L’amour à l’épreuve de la corrida : Ted Hughes et Sylvia Plath en Espagne, par Gregory Mion (24/10/2024)
Jean Cau, Les oreilles et la queue.
Note du traducteur :
On s’accorde à penser au-delà des seuls conclaves du féminisme que Ted Hughes a été un si grand narcissique et un si grand mégalomane qu’il a provoqué le suicide de deux femmes, celui, d’abord, de son épouse Sylvia Plath, puis celui de sa maîtresse Assia Wevill. La première est morte à trente ans le 11 février 1963 après avoir mis sa tête dans un four à gaz. La seconde est morte à quarante-et-un ans – avec sa petite fille de quatre ans – le 23 mars 1969 après avoir également tourné le bouton d’un four à gaz (sans toutefois y avoir fait reposer son crâne ou celui de sa progéniture). Les deux suicides ont été commis à Londres : le second a entraîné directement la mort d’une enfant, par un effet d’allitération tragique, le premier a indirectement entraîné la mort de Nicholas Hughes, un autre enfant, du reste, fils de Sylvia et de Ted, mort de ses mains, de sa dextérité productrice d’une corde pour se pendre, le 16 mars 2007 à l’âge de quarante-sept ans, par un effet cumulatif de circonstances dépressives. Au centre obscur de cette agglomération de morts volontaires, Ted Hughes est décédé d’un cancer du foie le 28 octobre 1998 (le lendemain du jour où une improbable Sylvia heureuse aurait pu célébrer son soixante-sixième anniversaire). De savoir le détail de ces effondrements de la conscience ouvre une porte essentiellement psychologique – trop morale diront certains – pour lire les deux poèmes qui suivent : lorsque Ted Hughes et Sylvia Plath se trouvaient en Espagne et qu’ils vivaient l’expérience des courses de taureaux, comme deux ombres fascinantes de la galaxie des lettres anglo-saxonnes s’agrégeant à l’ombre initiatique d’Ernest Hemingway au cœur des arènes ibériques, lorsqu’ils se sont assis pour assister aux contredanses des matadors et des taureaux, versions modernes de Thésée en butte aux forces terrassantes du Minotaure, au moment, donc, où ils ont rejoint leurs places pour ces spectacles ritualisés à l’extrême, il était possible que le véritable combat dût se dérouler moins sur le sable que sur les gradins et que ce combat, douteux jusqu’au plus haut degré, douteux jusqu’au malaise, mît en concurrence déloyale un homme jadis invincible et une femme toujours vulnérable – deux poètes qui ont poursuivi la lutte dans l’art poétique pour essayer de se détacher de leurs faillites dans l’art érotique ou plus prosaïquement dans l’art domestique (si tant est qu’il existe un art de cette catégorie). Ce passage du domestique au poétique expose une corde plus sensible et plus franche du côté de Sylvia Plath : elle inverse les rapports de force et elle imagine le taureau vainqueur du matador, ou du moins elle exalte en trois vers justiciers ce taureau qu’elle a pu voir, ce taureau dont elle peut exhumer la mémoire, le très-contingent taureau faisant mieux que ses frères tués dans la nécessité d’un après-midi d’ovations en l’honneur des prévalences humaines sur la mythique puissance du monde animal, et cela, ce taureau matant le matador, c’est peut-être, à la surprise générale, Sylvia triomphant de Ted, alors que Ted Hughes semble affirmer sa force dans la force du taureau brutal, comme si toutes les acides tendresses de son poème aboutissaient ou remontaient à cette base dévoratrice, perforatrice, convertissant l’homme en bête à l’instant où l’homme se sent perdu, rétrogradant d’une manière maligne au niveau primitif d’une humanité sans foi ni loi, là où Sylvia convertit la bête en homme pour redécouvrir l’humanité sous de nouvelles réalités, la bête se découvrant artiste pendant que les hommes avaient achevé de se faire barbares. Aussi le texte de Sylvia Plath nous paraît abolir la violence, mettre un point définitif non pas aux corridas en particulier, lesquelles sont encore des exercices de courage et d’honneur, de mise en évidence de qualités le plus souvent absentes en dehors des arènes, mais, plutôt, il s’agit d’un texte qui a l’air de mettre un point final aux mensonges des hommes qui se croient des artistes de l’amour alors qu’ils ne sont que des bêtes féroces, tandis que Ted Hughes paraît mimer l’amour, mimer le romantisme d’un amour qui se voudrait exigeant parce que méchant, ironique, moqueur, trahissant l’homme qui s’arrange de tout, versatile en diable, étant donné qu’il se fait humain pour dénoncer la force mais force dévastatrice quand il est à deux doigts d’être dénoncé par l’humanité.
TU AS DÉTESTÉ L’ESPAGNE
par Ted HUGHES
L’Espagne t’a terrorisée.
L’Espagne.
Où je me sentais à la maison.
La saignante crudité de la lumière,
Les visqueux visages d’anchois, les traits noirs de l’Afrique
À la racine des choses – ils t’ont fait peur.
Ton éducation a pour ainsi dire contourné l’Espagne.
La grille en fer forgé, la mort et le tambour des Arabes.
Ce n’était pas ta langue, ton âme était illettrée
Des signes, et la rude clarté
A desséché ton sang.
Bosch a tendu sa main d’arachnide et tu l’as saisie
Craintivement – midinette américaine.
Ton œil a saisi la tête d’enterrement de Goya
Et tu l’as reconnue, et tu as fait un bond en arrière
Alors que ta poésie tremblait comme une feuille grimaçante, alors que ton effroi
Se cramponnait au savoir de l’université américaine.
Ainsi tels des touristes nous avons pris place à la corrida
Considérant des taureaux incrédules massacrés trivialement,
Avisant le matador au visage de cendre, posté à la barrière
Tout près de nous, en dessous, redressant sa rapière
Et vomissant de terreur. Et la corne
Qui se cachait dans la bedaine du picador écroulé,
Plantée dans cette viande à mouches, crevait aussi
Ce qui se préparait pour toi. L’Espagne
Était la terre de tes rêves : le cadavre couvert de sanguine poussière
Avec lequel tu n’as pas risqué de te réveiller, les amputations qui font grandir
Et que nulle classe de rhétorique n’a pu valoriser.
Le pays de l’amulette en retrait de ta lippe africaine.
L’Espagne est le cauchemar que tu as tenté de fuir
Mais tu n’as pas réussi. Je t’aperçois dans le clair de lune,
Errant sur le quai solitaire d’Alicante
Comme une âme en quête d’un ferry,
Une âme remise à neuf, mais encore ignorante,
Songeant que c’est toujours ta lune de miel
Dans le monde joyeux, avec toute ta vie qui attend,
Heureuse, et tous tes poèmes qui sont encore à composer.
LE SANGUINAIRE
par Sylvia PLATH
Poussière de l’arène encroûtée par le sang de quatre taureaux sous un soleil fatigué,
Le vil épilogue d’un après-midi possédé par une foule en délire,
Le rituel de la mort toujours bâclé parmi les capes statiques, les banderilles mal négociées,
La volonté suprême n’était qu’une volonté dans le cérémonial. La tête de ténèbres
Du picador en surpoids jurait avec ses ors, ses broches, ses pompons et ses tresses,
Et il défia le cinquième taureau, pour resserrer sa prise et lentement s’appliquer à
Piquer profond le cou prosterné de l’animal. Routine encombrante – du travail de mufle.
L’instinct de l’artiste s’initia dans la corne lançant dans les travées sidérées de la plèbe
Un gros tas de forme humaine. Un geste protocolaire de bout en bout – une danse fluide.
Le sang impeccablement ponctionné racheta la souillure de l’air – la grossièreté du monde.
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