au lieu-dit et si bien dit de la Croix-des-Âmes, sur une éminence bénie de la ville de Barbacena, où le Grand d’Espagne (2) vivait réfugié dans une ferme avec son épouse Jeanne et ses six enfants (alors même que les circonstances d’une telle synchronisation brésilienne auraient pu émerger plus tôt – cf. pp. 27-8), c’est ce dialogue tant attendu mais peut-être beaucoup trop tard venu que Sébastien Lapaque a imaginé au milieu d’une dense collection de données objectives, et, quelques jours après, le 23 février 1942, à Petrópolis, le pion royal du maître autrichien de la littérature, maître mondialement reconnu, fut mis en échec et fut déclaré mat, Zweig et son épouse Charlotte Elisabeth Altmann s’étant donné la mort – en dépit du fait que la reine véridique de cet échiquier, la reine Lotte, n’est tombée qu’un peu après son époux monarchique, deux heures après dit-on, cent-vingt minutes durant lesquelles il lui aura fallu réamorcer l’extrême résolution des suicidés (cf. pp. 258-9).
C’est sous forme de dialogue théâtral (ou de scénario de cinéma) que Sébastien Lapaque invente les mots échangés par Zweig et Bernanos. Ce sont les scènes d’un acte unique, les séquences d’une dramaturgie d’exception, subjectivée, sublimée, écrite comme Platon a pu écrire les dialogues de Socrate, les instants précieux d’une discussion considérable enveloppée par l’objectivité d’un déplorable contexte historique. Tout le mérite de Sébastien Lapaque a été non seulement de ne pas trahir les convictions et les incertitudes consignées de ces deux titans, mais, aussi, de les moduler pour les inscrire dans les besoins de la fiction dialogique, dans les nécessités du mensonge littéraire qui peut raconter une vérité plus vraie que les vérités de l’historiographie. Ainsi se parlent Zweig et Bernanos ou ainsi parlaient-ils sans doute. Ainsi «le réfugié du nazisme dans un pays marqué par la dictature de l’État nouveau», «juif tenté par l’abîme», se confie à un «catholique à la réputation d’antisémite» (p. 11), «romancier du réveil du surnaturel» (p. 113). L’impossible a muté en possible et s’est réalisé par une bienheureuse conversion qui va du possible au réel : le pessimisme pratique et l’optimisme théorique de Zweig ont pu aller au contact de l’une des meilleures personnifications de l’espérance – l’une des consciences les plus armées de ce monde, celle, inexpugnable, de l’auteur de Monsieur Ouine, toujours prête à voir que les eaux qui nous submergent finiront par être les eaux sur lesquelles un beau jour nous marcherons.
Que cela n’ait pas sauvé Stefan et Lotte du suicide n’empêche pas d’affirmer qu’autre chose aura été sauvé, virtuellement rescapé, telle une maille du futur secrètement avisée de ce passé pendant les heures de cette discussion au sommet – au seul sommet qui vaille : la pointe acérée de l’humanité se faisant la sentinelle de ce qui se sent orphelin de toute prière et de toute foi dans le lendemain. Et cette reconstitution imaginaire de Sébastien Lapaque, voire cette reconduction fantasmée des paroles données, permet chaque fois que l’on y revient de retarder le grand silence de la mort volontaire, le mystère de la délibération de mourir comme décret plus viable que la vie, à une époque de la civilisation, de toute façon, où les volontés de faire mourir étaient plus obstinées que les volontés de faire vivre. C’est-à-dire encore que la fatalité certaine et accélérée par Stefan Zweig se compense à la rigueur par l’assurance qu’une voix – celle du massif et impartial Georges Bernanos – aura contribué non pas tant à retenir l’hora certa du suicide qu’à préparer une âme en peine à l’immortalité du fervent pari sa condition intelligible. Car il paraît évident que Zweig était intérieurement cerné par le suicide, qu’il était déjà suicidaire, qu’il était déjà lancé vers cet horizon borné avant de venir recevoir une sorte d’extrême-onction à la maison de la Croix-des-Âmes, comme il est du reste tout à fait avéré, ce qui n’arrange rien, que le prolifique romancier originaire de Vienne était extérieurement poursuivi par des processions de suicidés (cf. p. 68). Et cet aspect de la mort en tant qu’elle est une mort choisie, en tant qu’elle fut pour Zweig une mort qu’il a assez souvent observée, assimilée, négociée en troisième personne avant qu’elle ne se déporte presque mathématiquement au sein de la première personne, constitue d’ailleurs un motif récurrent dans l’œuvre de Bernanos, à telle enseigne que les deux hommes, en liant vraiment connaissance, ont été comme deux funambules évoluant sur une corde raidie par leurs lucidités, tendue entre le Vieux Continent défiguré et le Nouveau Monde point si séparé que cela des entreprises de la défiguration totalitaire, suspendue au-dessus d’un vide qu’il n’ont jamais regardé mais qu’ils ont entendu, qu’ils ont même dû partager d’un air entendu – en l’occurrence le vide hurlant des multitudes suicidées dont il ne faut pas se croire trop vite l’étranger ou l’épargné.
Par conséquent la composante spectrale de Stefan Zweig déborde à chaque fois qu’il prend la parole : il s’exprime à l’instar d’un préposé de l’univers des spectres, ou, plutôt, à l’instar d’un individu dont il est attesté, au pâle matin de cette année 1942, qu’il vient de parapher le document l’autorisant à bientôt pénétrer l’antre des revenants. Car notre hypothèse serait la suivante, à savoir que Zweig, en se suicidant, se serait confié aux spectres un peu comme l’enfant du roman de Toni Morrison – Beloved – a été sacrifié pour les mêmes raisons d’attribution d’une âme – d’envoi spécial d’une présence – au continent des présences appelées à revenir sur la Terre. Or quelles sont les missions les plus traditionnelles des spectres ? Il y en a au moins deux : soit le spectre amorce un retour de pure hantise, il revient pour semer l’épouvante et l’entropie, soit il apparaît en vue d’un interventionnisme correcteur, en vue d’un rétablissement particularisé de la justice. De telle sorte que les spectres sont ou malveillants ou bienveillants, mais dans les deux cas de figure le spectre va faire violence à un monde qui n’a pas su ou qui n’a pas voulu veiller sur une âme de haute valeur. Et toute spectrale résurgence est censée susciter un apprentissage, une leçon à tirer, que le spectre ait été brutal dans sa hantise ou qu’il ait été sévère dans sa cassation des mauvais verdicts qui ont pu aggraver les injustices. Aussi croyons-nous que l’enfant qu’on a assassiné dans l’histoire de Toni Morrison n’est pas si différent de Zweig qui se soustrait à l’existence et il nous semble que de nombreux enseignements peuvent en ressortir : pour le premier, patient d’un infanticide, il s’agissait de le tuer pour lui éviter une future condition d’esclave, et, pour le second, patient du suicide, il s’agissait de se tuer pour s’éviter d’être la proie des aigles fascistes, et, pour les deux, il a été question, peut-être, de supposer que l’on est parfois plus efficace dans le monde incarné en étant désincarné, alors même que si l’incarnation avait continué ici et là, l’un eût été réduit à moins que rien, à une infra-chosification blasphématoire, et l’autre, probablement, eût été mortellement cocufié par l’un de ces opportunistes d’ambassade ou d’institution auxquels il avait la faiblesse d’accorder sa généreuse confiance (cf. p. 116). En conclusion, par tentative de rachat de ce qui ne saurait se racheter, parce qu’on ne rachète pas un monde qui a pu justifier l’assassinat libérateur d’un enfant noir de peau à des fins d’évitement de l’esclavage, parce qu’on ne le rachète pas non plus d’avoir causé la mort d’un adulte qui pensait comme un enfant, en conclusion, ce disant, nous alimentons le crédo que l’enfant spectral de Toni Morrison est revenu pour faire ce qu’il n’aurait pu faire s’il avait été incarné (parce que l’incarnation l’aurait désincarné cependant que la désincarnation l’a réincarné en force agissante), en l’occurrence pour apporter la relaxe aux Noirs, tout comme nous avons foi en la faculté de Zweig pour être en ce moment parmi nous, pour nous hanter, pour nous corriger, pour nous réorienter si toutefois il demeure encore des sensibilités sensibles à l’action des spectres.
Ainsi le registre spectral tel que nous le concevons imprime-t-il un sceau d’espérance, une signature bernanosienne, parmi les trames insistantes du suicide. Pour autant la morsure du suicide a d’une certaine manière augmenté sa pression ou n’a fait que la confirmer par d’autres cruels détours dans le giron menacé de Zweig et Bernanos. D’abord, s’agissant du seul face-à-face de ce binôme d’auteurs, on sait, par Geraldo França de Lima, un émérite homme de lettres que Sébastien Lapaque a rencontré en 2002 et qui a positivement constaté l’encontro de cúpula entre le rugissant lion de France et l’astre déclinant de l’Autriche (cf. pp. 44 et 286-8), nous savons donc, par ce témoin privilégié, par cette oreille qui fut mise au courant de telle ou telle retombée de ce dialogue à nul autre pareil, que la conversation s’est concentrée durant quelques répliques sur la personnalité d’Alberto Santos-Dumont, défricheur franco-brésilien de la science aéronautique, né en 1873 et mort suicidé en 1932 dans une chambre d’hôtel de Guarujá. Les causes de ce suicide sont celles qui peuvent atteindre n’importe quel scientifique doté d’un très délicat système nerveux : la vivante innovation détournée en machine de mort, ou, en ce qui concerne spécifiquement Santos-Dumont, l’avion qui était présumé remplir une fonction de rapprochement, une fonction de contraction du temps afin d’accroître les fraternités dans l’espace, a fini par s’associer aux dispositifs de répression et de létalité provoquant des sentiments de honte – voire des palpitations d’effroi – chez les idéalistes qui n’avaient pas anticipé les influences des idéologies. C’est-à-dire que le pire gît toujours potentiellement dans le meilleur, et, en effet, lorsque l’ingénieux Santos-Dumont a vu le bon peuple bombardé au cours de la vaillante Révolution Constitutionnaliste qui voulait mettre un frein au gouvernement provisoire de Getúlio Vargas, il ne l’a pas supporté, ne pouvant assimiler le fait que l’avion était soudainement devenu le contraire de ce qu’il avait forgé à la forge de son intelligence. Il l’a d’autant moins supporté qu’il souffrait alors d’une sclérose en plaques, comme si, au fond, les pics de la maladie étaient dû davantage aux pics de la médiocrité humaine et non aux indomptables mouvements de sa pathologie auto-immune.
On peut en outre se représenter quelles furent les impressions de Stefan Zweig lors de l’évocation de ce destin, lui qui, concepteur de tant de livres humanistes à l’affût des moindres éclats de l’esprit, a progressivement été assiégé de tous les côtés par les preuves accablantes et sidérantes d’une déshumanisation de la planète. Quant à Georges Bernanos, soucieux des mésusages de la technique, on peut aussi facilement appréhender quelles étaient ses pensées au sujet des désarrois d’Alberto Santos-Dumont – autant de songes pleins de nuits terribles où se faufilaient peut-être déjà les prophéties du 11 septembre 2001 et des avions de ligne alignés sur les projets parachevés du démon. Par ailleurs, le suicide eschatologique de Santos-Dumont, ce suicide du Brésil qui annonçait à sa façon le suicide de Zweig, l’insoutenable capitulation d’un grand esprit une décennie après la capitulation d’un esprit de mêmes proportions, trouve un étrange écho dans la disparition volontaire de Michel Bernanos (né en 1923), l’un des enfants du couple Bernanos, le 27 juillet 1964 en forêt de Fontainebleau. On doit d’une part essayer de prendre la mesure des incommensurables conséquences de la visite de Zweig au domicile de la Croix-des-Âmes, de la charge en quelque sorte suicidaire que Zweig est venu apporter ce jour-là, ce jour de dialogue inouï, de toutes les semailles de mélancolie qu’il transportait et qui ont pu conduire à de lointaines et tragiques récoltes dans l’hyper-sensible psyché de Michel Bernanos. D’autre part, on peut parler d’une incubation mystique du Brésil dans la plus confidentielle intériorité du jeune Michel, d’une métabolisation du sertão, d’une secrète coloration de son tempérament selon la gamme chromatique de ces verdeurs spéciales des tropiques, et il ne serait pas incongru d’avancer que le réceptif jeune homme de jadis, devenu un homme, a pu vouloir expérimenter dans la forêt de Fontainebleau ce qu’il a pu deviner dans les vertes épaisseurs du Brésil – à savoir une promesse indicible, un appel, une injonction de rallier ces fascinantes végétations et leurs occultes phytoryhtmies, tant et tant de cadences et de formes de vie que Michel Bernanos a décrites dans Le murmure des dieux et La montagne morte de la vie, deux textes prémonitoires de son ultime préférence pour la mort, dont le premier, de surcroît, s’ancre dans le verdoyant Brésil de son adolescence où il est fort possible qu’il ait entrevu ce que peu d’entre nous sont capables d’entrevoir : la source même de toutes les sources où affleure l’ambigu visage du divin avec son lot d’attirant mystère et son lot de répulsive omnipotence.
Cette farandole du suicide ne serait du reste pas complètement dansante et macabre si l’on omettait de rapporter ce détail relevé par Sébastien Lapaque à propos de Charlotte Altmann (cf. pp. 32-3), même prénom que l’héroïne de Goethe qui amplifie les souffrances du fragile Werther une fois que celui-ci se rend compte qu’elle sera la propriété d’un dénommé Albert, tant et si bien que le suicide se manifeste alors comme la seule issue valable pour le héros désenchanté (3). Mais il s’en faudrait de beaucoup pour que le suicide s’emparant de Stefan Zweig soit dû à une peine de cœur passée au crible d’un romantisme abusif. L’origine de cette décision dépend évidemment des irrésistibles conquêtes du nazisme, de son expansion de par le monde, du moins en termes de contamination des mentalités. Ce n’est pas du tout une vue de l’esprit de Zweig – sous réserve des mots que lui prête Sébastien Lapaque (cf. pp. 106-7) – de sentir la montée de l’antisémitisme à l’échelle internationale, le resserrement du nœud coulant de l’oppression, l’épouvantable traversée transatlantique des doctrines fascistes et le réel danger des polices politiques brésiliennes. Il y avait de quoi s’inquiéter au minimum depuis la radicalisation du pouvoir du polymorphe Getúlio Vargas à la suite du Coup d’État de 1937 où fut proclamé l’Estado Novo (Troisième République). Un virage autoritaire avait indéniablement courbé l’échine du Brésil et les inspirations mussoliniennes de ce nouvel autoritarisme n’en paraissaient que plus flagrantes – plus foudroyantes. Furent également soupçonnées des méthodes comparables aux tribunaux de l’Inquisition (cf. p. 200), et, au milieu de ces dégradations des organes politiques, il faut admettre que Stefan Zweig a été persécuté par des nazis ou des sympathisants du Troisième Reich dans la ville même de Petrópolis (cf. pp. 123-4 et 314-5). Et dans une perspective strictement historique, étroitement formelle et extériorisée (car il en va différemment des psychologies souillées de fond en comble par le Mal hitlérien – elles ont vocation à être incurables), il a fallu attendre 1943 pour que le Brésil se désolidarise des puissances de l’Axe, marquant son soutien à l’égard de Roosevelt qui déclenchera l’industrialisation accélérée de la nation (cf. p. 246).
Cependant, malgré cette dynamique négative, malgré cette lame de fond, Zweig et Bernanos ont voulu regarder le Brésil à l’image d’un «futur possible pour une Europe dévastée par les idéologies» (p. 173). C’était d’autant plus tangible du côté de Bernanos que celui-ci, là-bas, attirait spontanément les caractères désobéissants et le haut du panier de l’aristocratie littéraire et gouvernementale (cf. pp. 159-160). C’était en ce sens un peu moins convaincant de la part de Zweig, lequel, nous l’avons tantôt écrit au sujet de ses excès de confiance, était prompt à capter l’onde problématique de l’arrivisme et de la mesquinerie, à ne pas savoir se prémunir de la nature hybride des calculateurs, profils sinon typiques, du moins réguliers au cœur des transactions mondaines, des cérémonies, des serrements de main que les âmes incorruptibles fuient comme la peste. Mais l’un comme l’autre, cette paire d’expatriés, par-delà les motifs irréguliers du Brésil, par-delà les déformations qui faisaient de la Terre des années 1940 un ventre tératogène accoucheur de démons, ces deux exilés, souvent, nourrissaient des visions concordantes, formatrices, sanctificatrices, et ils les nourrissaient peut-être mieux durant la profondeur de leurs silences informés – ce que Sébastien Lapaque suggère quand telle ou telle réplique succède à une didascalie. En outre, si d’aventure nous souhaitions nuancer les idéaux de Zweig et de Bernanos (lesquels ne descendaient pas dans les bras et les jambes du premier, ou lesquels y sont descendus de moins en moins, jusqu’à l’amputation de toute action dans l’acte suicidaire), nous en trouverions l’occasion dans la pensée de Claude Lévi-Strauss, dans ses Tristes tropiques, où le philosophe émet de sérieux doutes sur des lendemains qui chanteraient compte tenu du poids d’un passé brésilien qui ne saurait tout à fait passer – un prétérit qui fut annihilateur des «peuples indigènes» et qui se voit dès lors gros d’une futurition où toute prétention à l’humanité se doit d’être sujette à caution (cf. p. 173).
Reste que nous ne devons pas bouder la monomanie des vastes imaginations, leur franche disposition à spéculer sur des futurs améliorés, surtout quand elles en ont encore la force, chose qui, malheureusement, aura fini par déserter la conscience de Zweig. Nous confessons d’ailleurs volontiers que nous aussi, à l’acmé de ces temps de détresse, nous eussions probablement rejoint les terres d’avenir du Brésil, son drapeau pittoresque, sa devise Ordem e Progresso, son Ordre et son Progrès déclamés à même sa bannière, directe paraphrase du positivisme d’Auguste Comte qui n’était pas indigne de symboliser les aspirations de tout un pays. Tout cela valait bien que l’on fût de vez em quando incrédules du Désordre et de la Régression d’autrefois, que l’on estimât possible de les enjamber comme on enjambe un ruisseau, et même, pourquoi pas, que l’on fît preuve de négligence sur la dérangeante réalité d’un préjugé antisémite gangrenant les intellectuels du Brésil – les autres étant réputés impassibles quant à l’infernale destination des Juifs (cf. p. 251). En ces très sournoises matières d’antisémitisme actif ou passif, transplanté au Brésil de la Troisième République, Sébastien Lapaque doit ces certificats d’outrecuidance aux révélations de Tobias Cepelowicz, «membre du directoire de la Casa Stefan Zweig de Petrópolis» (p. 241), ancien élève, au surplus et par magie de la coïncidence, de «l’école israélite Sholem Aleichem» (p. 240) de Rio de Janeiro où Stefan et Lotte, le 3 septembre 1940, se rendirent en visite alors même que le petit Tobias y était scolarisé, pris en photographie avec ses camarades autour du fameux couple.
Et c’est dans cette douloureuse maison – Casa – désormais muséifiée, sanctuarisée, vive mémoire conservée par Tobias Cepelowicz, par feu Alberto Dines (1932-2018) également, par bien d’autres mémorialistes encore, dernière demeure de Stefan Zweig, c’est ici même qu’il est impératif de ressaisir le rôle de Lotte, son dévouement pour aménager un foyer de perfection, un rempart contre les meurtrières imperfections qui sévissaient dehors, au loin comme à proximité (cf. pp. 252-6). C’est essentiellement la correspondance de Lotte qui raconte la dévotion de cette femme pour son époux, cette femme de vingt-sept ans de moins que Zweig, certes, mais cette femme qui ne se réduisait pas aux épuisantes banalités du quotidien : elle avait un œil constant sur les écrits de Stefan, elle les lisait comme on lirait des textes sacrés, puis, pour ne rien enlever à son faisceau de qualités supérieures, elle était polyglotte et elle se montrait souvent plus aguerrie que son écrivain de mari dans le maniement des langues. Elle a du reste vraiment cru que Stefan reprenait le chemin de la vie quand tout portait à croire qu’il s’enfonçait dans les hypogées de l’accablement. Et jusqu’au bout elle fut au service de Stefan, sans toutefois que lui ne se serve d’elle : cet inlassable renfort devait se prolonger dans la mort, dans cette mort qu’elle s’est donnée selon toute vraisemblance deux heures après – ce que même Gabriela Mistral (4), amie des Zweig et arrivée sur les lieux pendant que les deux corps étaient aux mains des agents funéraires, a remarqué eu égard au teint de peau de cette dyade de macchabées (cf. pp. 324-5).
Tant de suicides – hélas ! – ont été engendrés en des têtes qu’on aurait d’emblée admises à de plus solides ferveurs, à de plus robustes racines vitales, à de plus turbulentes traces d’orgueil de vivre au-devant des fatuités lugubres, et, en cela, il y a dans la tragédie brésilienne des Zweig un peu de la tragédie espagnole de Walter Benjamin – un triste air de famille dans les armes déposées. Ce qu’il aura éventuellement manqué à ces sommités de l’esprit de finesse, c’est la finesse judaïque de la Émouna (cf. p. 291), la foi perçante des coffres visibles qui mène au trésor invisible du divin, ou, plus exactement, la capacité de distinguer parmi l’antinomie la plus terrifiante (la visibilité accrue de Satan et l’invisibilité croissante de Dieu) une issue invariable : la victoire du discret tissage de Dieu sous le lourd vêtement démoniaque recouvrant le monde. Hapax de ce riche livre de Sébastien Lapaque, il se pourrait bien que la Émouna en soit le motif central, l’enseignement définitif pour ne pas que le synopsis asphyxiant de l’Adversaire prenne trop d’ampleur par rapport aux ordonnances de Yahvé (יהוה) – le sobre donateur du Souffle (5).

Notes
(1) Éditions Actes Sud (2024).
(2) Comme Roger Nimier qualifiait Bernanos.
(3) Cf. Goethe, Les souffrances du jeune Werther.
(4) Elle a reçu le prix Nobel de Littérature en 1945.
(5) Tel Dieu «giver of breath and bread» dans The Wreck of the Deutschland de Gerard Manley Hopkins.

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