L'Homme de douleur de Robert Vallery-Radot (08/12/2024)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Dédié au capitaine Borel, du 46e d'infanterie par son chef de section et ami, Robert Vallery-Radot, L'Homme de douleur (1) est un beau texte parfaitement inimaginable à notre époque, d'autant plus beau et précieux qu'il est donc et restera englouti, et je ne parle pas seulement de la possibilité, absolument infinitésimale, qu'il puisse en être écrit un autre de la sorte, doloriste, sacrificiel, christique, autrement que de façon parodique, afin de moquer le Christ auquel le titre fait bien sûr explicitement référence, afin de cacher notre dépit sous un crasseux paletot d'ironie et de raillerie, et que dire de sa très improbable réédition, y compris même par une maison d'édition se disant chrétienne mais, tout bonnement, de sa toute banale lecture. Nous ne pouvons à vrai dire lire un tel texte que comme si nous tentions de comprendre, en examinant la trace des muscles sur les os, comment cette bizarre créature a pu se mouvoir, respirer et vivre, à l'instar d'une espèce de monstre antédiluvien, extrait miraculeusement de profondes strates géologiques témoignant d'un passé, pourtant récent à l'échelle des siècles, où la France était labourée par le sang et les larmes de très humbles femmes et hommes travaillant dur, se signant souvent et refusant les grandes discussions comme de vagues fourberies du diable, qu'ils s'efforçaient de ne jamais offenser. Les sédiments se sont accumulés au cours des années, les plus récentes couches recouvrant les plus anciennes et, à présent que la mer de la foi, comme l'appelait Matthew Arnold dans son grand poème Dover Beach, s'est retirée et a laissé les falaises à nu, nous en voyons les innombrables strates, sans bien pouvoir en déchiffrer l'intérêt, autrement que d'un point de vue purement paléontologique.
Ce ne sont pourtant pas tant un grand nombre d'années qui nous séparent de la publication, en 1918, du roman de Vallery-Radot qu'un changement drastique d'atmosphère, au sens où Léon Daudet entendait ce terme englobant une ligne d'horizon à peu près commune à tous ceux qui la fixaient la main en visière, même si son établissement au loin pouvait suivre de mouvants contours, de tremblantes fluctuations, unissant les goûts esthétiques, l'appréciation morale et éthique d'une époque entière, de son rejeton le plus improbable à ses Rois ou à ses saints, ses plus hauts génies, époque comme plantée dans un sol riche et profond, généreux lorsqu'il s'agissait de faire surgir l'arbre miraculeux puissamment enraciné à la terre, la terre des morts bien sûr que chanta magistralement et parfois bien monotonement Maurice Barrès, terre odorante et même capiteuse, fauve, qui, en quelques années, ne serait pas tant débarrassée de ses innombrables morts qu'expurgée de toute présence non pas même réelle mais tout bonnement symbolique. L'Homme de douleur, si nous en comprenons parfaitement les phrases au lyrisme contenu, presque protestant et les mots tous simples, les images et les métaphores, du reste assez réduites, ne peut toutefois rester qu'une énigme dont nous n'avons à vrai dire même pas envie de casser le code et découvrir le chiffre puisque tout cela, atmosphère, foi et livre, est irrémédiablement passé.
Dans un très beau texte consacré à Georges Bernanos, Antoine Giacometti a fixé, avec effarement, ce que signifierait une époque intégralement vidée de Dieu, cauchemar d'une sorte de dissipation ontologique que le Grand d'Espagne donna à voire dans son dernier roman, Monsieur Ouine dont il aura été tant de fois question, dans mes recherches, au cours de ces trente dernières années, mais que Giacometti, lui, place en bout de course de sa réflexion sur Sous le soleil de Satan, qu'il qualifie comme étant «le plus grand livre de Georges Bernanos, le plus typique, le plus profond» (2) : «J'imagine un instant que tous les autels du monde soient taris, qu'il n'y ait plus un seul prêtre sur la terre. Il s'ensuivrait un évanouissement ontologique dont l'horreur secrète dépasserait celle de tout cataclysme possible, car ce ne serait plus alors une énergie capable de créer, agissant au rebours d'elle-même, qui produirait l'universelle débâcle, mais le retrait définitif de la seule force qu'on ne puisse utiliser pour la mort, la seule qui vivifie et unisse. La trame de solidarité et d'échange où tous les hommes sont impliqués, même les non-catholiques, même les non-chrétiens et les incroyants, en leur qualité d'hommes, serait au même instant rompue. Et chacun se retrouverait surnaturellement isolé, sans accès à Dieu, sans communication véritable avec les autres créatures, fixé en soi-même au sein d'un commun néant» (p. 87). Cette trame de solidarité et d'échange, nous y voyons, comme l'auteur, la communion des saints, entendue comme le plus vaste et invisible filet, à mailles plus ou moins fines, que l'homme priant, saint ou pécheur peu importe, puisse lancer devant lui, sans jamais savoir ce qu'il y capturera, ce qu'il rapportera une fois sorti des flots.
Nous ne pouvons plus du tout comprendre L'Homme de douleur parce que ma génération, celle de mes parents, celle de mes enfants, celle, probablement, des enfants de mes enfants ne savent strictement rien d'une guerre non point tant fantasmée sur une multitude d'écrans que vécue charnellement, jour après jour, dans la profusion des combats et des orages d'acier jüngériens que Vallery-Radot préfigura en parlant, lui, des «tonnerres de fer et de feu» (p. 117), et de «la trombe d'acier" dans laquelle les hommes s'élancent, adoptant spontanément «un ordre impeccable», «en colonne par un» (p. 113), bien certains qu'il sont de la mort inéluctable qui les attend, mais, tout autant, que cette mort vécue, dans tant de cas, comme un héroïque sacrifice, est justement le seul acte qui empêchera aux larves du néant d'éclore, et à ce dernier de défaire promptement ce que l'Être aura refait, retramé, recousu, rempaillé de seconde en seconde de création renouvelée, maintenue, donnée, réouverte pour qu'en naisse une autre, et à la suite de celle-ci une autre, et une autre encore, jusqu'à ce que les temps soient consommés et qu'un milliard d'années soit comme une seconde.
Certains passages du roman de Vallery-Radot qui le premier lut Sous le soleil de Satan et l'aima, le prit sous la protection de son amitié, comme Bernanos l'écrit dans sa Présentation à Rouen de Robert Vallery-Radot, quelques passages donc concernant évidemment des moments de la très rude et même inhumaine vie dans les tranchées, quelques joies maigres et simples évoquées sans fioritures, des images qui jamais ne surprennent par leur inventivité ou leur exubérance, semblent avoir été écrits pour que Georges Bernanos (3) les reprenne, haussant le sacrifice des hommes, obscurs pour la plupart, sur un théâtre à la fois physique mais aussi spirituel où Dieu et diable se disputent leur âme : «Tous ils étaient là, harnachés, hirsutes, sombres et doux sous la bourguignotte, étranges comme des guerriers de cauchemar, ces paysans, ces commerçants, ces maçons, ces couvreurs, ces bourgeois, étonnés et émus obscurément et comme mystiquement d'être mêlés encore une fois à ce formidable enfantement d'un monde, d'en être l'âme active, sanglante, involontaire et sublime, si admirablement soumise...» (pp. 13-4).
La dimension du texte est évidemment, exclusivement allais-je écrire, sacrificielle, naïvement, donc magnifiquement, rédemptrice; innombrables sont les exemples de passages évoquant telle «soif d'immolation pour le rachat du pays» (p. 20), les combats eux-mêmes représentant de véritables descentes aux Enfers et les amoncellements de corps constituant des Golgotha où hisser la Douleur, bien capable, après tout, de servir, comme le Christ, d'hameçon, au Démon qui ne saura qu'en rire, à Dieu qui l'accueillera pour hâter la seconde venue de son Fils : «tout un calvaire écrasant à monter avant la crucifixion de l'assaut» (p. 40), et nous ne sommes mêmes pas étonnés que le personnage principal, un certain Daniel qui mourra comme ses camarades, se fasse l'intercesseur d'une souffrance dont pas une seul instant il remet l'existence ni l'exigence en cause, le but aussi : «Je voudrais m'agenouiller devant eux, baiser leurs pieds fangeux, car ils sont l'Homme de douleur, l'agneau innocent qui expie pour nous tous...» (pp. 56-7).
Finalement, il n'est pas du tout exagéré de dire, comme cela l'a été du reste maintes fois, que dans Sous le soleil de Satan, le premier roman de Bernanos, né, selon son propre aveu, tout entier de la guerre, Donissan est lui-même un combattant, de Satan mais parfois, aussi, de Dieu, comme s'il ne pouvait imaginer son action en ce monde cassé que par une violence sacrificielle elle-même miroir et foyer de condensation de l'universelle Douleur. Voyez cette phrase, qui sera reprise pratiquement telle quelle par Bernanos, et qui fut écrite à propos de Daniel qui lui aussi, probablement, aurait tenté d'aider plutôt que de juger Mouchette s'il l'avait croisée au détour d'un boyau puant la charogne et les gaz de combat : «Il est né pour cette heure qui s'avance vers lui» (pp. 22-3), et Donissan, comme Mouchette qu'il tentera d'arracher au Démon, seront ainsi comme les poilus de Vallery-Radot «de plus en plus séparés du monde, au centre de la grande fournaise de l'expiation...» (p. 102).
Daniel va marchant sans peur ni reproche selon l'image convenue mais si juste, comme plus tard ira l'abbé Donissan, «le coeur enivré de l'héroïsme de ses frères, du souvenir de ceux qu'il aime, de tout ce qu'il va défendre et arracher à la mort; il va sans épée, un crucifix dans une main, sa canne de l'autre, il va simplement, le cœur plein d'un immense amour qui l'emporte au-delà de la mort même à racheter ses frères, à les sauver, en ajoutant à la Passion du Juste» (p. 115) puisqu'il s'agit, en somme, de se fondre dans une «âme commune» (4), mais Daniel, lui, semble ne connaître aucune des tentations qui seront le morne et douloureux quotidien de l'abbé Donissan, jusqu'au point de le transformer en saint de Lumbres, et ses dernières minutes de conscience sont encore claires, belles et joyeuses, placées sous le feu pascalien (5), données pour ses frères d'arme et, aussi, pour hâter la Rédemption (6) de cette terre crevassée, gaste, qui, décidément, tarde à venir, comme si elle était mystérieusement retardée pour des raisons défiant notre intelligence et, même, notre imagination, forçant même notre réflexion à devenir de plus en plus sombre, désespérée : «... et l'écoulement de l'être qui s'est tout donné et qui s'en va, s'en va dans la grande Paix insondable...» (p. 119 et dernière), alors que l'humble saint, on dirait que dans sa mort même il continue de s'accrocher aux flancs immondes de Satan pour le chevaucher dans les ténèbres, cavalcader vers l'horizon noir, dans un combat qui jamais ne finira, l'ange déchu et son rival humain inextricablement liés l'un à l'autre dans quelque abominable «furieux rêve» (7) parodiant l'acte de chair, tous deux maudits pour avoir refusé l'Amour.
Notes
(1) Robert Vallery-Radot, L'Homme de douleur (éditions Georges Crès, 1918). Remarquons que Georges Bernanos cite incorrectement ce titre, ajoutant un s à douleur dans l'un des deux textes qu'il écrivit sur Robert Vallery-Radot, in Essais et écrits de combat, tome 1 (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1971), p. 1035. Cette faute figure telle quelle dans le volume cité. Le second texte figure dans ce même volume, pp. 1089-94, et, cette fois-ci, le titre du roman de Vallery-Radot est correctement orthographié.
(2) Antoine Giacometti, Georges Bernanos, l'auxiliateur, in Georges Bernanos, essais et témoignages réunis par Albert Béguin (collection des Cahiers du Rhône, La Baconnière, Neuchâtel et le Seuil, 1949), pp. 72-88. Le premier extrait de cette étude se trouve à la page 74. Le texte de Giacometti, sous un titre n'évoquant plus que le premier roman de Bernanos dans son rapport avec le manichéisme, sera repris dans La Nef, n°50 (janvier 1949, Albin Michel), pp. 49-57.
(3) Nous savons quelle influence eut Robert Vallery-Radot sur l'auteur de Sous le soleil de Satan : «Bernanos a eu affaire aux conseils de Vallery-Radot (qu'il demandait), à la censure de Maritain (qu'il acceptait) : ces deux influences constituent ensemble l'histoire de son œuvre, font partie de sa signification", affirme ainsi Pierre Gille dans un article intitulé Faut-il retoucher Sous le soleil de Satan ?, in Études bernanosiennes, n° 20, Du roman au film «Sous le soleil de Satan» (Lettres Modernes Minard, coll. La revue des Lettres Modernes, n° 1039-1044, 1992), p. 31. Michel Estève précise, sans que nous ayons trop besoin de développer ce point qui ne regarde que les historiens des idées, dans quels sillage et même sillon laboure Bernanos : «Sans conteste, l'auteur de Sous le soleil de Satan inscrit son témoignage dans une tradition (la fidélité aux dogmes catholiques) et dans un mouvement littéraire : le «renouveau catholique” de la fin du XIXe siècle, ouvert par Huysmans et Verlaine, prolongé par Léon Bloy, Louis Bertrand, Émile Baumann, Eusèbe de Brémond d'Ars et Robert Vallery-Radot. Le «réalisme surnaturel», qui fera l'originalité de ses romans, ne sera pas sans rappeler, dans une certaine mesure, le «matérialisme résolument spiritualiste» inspiré à Huysmans par La Crucifixion de Grünewald : c'est-à-dire une volonté d'appliquer au domaine de l'âme et du spirituel ce sens de l'observation limité, par Zola et les naturalistes, au domaine des mœurs et de la vie en société», in Bernanos. Un triple itinéraire, titre repris par Minard en distribution, 1987, p. 121.
(4) «Daniel s'étend aussi au milieu de ses hommes, n'ayant plus qu'une vague conscience de ce qu'il est, submergé par l'âme commune, cette âme de fatigue et de misère, d'agneau qui ne dit rien et qui porte sa croix, cette détresse de tout l'être loin de la mère, loin de la femme, loin de la maison, dans un isolement anonyme et sans gloire, devant Dieu seul qui mesure ce que souffre sa créature...» (p. 46).
(5) Voyez ce passage : «soudain ils avaient éprouvé la réalité du Christ avec une telle violence, une telle vérité qu'ils avaient compris d'un coup la douleur du monde, l'horreur du péché et de la mort, tout le renversement de la nature déchue. Pascal était leur guide et ils vivaient continuellement sans sa Nuit de Feu» (pp. 21-2).
(6) «Ni gai, ni triste : je vis sérieusement ces heures solennelles; je les pèse et les pense; elles sont terribles tant les écrase le poids de toutes les misères de ces hommes, leur exil angoissé, cette angoisse de l'homme qui a tout quitté, non par choix, mais par nécessité, et, pendant qu'ils cherchent à s'étourdir pour ne pas y croire, je la concentre en moi, je m'y crucifie et l'offre à Dieu, pour qu'il hâte la Rédemption qui tarde...» (pp. 55-6).
(7) «Oui ! j'ai terminé mon livre. La dernière lecture m'a écœuré. Non, je n'ai pas délivré mon furieux rêve ! On voit sa face passer et repasser derrière les barreaux, ou sa grande ombre sur le mur infranchissable. Fera-t-il peur ou pitié ?», in Georges Bernanos, Correspondance inédite 1904-1934. Combat pour la vérité (Plon, 1971, p. 185), lettre à Robert Vallery-Radot, 25 février 1925.
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