Dans le même bateau que le matelot Herman Melville, par Gregory Mion (16/04/2025)

Crédits photographiques : Nacho Doce (Reuters).
«Ne savez-vous donc pas que moi aussi je sors du tombeau et que maintenant le soleil, l’air et la joie me font tourner la tête ? Ah ! La vie est belle pour les ressuscités.»

Leonid Andreïev, La vie est belle pour les ressuscités.


Note du traducteur :

Crane.JPGLa vie d’Herman Melville est l’histoire d’un progressif démâtage : les écrits du début, des récits collectionneurs d’aventures et de succès divers, n’ont pas permis de faire face aux perplexités de la critique lorsque les livres ont pris un tournant philosophique (et même biblique). Plus son écriture s’approfondissait, plus elle touchait au cristal de sa force imaginative, moins Melville était aimé. Les eaux ne l’ont plus porté – elles l’ont emporté vers les cimetières pélagiens que le météorite nommé Hart Crane visite dans son oraison pour Melville, vers ces climats de fosse marine où roulent les dés de tous les destins engloutis, climats de terreur et de délivrance, temps de chien ou accalmies – n’importe – que Crane rejoindra de son plein gré en sautant du pont d’un paquebot le 27 avril 1932, ne faisant alors plus qu’un avec la mer des Caraïbes et avec l’eau de mer en tant que melvillien territoire de la littérature. Et quoiqu’elle tue le plus souvent, cette eau maudite de la mer n’en est pas moins une eau bénite dans les strophes de Crane où les courants marins fondent le tombeau d’Herman Melville en se ressassant, en remuant les spectres que les mers ont directement ou obliquement recrutés, en disant la bonne aventure des morts qui n’ont plus à craindre les mésaventures des vivants. Et un peu en avance sur la mort, il y a les mots de W. H. Auden, cette histoire d’un Melville des derniers temps, d’un Melville en paix avec ses guerres, d’un écrivain mal-aimé qui, pourtant, trouve sur son chemin plusieurs visages de l’amour (celui de sa femme et celui de son père, peut-être aussi le sien, son amour IMG_2281.jpglibéré du mauvais amour-propre qui cherchait d’inutiles célébrités). Enfin, il nous a semblé que Melville devait prendre la parole, alors nous la lui avons donnée, comme, nous l’espérons, elle a pu lui être donnée par son meilleur traducteur, notre maître : Armel Guerne. Ainsi, dans un même registre de témoignage de profond respect, tels Auden et Crane témoignant au nom du respectable souvenir de Melville, nous avons choisi Herman Melville montrant tous ses respects à l’égard d’Abraham Lincoln. C’est une poésie qui nettoie la scène d’un crime (celui de Lincoln assassiné par l’Amérique déchirante et déchirée) autant qu’elle purge le peuple de ses troubles complicités en lui plongeant la tête dans un bénitier de virile espérance. Elle fait de Lincoln un crucifié en voie de résurrection et des Américains un peuple pardonné relancé dans l’Histoire par l’intermédiaire de sa souffrance initiatique.

HERMAN MELVILLE

par W. H. AUDEN

Au soir de son existence il fit voile vers une extrême clémence,
Et jeta l’ancre dans sa maison et débarqua sur le quai de sa femme
Et la main aimée devint l’asile où sillonner,
Et il traversa toutes les matinées en moine copiste
Comme si sa profession était une île nouvelle.

La moralité régnait : c’était la connaissance inédite.
Sa terreur dut tout à fait se dissiper
Afin qu’il s’en aperçût ; mais c’était le coup de vent qui l’avait dispersé, lui,
Au-delà du Cap Horn du succès populaire
Qui se lamente : « Ce récif est Sauvetage autant que Naufrage. »

Et le tonnerre l’avait assourdi et les éclairs l’avaient obscurci :
– Le héros dément à la poursuite d’un diamant,
De l’insolite monstre d’ambiguïté qui avait mutilé sa verge,
Haine contre haine se neutralisant dans un hurlement,
L’indéchiffrable survivant s’arrachant du rêve effroyable –
C’était complexité autant que fausseté; simple était la vérité.

Banal est le Mal et toujours à face humaine,
Il dort dans nos lits et mange à nos tables,
Et tous les jours nous sommes à la Moralité présentés,
Même dans les salles de jeux parmi les multitudes impures;
Il a un nom tel que Billy et il est presque la perfection
Mais il est affublé d’un bégaiement en guise d’ornementation :
Et chaque fois qu’ils se voient le même événement doit se produire;
C’est le Mal qui s’avère impuissant comme un amant
Et qui doit chercher la bagarre et s’en sortir,
Et les deux à l’abattoir sous nos yeux vont explicitement.

Voilà maintenant qu’il se trouvait éveillé, renseigné,
Nul n’est jamais sauvé sinon dans les songes;
Cependant quelque chose d’autre avait subi la diffamation du cauchemar –
Même le châtiment parlait d’humanité, d’amour, en somme :
Le bruyant ouragan avait été sa société paternelle
Et durant tout ce temps il avait été sellé sur le sein de son père.
Lequel désormais l’avait doucement débarqué, livré à la vie.
Il se tenait sur le petit balcon et il écoutait :
Et les constellations du ciel chantaient, là-haut, toutes comme dans son enfance
« Vanité, tout est vanité », mais il y avait une différence;
Dès lors les mots en descente venaient comme un silence de cime –
– Timide fut Nathanaël parce que plein de lui fut son amour –
Mais à présent il s’extasia dans l’exultation et dans la reddition :
« La Divinité comme le pain s’est émiettée. Nous sommes les miettes. »
Et à son bureau il s’est assis et une histoire il a écrit.


SUR LA TOMBE DE MELVILLE

par Hart CRANE

Souvent sous les courants, si loin de ce récif,
Il vit le dé osseux des dépouilles noyées, le legs cubique
D’une mission diplomatique. Les chiffres des six faces, qu’il regardait,
Se ressassaient et s’embusquaient sur le rivage antique.

Et passaient les épaves sans un tintement de glas,
Le calice de la mort généreuse déversant
Un chapitre éparpillé, un livide hiéroglyphe,
Le funeste présage arqué parmi des corridors de conques.

Puis dans le calme périple d’une vaste spire,
Ses amarres désamarrées, sa malignité réconciliée,
Vivaient des yeux de givre qui soulevaient des autels;
Et le silence des oracles s’immisçait sur les étoiles.

Compas, quadrant et sextant ont cessé d’inventer
Les confins des marées… Tout en haut des sentiers du ciel
Le chant du tragédien n’agitera point le matelot.
Cette ombre fabuleuse que la mer seule protège dans ses eaux.

LE MARTYR

Révélateur de la passion du peuple lors du 15 avril 1865


par Herman MELVILLE

Vendredi saint fut le jour
Du prodige et du crime,
Quand ils l’ont assassiné dans son humanité,
Quand ils l’ont assassiné à son sommet
D’obligeance et de tranquillité –
Quand il était animé d’une vibrante volonté
De racheter les mauvaises mentalités,
D’être bon au cœur de sa conquête;
Mais ils l’ont assassiné dans sa bonté,
Dans leur démence et dans leur ignorance,
Et ils l’ont assassiné d’un coup dans le dos.

On entend le sanglot des plus forts,
Et tombe sur le pays un ciel de suaire;
Mais le Peuple dans ses larmes
Montre sa main de fer :
Gare au Peuple gémissant
Quand il dévoile un poignard dans sa main.

Il est gisant dans son sang –
Du patriarche il est une expression;
Ils l’ont assassiné, le Mage du Pardon –
Le Vengeur maintenant s’impose,
Le Justicier judicieusement sévère
Qui fera, dans sa rectitude,
Ce que les cieux lui diront de faire,
Et les parricides iront en détention;
Car ils l’ont assassiné dans sa sainteté,
Dans leur emportement et dans leur aveuglement,
Et son sang est sur leurs mains.

On entend le sanglot des plus forts,
Et tombe sur le pays un ciel de suaire;
Mais le Peuple dans ses larmes
Montre sa main de fer :
Gare au Peuple gémissant
Quand il dévoile un poignard dans sa main.

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