La nécessité de la poésie après Auschwitz : quatre poèmes, par Gregory Mion (26/12/2024)
John Gardner, La symphonie des spectres.
Note du traducteur :
On entend d’ici la détresse de Theodor Adorno qui pensait qu’un poème serait comme un nouvel acte de barbarie après Auschwitz, comme une parole inappropriée, inutile, peut-être même suspectée de capitalisation de la douleur pour s’en tirer à bon compte, parce que la poésie, depuis des siècles d’existence, s’est toujours avérée inapte à empêcher le pire. On entend aussi plus tardivement la sidération d’Hannah Arendt à l’écoute des minables alibis d’Eichmann, lequel avait eu l’outrecuidance de citer le philosophe Kant lors de son procès, ce qui n’avait pas tant prouvé la médiocrité de cet homme que l’incapacité des plus grandes pensées à dérouter ou à démanteler la barbarie (la pensée pouvant se reconnaître à l’instar de la petite sœur de la poésie). Mais quoi qu’on en pense ou quoi qu’on en dise, mieux vaut des paroles, fussent-elles des paroles en l’air ou des inspirations maladroites, que rien du tout – mieux vaut encore des poètes qui n'ont même pas vécu les camps de concentration que des faussaires de l’Histoire auxquels on a souvent offert des tribunes énormes pour affirmer un impensable et opportuniste négationnisme. Et par les temps qui courent dans une France qui paraît s’enfoncer dans un antisémitisme légitimé, nous n’avons sûrement pas perdu notre temps en traduisant trois poètes américains qui avaient quelque chose à dire – ou plutôt à ressentir – après la chute de toutes les strophes de l’univers dans le cerveau d’Adorno (après la catastrophe relative à la destruction des Juifs d’Europe et finalement corrélative à la décimation de toute promesse humaine). Ces poèmes d’Amérique, nous avons voulu qu’ils commencent par le verbe irascible d’Anne Sexton, par l’angulosité de son blâme, comme le cri d’un aigle tombant dans les vallées pleines de veulerie et de délictueuses complicités. À ceci succèdent les minimalismes de Cyrus Cassells qui évoquent par tant d’aspects les foudroyants summums lapidaires de William Carlos Williams (en témoigne par exemple la bouleversante remémoration des résistances de Sophie Scholl). Quant au dernier texte, composé par Richard Michelson, il fait office d’épilogue qui ne saurait fermer aucune porte de la perception, et, en outre, il est le plus caractéristique d’une dolente judaïté qui oscille entre la résolution intérieure des âmes fortes et l’impossibilité de ne pas décocher ici ou là des flèches de vengeance qui en appellent d’autres pour tout le reste des temps.
APRÈS AUSCHWITZ
par Anne SEXTON
La colère,
aussi noire qu’un hameçon,
me submerge.
Tous les jours,
tous les Nazis,
à huit heures du matin, allaient à la pêche au bébé
pour les rissoler au petit-déjeuner
dans leur poêle à frire.
Et la mort, d’un œil bon enfant à son poste d’observation,
nettoie les rognures de ses ongles.
L’homme est un mauvais sort,
je le dis haut et fort.
L’homme est une fleur
que l’on devrait envoyer au bûcher,
je le dis à gorge déployée.
L’homme
est un oiseau couvert de boue,
je le dis vent debout.
Et la mort, décontractée sur son siège,
se gratte l’anus.
L’homme et ses mignons doigts de pied tout rose,
et le miracle de ses mains,
n’est pas un temple
mais une fosse d’aisances dans un lieu reculé,
je le dis d’une voix immodérée.
Que l’homme jamais plus ne puisse trinquer.
Que l’homme jamais plus ne puisse tenir la plume du lettré.
Que l’homme jamais plus n’attache ses souliers.
Que l’homme jamais plus ne lève ses yeux
au ciel de la nuit tendre de juillet.
Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Plus jamais.
Toutes ces choses, je les dis pour faire esclandre.
Je supplie le Seigneur de ne point les entendre.
TOUS CES SAINTS SONT D’AUSCHWITZ
par Cyrus CASSELLS
Regarde : nous avons fabriqué
un contraste
de blanches chrysanthèmes,
un chemin qui n’a pas peur
semé de pétales d’alliances immortelles
et de lumière en gloire;
même là,
même là
devant les crématoires autrefois voraces,
contre le mur profanateur
où par balles tu es tombé,
les dures cages à poules
où tu as été mortifié
puis vidé de ta beauté à durée limitée –
toi parmi les souliers réquisitionnés,
parmi les cheveux tondus si vite,
toi qui as légué,
comme un témoignage qui donne à penser, le balafré
bagage de l’espoir suprême
et de la désillusion extrême.
Reviens et apprends-nous.
Depuis ces redoutables quartiers militaires
et ces secteurs du déshonneur
jonchés de cendres humaines,
aux fumantes heures du brasier
de Tous les Consacrés,
libère le pianissimo
de ton plus certain murmure
(vif comme le givre crissant
d’une marche forcée)
que doucement il vienne à éclore,
volubile foyer à jamais sonore
nous révélant
(le tourment, l’irrésolu,
le diviseur de la guerre, la raison de la vie)
l’au-delà du feu
et la toute première matière de ce que veut dire
vivre en être humain.
LA CARTE POSTALE DE SOPHIE SCHOLL
par Cyrus CASSELLS
Il y a ce moment foudroyant de blancheur
où j’apprends –
la façon dont mon train pour Cracovie et la constipation
a cessé sa traction
et je me suis réveillé, me retrouvant,
dans le soir commotionnant,
sur le quai de la gare d’Auschwitz –
que la carte postale d’Italie
glanée des années en arrière
comme un talisman fraternel
n’était pas celle d’une abstraction
profilant un garçon transalpin,
non, non, mais l’androgyne
représentation de Sophie Scholl,
la jeune, l’intrépide héroïne de la résistance –
comme si j’avais inscrit,
sur ma fille fanatique de Schubert,
sur mon fils réfractaire à l’école,
un langage enfiévré jusqu’ici insoupçonné :
colonnes doriques d’intraitables vocables
À quels contrats tu souscrirais
pour briser la tyrannie ? –
vaillants substantifs :
dignité, loyauté, courage;
dans le Munich des ânes bâtés,
la diligence du crachat dans l’œil,
la gradation dégradée
d’une swastika démembrée,
la redoutable intégrité
dans la bourrasque du mot liberté
pulvérisée sur les murs
et les remparts d’une morbide
patrie de créanciers de la chair
comme si les gens étaient du papier ministre –
Un de ces jours vous serez
où je suis désormais,
proclamait une prémonitoire
Sophie en acier à la rapacité
du tribunal Nazi qui la précipita
sur l’échafaud –
Observateur, collectionneur, au nom de la clarté,
approche-toi, avance-toi encore plus près :
ce n’est pas seulement la charité du bourgeon,
la pensive beauté,
le magnétisme d’un bel ragazzo;
l’altruisme de toutes ces années :
c’est l’esprit de la jeunesse en croisade
pour laquelle je suis une ambassade.
UN AUTRE POÈME DE L’HOLOCAUSTE
par Richard MICHELSON
I.
Je les observe alignés, en rang telle une arche d’alliance, deux par deux, bavardant à voix basse, et, une fois le professeur ailleurs, l’un en chahute un autre, puis le chahuté s’empresse de partir
à la poursuite de son chahuteur. C’est ainsi que les orphelins défilaient dans Varsovie en 42,
je m’adresse à ceux qui savent se tenir : ordonnancés selon les ordres. Et je suis tout près de
m’embarquer dans cette horrible histoire, celle qu’ils ne savent pas encore, lorsque je marque
une pause afin d’ouvrir la porte pour faire entrer un peu d’air. Et les voilà de nouveau,
mains sur les hanches comme deux compères de comédie, l’Ange de la Mort, puis l’Ange de l’Oubli,
ces amuseurs de vaudeville, ces irrécupérables trognes simulatrices de singeries,
pour toujours associées – toi d’abord – non : toi – dans l’encadrement miniature de la porte
du musée que j’appellerai, faute d’une meilleure expression, le mémorial de l’enfance.
J’ai dit des Anges ? J’ai voulu dire, à l’évidence, mes grands-tantes que vous n’avez point
rencontrées pour l’heure. Ma sœur les surnommait De-Ceci-Tu-Ferais-Mieux-d’Être-Ignorant
et Puisse-Ta-Tête-Ne-Jamais-Oublier. Pour ma part je préférais Sauce au Raifort et Charoset,
ce sandwich aigre-doux au pain azyme dans lequel les fidèles mordaient durant la Pâque juive.
Ces gens que je connaissais étaient alors vivants, mais aucun d’entre eux n’avait ouï dire qu’à Venise,
cet été-là, Allen Ginsberg, au nom des Juifs, avait choisi de pardonner à Ezra Pound.
N’avais-je pas d’ailleurs renoncé à ma propre bar-mitsvah pour une fin de semaine à Miami Beach
où ce directeur de centre aéré, juif ashkénaze de New York, devenu sudiste et vedette du jeu de palets, fut le premier à vanner Il y a un négoce de Choix comme un négoce de la Shoah, peu après que
Lillian Hellman avait inauguré sur les planches sa version non-judaïsée d’Anne Frank.
Tu écris un autre poème de l’Holocauste ? C’est une question de mon garçon.
Il prend la température de mon irritation pendant cette interruption – un sonnet d’amour,
au minimum ? – mais il n’en coûte pas moins de huit dollars d’essence de trajet pour aller à son
emploi saisonnier estival. Le diable emporte le poème, j’ai besoin de thune, sur l’air
d’une chanson, déformant à la fois les propos de Dahlia Rabikovitch et de Snoop Dogg. La poésie
n’était nulle part dans la maison de mon père, le fric pas davantage, à nos portes les montants
racontaient la descente, même si, à la rigueur, Papa était capable de réciter le Gunga Din de Kipling.
Moque-toi s’il le faut, la voix de ma mère se fait entendre, mais regarde dans la glace
et sache que je suis là pour te rappeler que ton père était un homme bon, un homme meilleur
que tous ces Ezra Pound et ces T. S. Eliot antisémites roulés en un rouleau d’aigreur.
Cela se passait à vingt-trois ans de maintenant, en présence de ma mère, lui tenant
la nuque et retenant pour l’instant ses larmes, dans l’attente, tandis qu’à l’orient de New York,
l’ambulance fonçait à tombeau ouvert et l’Ange de la Mort vadrouillait dans les parages.
Est-ce que tout va comme tu veux ? Elle demande, recréant l’harmonie sur l’oreiller de mon père,
et lui, cependant, toujours maître de cérémonie, simule une plaisanterie d’Henny Youngman en répondant que tout va quand l’argent va. La poésie n’est pas un pouvoir, sinon la puissance du peu,
le poète Auden le rabâcherait, s’il était là, et que n’aurais-je concédé, à ce moment précis,
pour son impassible contenance d’Angleterre. Un mort de plus dans la famille, que faut-il en dire,
Otto Frank s’est posé la question, censurant non pas la douleur mais la sexualité dans le journal
intime de sa fille, et, de nos jours, que ne feraient pas les parents pour duper les juges ou les jurés.
Tu écris un autre poème de l’Holocauste ? Cette fois c’est l’examen de l’Ange de la Connaissance,
juché sur mon épaule droite, pendant que je médite, et je le confonds souvent avec les traits
de son ambulante réplique bicéphale, l’Ange de la Conscience en l’occurrence.
Et voilà que je me souviens de ma pièce de travail, du Sacrifice d’Isaac en surplomb du bureau,
de la lame du couteau dirigée vers le bas, puis de l’Ange, son nom m’échappe au demeurant,
retenant le bras ineffablement couvert de sang d’Abraham. Et parce que
moi, exilé au sous-sol quand mon Isaac est venu au monde, j’ai négligé
ce couperet dégainé, il est resté dix mois suspendu au-dessus de la tête de mon fils nouveau-né.
Je me sens vilaine de dormir dans ce lit douillet, ma fille le proclame,
répétant son rôle d’Anne Frank et prenant une pause inquiète en présumant les applaudissements.
Brûlez tout après ma mort, Kafka l’a dit, pointant le bout de son nez, une fois encore
dans l’un de mes poèmes, avec sa tête de Juif d’avant-guerre. Il fait tout ce qu’il peut pour expliquer
la patrie aux expatriés de toute paternité. Plus personne ne lit de la poésie, quoi qu’il en soit,
ma mère l’écrit, citant un passage de l’un de ses carnets non publiés de secrètes pensées. Et qui donc ne voudrait pas continuer à vivre même après la mort ? C’est ma fille qui soumet sa récitation.
Me voici de nouveau à mon bureau, toujours enseveli dans ce sous-sol moisi, implorant le silence,
alors même qu’à l’étage, mes grands-oncles Abbott et Costello se disputent, je les entends,
et désormais ils se poursuivent l’un l’autre dans la cuisine comme s’ils étaient les Flics de Keystone,
et désormais ils se chantent des louanges comme s’ils étaient T. S. Eliot et Ezra Pound, et désormais
ils se consolent l’un et l’autre comme s’ils étaient les Anges respectifs de la Mort et de l’Oubli.
J’invoque la Paix; blâmant les contrevenants pour les rapatrier dans la dimension des alliés –
la main dans la main et les esprits apaisés; deux charmants préadolescents saisis dans leur cachette
derrière des tas de lunettes, des valises confisquées, des parchemins du Pentateuque profané.
Je veux les confronter au sein de la Tour des Visages éplorée, je veux leur apprendre
le protocole approprié du musée. Mais ils ne sont pas encore désolés, gloussant d’être sans regrets,
se renvoyant la balle des bons mots, ces anges désopilants qui s’exercent à l’angélisme. J’avais prévu
de mentionner Kafka ou même Kipling, mais, de toute évidence, j’ai perdu le contrôle et à présent
je ne me rappelle pas la moindre chose que j’étais venu dire. Je suis une jeune fille banale et j’ai
désespérément besoin d’un peu de joie turbulente, c’est le murmure d’Anne que je perçois tandis que j’ouvre
la porte pour faire entrer un brin d’air, la laissant jouer, aujourd’hui du moins, dehors sous le soleil.