Héloïse captive et révoltée dans la galvanisante poésie d’Alexander Pope, par Gregory Mion (12/09/2025)
Crédits photographiques : Tony Dočekal (El País).
Henry James, Portrait de femme.
Note du traducteur :
Bien des fascinants trous de serrure ont été les passages secrets de nombre de voyeurs lettrés ou artistes (connus et inconnus) pour voir, apercevoir ou extrapoler ce qu’Héloïse et Abélard manigançaient de faire, ce qu’ils faisaient aussi, et, dans une moindre mesure, tout ce qu’ils n’ont pu continuer de pratiquer après l’émasculation nocturne de l’amant et la pseudo-entrée en religion de l’amante, mais peu de ces indiscrets, il faut le dire, ont été là où Alexander Pope s’est rendu : peut-être moins, donc, du côté frontal des choses que du côté latéral, ainsi que du côté post-génital, comme si son œil avait regardé des ombres flottantes et senti des âmes se tourmenter au lieu de voir des corps entrecroisés et des semences couler (puis des testicules nuitamment réséqués). Son œil fut un éducateur d’érotisme plutôt qu’un soupirail versé dans le chic pornographique ou dans le goût facile du scandaleux, un œil par ailleurs psychologue non par excès mais par exquise continence, par l’élégance faite poète, fixant au moyen de quelques centaines de vers le fin fond encéphalique d’une jeune fille qui ne pleure pas d’avoir saccagé la sainte morale (comme l’Héloïse nouvelle de Rousseau s’en afflige en des centaines de pages dégoulinantes) mais qui s’en veut en première instance d’avoir causé du tort à son homme (tel que l’a bien compris l’un de nos meilleurs commentateurs de ce binôme de légende : Étienne Gilson). Et dans le souci enchanteur de ressaisir avec toute l’économie et toute la finesse de la poésie anglaise ce que des siècles n’ont cessé de dérouler en touffus manuscrits ou en tableaux plus ou moins explicites, nonobstant également les conversations dignes d’un débit de boissons, Alexander Pope excelle, tant dans l’art de frapper les consciences par des images évidemment frappantes que par son génie avant-gardiste qui, à l’instar d’Héloïse pas seulement apitoyée, pas seulement broyant le noir visqueux d’un improductif sentiment de culpabilité, jette quelques pavés dans quelques glaciales mares puritaines (car le siècle des Lumières de Pope n’était pas encore tout à fait entièrement allumé, et, par ailleurs, ce n’est pas parce que certains fats se félicitent d’avoir brisé certaines ceintures de chasteté religieuses qu’ils sont forcément délivrés de leur effroi devant les vérités primordiales de l’amour). Ce dont nous sommes par conséquent les chanceux destinataires à la lecture de Pope, c’est d’une vision si vivante et si moderne que non seulement nous redécouvrons une Héloïse bravant tombeaux et impératifs catégoriques, mortelles humeurs et rigides disciplines, digne femme en devenir qui craint moins Dieu que de se décevoir en tant que femme qui aime, mais aussi nous reconnaissons – et ce n’est que stricte justice ! – que la vedette du couple, en somme, ce n’est pas le génie, ce n’est pas le glorieux intellectuel que tout le monde court, car il faut bien que ce soit Héloïse, il faut bien que ce soit le génie des tripes qui l’emporte de loin sur le génie des pensées ! C’est du reste assez cocasse, quand on y songe, car l’homme de lettres qui nous raconte tout ceci, qui chante une grandeur et plus particulièrement la grandeur d’une femme, Alexander Pope en l’occurrence, cet homme-là, on le sait, souffrait du mal de Pott, sorte de très mauvaise bifurcation de la tuberculose qui brise une croissance et peut astreindre à la petitesse dite nanisme, déficience qui semble avoir touché ce délicat natif de Londres et lui avoir octroyé des sensibilités supérieures à la moyenne, en tout cas suffisantes non pas pour nous parler jusqu’à plus soif d’Abélard le Savant et de ses calamités d’eunuque (sauf en une formule habilement ramassée), mais d’Héloïse et des façons dont elle a fait de ses infirmités de recluse d’apparence mariale des forces de femme libre allant jusqu’à se moquer des hommes soi-disant consistants et de leurs crucifix. Elle n’est alors point toujours tendre envers Abélard et elle a raison (et elle est pleine d’une valse-hésitation féconde entre Abélard le Relatif et l’Absolu Promis des régions de Tout-en-Haut) : c’est elle, redisons-le, qui juge de ce que c’est que l’amour parce que c’est elle qui est la Donation dans un monde terrestre trop embarrassé de Rétention. Faut-il en outre écrire un supplément à cela ? Faut-il expliquer par le menu que les rimes étaient inévitables et que çà et là quelques reconstructions étaient tout aussi indispensables ? Cela ne serait qu’une anecdote au regard de la puissance enthousiasmante de cette poésie et des éclats qu’elle dépose non dans telle ou telle langue mais dans le Langage des Vérités Amoureuses.
POUR ABÉLARD DE LA PART D’HÉLOÏSE
par Alexander POPE
Dans l’abysse des solitudes et l’horreur des cachots,
Demeures des contemplatifs de Dieu et des cœurs gros,
Châteaux de mélancolie et trônes éternels de rêves noirs ;
Quel est ce sang turbulent qui dans la vierge s’est mis à pleuvoir ?
Pourquoi mes pensées errent par-delà ce définitif presbytère ?
Pourquoi repasse mon cœur par ces chaleurs de naguère ?
Finalement je l’aime – la source d’Abélard se montra,
Mais de ce nom Héloïse devait encore embrasser le substrat.
Doux nom de la fatalité ! Mets-toi pour toujours au secret,
Le son de cette voix ne te prononcera – au saint silence tu es voué.
Mon cœur, cachez-le moi, soyez l’enclos d’un masque sur sa figure,
En vous je sens que Dieu se mêle à son adorable pensée qui dure :
Ô ma main, n’écrivez point – le nom surgit
Déjà écrit – mes larmes, emportez-le, je vous en prie !
Héloïse, en pleurs, en vain se lamente et se perd en prières,
Sa main se sacrifie aux dictées de son cœur autoritaire.
Ces quatre murs fatidiques ! Carcan de ténèbres où vivent
Des soupirs de contrition, où d’indociles plaies se ravivent :
Sinistres sols de pierre que tant de genoux martyrisés ont usés !
Cryptes et tanières éreintées par des épouvantes amassées !
Sanctuaires des pucelles aux livides regards attentifs,
Asile des priants désolés qui ont appris sur le vif !
Comme de marbre vous restez, je suis froide et sépulcrale,
Mais je n’ai point encore succombé au sommeil du minéral.
Les édens ont pâli depuis qu’Abélard est parti,
Insoumise nature obligeant la moitié de mon cœur au sursis ;
Oraisons et privations ne ralentissent pas l’intraitable chamade,
Les larmes et le temps n’arrangent rien pour les malades.
Aussitôt que j’ouvre tes lettres je tremble,
Ce nom et sa réputation réveillent tous mes malheurs ensemble.
Ô nom d’incessante tristesse ! Pour toujours adoré qui plus est !
Il se ressource d’un soupir, il sait entrer dans un sanglot, dans un hoquet.
Où que je sois, je redoute d’y être,
Dans mon dos, de terribles fléaux me citent à comparaître.
De missive en missive, mon œil s’épanche et se noie,
Il est la proie d’un grand choix de misères, pauvre de moi :
Par l’amour attisée, maintenant flétrie dans ta fleur,
Égarée dans un couvent d’abattement et de sombreur !
En ces lieux, une sévère pratique réprime la flamme rebelle,
Ici meurt le meilleur des passions, des amours et des immortels.
Mais je veux que tu m’écrives, que tout tu dises, aussi mes peines
Iront vers les tiennes et mes gémissements feront de même.
Aucun ennemi, aucun coup du sort ne pourront désarmer cette puissance ;
Et mon Abélard serait-il plus cruel que cette engeance ?
Les larmes m’appartiennent, je ne serai point avare d’en verser,
L’amour veut voir quelles eaux ont coulé des yeux qui ont prié ;
Il n’est nul devoir plus beau qu’un œil délavé puisse poursuivre ;
Lire et pleurer, ce sont les seuls chemins qu’il pourrait suivre.
Laisse-toi donc aller – souffre de partager cette rude souffrance ;
Ah ! Mieux encore que des aveux : dis-moi toutes tes sentences.
Du ciel est venu l’alphabet des poètes pour secourir les damnés,
Les amants ostracisés ou les jeunes filles séquestrées ;
Ils vivent, ils se confient, ils respirent ce que l’amour inspire,
Leur âme est un brasier, son feu ils se soucient d’approfondir,
Le vœu de la vierge se révèle, ses peurs ont fléchi,
On pardonne ses rougeurs et tout son cœur déferle irréfléchi,
Les âmes s’effleurent, l’érotisme s’empresse,
Et souffle une brise de joie du Pôle Nord aux confins de la Grèce.
Quand je me suis brûlée à ta braise, tu sais comme j’étais candide,
Quand m’aborda l’Amour sous les auspices d’une Amitié timide ;
Mon imagination t’a façonné d’une forme angélique,
D’une idée de toute beauté, d’un Esprit esthétique.
L’entrain de ces yeux chaque jour entreprenants,
Éclats des firmaments qui luisaient obligeamment.
J’étais innocente et médusée – les dieux écoutaient tes comptines,
Leurs vérités d’en-haut, dans tes refrains, ici-bas venaient adamantines.
De ces chants quels préceptes eussent manqué de faire du cœur un tambour ?
De bonne heure ils m’ont enseigné que nul n’offense dans l’amour.
Sur les brisées de la volupté, je suis revenue, j’ai accouru,
Le Surhomme que j’aimais, je ne souhaitais qu’il fût de l’Homme un résidu.
Les plaisirs des saints, je les vois lointains et obscurcis ;
Je ne les envie point – j’ai perdu les cieux mais j’ai gagné un génie.
Forcée de me marier, que de fois ai-je dit, sur ces entrefaites :
La peste soit des lois hormis sur celles que l’amour a faites !
Aussitôt qu’il voit les chaînes humaines, l’amour, libre comme l’air,
Déplie ses vives ailes et soudainement rejoint les atmosphères.
Le lustre et les titres, qu’on les donne à la dame en robe blanche,
Son acte est sacré, sa renommée une avalanche ;
Devant la passion véridique, ces jugements capitulent,
Le bruit de l’argent et des honneurs ! Quel est-il pour l’Amour majuscule ?
Au Dieu jaloux ne déplaise, quand nous profanons son séjour,
Des ardeurs tourmentées nous possèdent en retour,
Et cela déplaît, alors il commande aux mortels dupés de subir,
Pour avoir cherché dans la vie tout ce qui l’amour fait mourir.
À mes pieds le grand maître du monde pourrait s’agenouiller,
Lui, son trône et son royaume, que je les mépriserais :
De César, je ne daignerais pas montrer que je suis l’impératrice ;
Non : de l’homme que j’aime, tolérez que je sois la complice.
Si la langue pouvait inventer un mot plus cavalier,
Plus joli que bien-aimé, pour toi elle prendrait cette liberté !
Ô journées printanières ! Celles où des âmes heureuses vont se plaire,
Quand l’amour est affranchi, quand la nature prescrit son ministère :
Ainsi va l’épanouissement, tout est agent, tout est patient, réciproquement,
Les vides sont enfin remplis, les encres de la vie écrivent un roman :
Les pensées elles-mêmes s’associent avant que les lèvres ne se dissocient,
Du fond des cœurs montent en commun l’espoir de vivre sans souci.
La félicité, voilà ce que c’est (si tant est qu’elle existe parmi les hommes)
Et elle fut une fois le lot d’Abélard et de celle qu’Héloïse on nomme.
Hélas ! Comme les temps ont changé ! Quelles subites ténèbres se sont levées !
Un amant traqué sans vêtements se vide de son sang – il est condamné !
Où était-elle ? Où donc Héloïse vivait ? Sa voix, sa main,
Le tranchant de sa volonté se fussent dressés contre ces ordres malins.
Vous les barbares, ne fuyez pas ! La sanglante blessure vous oblige ;
Le crime était vulgaire comme est vulgaire la douleur qu’il inflige.
Je suis lasse de dire – la honte et la rage se taisent,
Que les larmes et les joues rouges disent la suite du malaise.
Ce jour de gravité, d’austérité, peut-il sombrer dans l’abîme,
Quand là-bas, au pied de l’autel, on nous étendit, nous, les victimes ?
Se peut-il que tu oublies les larmes que j’ai versées, à ce moment-là,
Lorsque j’avais toute la vie à vivre et qu’au monde j’ai sonné mon glas ?
De ma bouche gelée, j’ai caressé la coiffe du sacerdoce,
Et tremblèrent tous les lieux saints, et pâlirent les sens de Dionysos :
Les nues n’ont guère cru aux dignités qu’elles ont sondées,
Comme les saints ont écouté stupéfaits les vœux que j’ai prononcés.
Or tandis que j’allais vers la sordide table des liturgies,
Mes yeux ne fixaient pas la Croix, mais toi, ma théologie :
La grâce et le zèle n’étaient pas de l’appel, l’amour seul m’exhortait,
Et perdre ton amour serait perdre toute ma société.
Viens ! Toi et tes visions, tes conversations, soulage mes catastrophes ;
Il en est plein pour toi qui ne gêneraient pas ton âme philosophe.
Qu’on me laisse encore ton sein vénéré pour que je m’y repose,
Et ton œil, je veux en boire le poison pour y goûter l’osmose,
Qu’à ta lèvre je me grise, et qu’à ton cœur je sois prise ;
Donne tout ce que tu as – et je me charge de rêver le reste d’Héloïse.
Mais non ! Apprends-moi d’autres bonheurs de grande valeur,
Ma partiale pupille d’autres charmes réclame pour sa vigueur,
Remplissez-moi de toutes les lumières sempiternelles,
Et puissé-je vaincre Abélard et choisir l’immuable Paternel.
Ah mais songe donc à ton troupeau, il est digne de ton attention,
Des douceurs de ta main – ils sont enfants de ta bénédiction.
Leur âge était bien tendre du temps de leur exode, loin des mensonges du monde,
Par monts et par vaux, dans le froid et dans le chaud, tu les as libérés de l’immonde.
Tu as bâti ces murs de sainteté ; le désert s’en est abreuvé,
Puis le Paradis s’est déversé dans l’aride contrée.
Il n’est pas de lamentable orphelin qui ait vu les boutiques de son père
Corrompre nos sanctuaires, souiller nos sols et nos lumières ;
Et l’avare, en mourant, s’est dit que l’économie de son métal précieux
Serait ici le prix d’ami d’un paradis bien lucratif pour les parcimonieux :
Mais les vrais abris ne sont construits que par les purs,
Dans les éloges du Créateur, on les entend fonder ces murs.
Dans ces murs d’esseulement (au fond desquels un jour est une perpétuité),
Sous ces dômes couverts de mousse, incrustés de clochers spiralés,
Il y a d’horribles voûtes où les midis sont des minuits,
Et les mornes vitraux ont trompé la majesté de ce qui luit ;
Tes yeux furent intercession pour un rayon de réconciliation,
Et des lueurs en gloire ont été pour un jour la glorification.
Mais à présent aucun visage divin ne porte l’empreinte du contentement,
C’est une insipide tristesse, ce sont de continuels larmoiements.
Vois comme j’essaie d’imiter les fortes prières de mes acolytes,
(Ô fervente escroquerie d’une charité hypocrite !),
Et pourquoi donc aux prières des autres je devrais être soumise ?
Apparais-moi ! Mon père, mon frère, mon mari, mon ami – mon église !
Et alors ! Que ta servante, ta sœur et ta fille s’émeuvent,
Et autres douces appellations qui ne font qu’une : de mon amour la preuve !
Çà et là des sapins ont couché leurs ombres sur les rochers,
Dans les airs leurs cimes flottent et susurrent dans les vents abîmés,
Des rivières ambulantes scintillent entre les collines,
Le tintement des ruisseaux qui retentit dans les ravines,
Les vents violents qui agonisent à la pointe des arbres,
Le tremblement des lacs sous l’effet des brises et leurs palabres ;
Ces dramaturgies ne sont plus les alliées de mes contemplations,
Ni les mélodies du loisir pour la vierge et ses impressions.
Mais sur les bois crépusculaires et les sinistres repaires,
Parmi les vibrants carrés du cimetière, parmi les tombes entremêlées à leur manière,
Elle trône, la Mélancolie Noire, et tout autour elle lance
Un macabre silence et un repos de démence :
Son affreuse régence assombrit tout ce théâtre,
Ternit chaque fleur et tout ce qui est vert devient verdâtre,
Mûrit le murmure des eaux qui s’écoulent,
Et anime les forêts d’une âme de goule.
À jamais recluse, à jamais assignée à résidence ;
Triste évidence d’une femme qui aime et de sa quantité d’obéissance !
La mort – rien que la mort – pourrait briser le lien tenace ;
Je le sais déjà : ma frigide poussière pourrira dans cette paroisse,
Et tout ce qui est vulnérable, tout ce qui est flamme ici se résigne,
Et mes fautes attendent d’être délivrées de ce qui est de tes péchés le signe.
Quel enfer ! Certains crédules me croient l’épouse de Dieu,
Je l’avoue : je suis l’esclave de l’homme et de l’amour furieux.
Ô Ciel ! Aidez-moi ! Mais de quel trou provient cette prière ?
Vient-elle de ce qu’on révère ou de ce qui désespère ?
Même dans ces glacières où la chasteté rencontre sa place naturelle,
L’amour trouve un foyer pour braver l’interdiction formelle.
Je devrais me flageller, mais pour cela ce n’est pas moi que l’on recrute,
Si je regrette l’amant, je ne déplore point la chute ;
Mon crime, je le vois – à sa vue je m’emballe,
Je me repens des plaisirs d’autrefois et je prétends à d’autres scandales ;
Aujourd’hui je suis à Dieu, je gémis sur mon ancienne impudence,
Aujourd’hui je pense à toi et je maudis mon ignorance.
De tous les accablements qu’on enseigne à ceux qui s’aiment, c’est, sans doute,
La plus dure des sciences dont on se désenvoûte !
Comment défaire l’impénitence tout en prenant de la hauteur,
Et détester l’offense tout en aimant son offenseur ?
Comment bannir de la souillure l’objet de mon estime,
Ou comment s’orienter parmi le repentir et l’amour légitime ?
Voici un devoir pour les anges ! De la fascination, je dois démissionner –
Supplice pour mon cœur si sensible, ma poitrine trouée, ma perdition avérée.
Avant qu’une âme de ce poids ne retrouve son parfait état,
Que de fois elle aimera, que de fois elle haïra !
Que de fois nous espérons, nous désespérons, nous jalousons, nous regrettons,
Nous dissimulons, nous méprisons – tout cela nous le faisons : mais oublier ? Sans façon.
Mais sans tarder, puissent les Cieux se saisir de cette énigme et la résoudre –
Que la solution soit brutale plutôt que morale – non pas le calme mais la foudre !
Ne tardez pas ! Apprenez-moi la tempérance, la nature qu’on brime,
Le délaissement de mon amour, de ma vie, de moi-même – de mon intime.
Remplissez mon tendre cœur de Dieu : car lui seul
Est un rival sérieux et pourrait couvrir Abélard d’un linceul.
Qu’il est heureux le sort de la Vierge impeccable !
Le monde est peu regardant – les moralistes oublient l’irréprochable.
Lumière immortelle de l’esprit modèle !
Des prières entendues et des vœux qu’on amoncelle ;
Du travail et de l’oisiveté maintenus dans un grand équilibre ;
« Le sommeil des justes ne détruit pas de la justice la fibre » ;
Des désirs modérés, des intérêts encore plus mesurés,
Des chagrins qui consolent et des soupirs qui s’envolent aux Divinités.
Elle est touchée par la grâce et ses plus hautes sphères,
Et des anges s’emploient pour donner à ses rêves la meilleure des matières.
Pour elle la vivante rose du Paradis s’affole,
Et les ailes des séraphins font chanter des parfums d’acropole,
Pour elle l’Époux prends soin de l’anneau nuptial,
Pour elle des vierges de lait entonnent le chant matrimonial,
Au son des harpes suprêmes elle se pâme,
Et aux visions d’un infini elle s’amalgame.
Les idéaux de mon âme coupable ont d’autres tournures,
Des transes qui diffèrent, tissées de joies contre-nature :
Au déclin de tous mes jours stricts et pitoyables,
L’imaginaire absout ce que la vengeance a décrété blâmable,
Et s’endort la conscience, et renaissent les libres tendances,
Alors mon âme évadée à toi se hâte – elle est souple et elle danse.
Ah les maudites et ruineuses peurs de la nuit extralucide !
Comme l’éclat des torts exaltent les plaisirs torrides !
De séditieux Démons enfreignent tous les freins,
Ils remuent l’amour qui prend sa source dans mes reins.
C’est toi que j’entends, toi que je vois, tes attraits que je contemple,
Et mes bras serrent ton fantôme comme l’enceinte protège un temple.
Je me raisonne – il n’y a plus rien à voir, plus rien à entendre,
Le fantôme m’esquive, fleur abandonnée par un soleil de décembre.
Ma voix s’affirme dans le noir – aucun spectre n’assiste à son discours ;
Je veux remplir le vide de mes bras – l’ombre s’enfuit glissante et sans secours.
Sur mes yeux mes paupières se ferment, je veux rêver de nouveau,
Retentissez, clémentes illusions, fallacieux propos !
Hélas rien ne dure – je crois que nous sommes les errants
Des étendues hantées, que nous pleurons le malheur des indigents,
Où rampe un livide lierre autour de quelque donjon décomposé,
Où les profondeurs sont surveillées par de croulants et sourcilleux rochers.
Soudain tu montes aux empyrées, de là-haut tu te signales,
Les nuages s’intercalent, les vagues vocifèrent, le vent se fait rafale.
Je hurle et je sursaute, la même et monotone perspective à l’horizon,
Et je sors du lit lestée de tous les maux que je croyais en détention.
C’est pour toi que les décrets du destin ordonnent, d’une sévère amabilité,
La tranquille suspension des hauts et des bas de la destinée ;
Ta vie s’assemble dans la languide trêve d’une durable quiétude ;
Ton cœur ne connaît pas l’émeute, ton sang est une terne solitude.
Immobile telle une mer d’huile, avant tout commencement des vents,
Avant que l’esprit mouvant ne donne à l’eau le mouvement ;
En paix comme les nuits amnistiées d’un saint de la prêtrise,
Et léger comme les aurores d’une terre promise.
Montre-toi, Abélard ! Serait-ce pour toi si redoutable ?
Le flambeau de Vénus n’éclaire point les serviteurs du diable.
La Nature se cache ; la Religion crie au blasphème ;
Et toi-même tu es froid – il n’y a qu’Héloïse qui aime.
Ah ces feux impérissables et malheureux ! Ils sont de ceux qui brûlent
Pour illuminer les morts et vivifier l’infructueux crépuscule.
Quels spectacles m’apparaissent où que je porte mon regard !
Les grandes idées que je pourchasse, où que je sois dans ces beaux-arts,
Elles poussent dans le verger, elles infestent la nef,
Toute mon âme en est viciée – mes deux yeux en sont le fief.
Soupirer pour toi me fait manquer la poésie matutinale,
Ton image s’immisce entre mon Dieu et ma morale,
Dans tous les hymnes, il semble que ta voix s’insinue,
Et chaque larme qui m’échappe est une perle de grand cru.
Quand de l’encensoir des nuées de senteurs se répandent,
Et que l’âme grandit lorsque les tubes de l’orgue la transcendent,
Une pensée pour toi met tout ce faste en fuite,
Prêtres, cierges et temples, ils baignent au fond de mes orbites :
Dans des océans de feu mon âme défaillante est noyée,
Et des cathédrales s’embrasent, et des anges alentour sont ébranlés.
Ici je dors dans un lit de prostration, je suis servile,
Et des eaux bénites suintent de mon œil fébrile,
Ici je suis tremblante et priante, je me morfonds dans la poussière,
Et une grâce naissante ouvre sa voie dans mon mystère :
Si tu l’osais, ici tu te hasarderais, beau comme tu l’es !
Tu défierais le Ciel ; sur mon cœur tu viendrais spéculer ;
Viens donc avec un seul de tes regards qui assassinent
Pour tuer dans le ciel des idées toutes les belles doctrines ;
Remporte cette grâce, ces dépressions et ces lamentations ;
Ramasse mon stérile ascétisme et mes dévotions ;
Fais-moi sortir de la demeure des bienheureux où je suis depuis peu ;
Pactise avec les monstres et arrache-moi de mon Dieu !
Non : libère-moi, mon envol je veux prendre jusqu’au bout de la Terre,
Que les Alpes entre nous se lèvent ! Et que grondent les rouleaux de la mer !
Reste là-bas ! Ne m’écris pas, ni même ne pense à moi, ne fût-ce qu’une fois,
N’ébruite pas le moindre des pincements au cœur que je ressens pour toi.
Je fais fi de tes serments, je renie ton souvenir ;
Oublie-moi, désavoue-moi – tout ce que j’étais, il te faudra le vomir.
Cet œil intelligent et ce regard ensorcelant (ils me visitent encore !),
Les théories d’un prodige – adieu ! Cela n’est plus de mon ressort.
Ô sérénité de la Grâce ! Ô vertu d’un Olympe chrétien !
Divine omission d’un vilain système de philistin !
Riante fille du ciel : elle voit l’espoir qui derechef bourgeonne !
Et la foi, notre immortalité primordiale – elle en frissonne !
Entrez là, charmants et conviviaux commensaux ;
Honorez le repas et drapez-moi dans l’irrévocable repos !
Découvrez cette gisante : la piteuse Héloïse dans sa prison,
Elle est aux catacombes, près de ceux qui ont connu l’extinction.
Même quand le vent tombe, il paraît qu’un esprit peut souffler,
Et plus d’un écho dans ce cachot continue de parler.
Pendant que là je m’avisais des chandelles mourantes,
Un bruit de souterrain me saisit, venu d’une chapelle distante.
« Approche, ma sœur, approche ! » (cela disait ou semblait dire)
« Ta maison est ici, pauvre sœur, tu dois quitter le pire !
Il m’est arrivé, comme toi, de convulser, de gémir, de saluer Marie,
Jadis une victime de l’amour, désormais une illustre brebis :
Car tout est accalmie dans ce repos éternel ;
Ici le chagrin omet de se plaindre, et l’amour d’être cruel,
La superstition elle-même se défait de ses peurs :
C’est Dieu – et non l’homme – qui de nos faiblesses est le justificateur. »
J’approche, j’approche ! Jardinez vos chemins de roses,
Vos palmiers célestes et vos fleurs pour toujours écloses.
Où les gens dévoyés peuvent trouver du répit, j’y vais,
Où les cœurs se réchauffent auprès du feu des choses raffinées :
Que diantre, Abélard ! Tu es le ministre de mes tristes appointements,
Et tu adoucis le passage aux royaumes des éblouissements ;
Ma lèvre est frémissante – regarde – et ma rétine a le vertige,
Bois mon dernier souffle et attrape mon âme qui voltige !
Oh non – si tu pouvais plutôt parader dans une sacrale soutane,
Dans ta main tenir l’ardent chandelier qui dorlote nos mânes,
Me présenter la croix devant mon œil instruit des vastitudes,
M’enseigner d’emblée ce que tu sais, apprendre de moi la finitude.
Eh bien ? Ose voir ton Héloïse qu’un temps tu aimas !
On ne te fera pas procès pour m’avoir envisagée par le bas.
Vois sur mes joues le rouge fugace qui passe !
Vois l’étincelle de mon œil livrer sa dernière audace !
Bientôt cesseront la vie, le mouvement et la respiration ;
Et même mon Abélard ne sera plus le sujet d’une pulsion.
Ô éloquents monologues de la Mort ! À nous autres vous dites
De quels débris nous sommes dupes quand pour l’homme notre cœur palpite.
Au demeurant, lorsque la dent du temps rongera ta prestance,
(Raison de toute ma culpabilité, de toute ma jouissance)
Puissent tes tourments s’engloutir en des transports extatiques,
Et de beaux nuages te prendre, et des anges veiller sur toi à l’identique,
Puisse l’arceau du ciel encore s’arrondir et sa vive lumière t’accueillir,
Et les saints t’adopter d’un amour pareil à mon désir.
Il faudrait qu’un tombeau soit l’abri des dolents inconnus,
Et qu’on grave mon amour inlassable sur ton nom reconnu !
Alors, les années fuyant, quand mes misères seront derrière,
Il aura fini de battre, ce cœur contestataire ;
Si, par hasard, l’on voyait s’avancer deux amants infortunés
Vers les radieux trésors et les pieux parapets du Paraclet,
Au-dessus des marbres d’ivoire ils uniraient leurs fronts,
Et ils s’abreuveraient des larmes en cascade où trempe leur union ;
Et sombrement ils diraient, émus d’une pitié commune,
« Ô les deux maudits que voilà ! Qu’on nous épargne d’aimer sous leurs lunes ! »
Quand de bruyants Hosannas s’élèvent de la forte chorale,
Et enflent l’enflure d’un sacrifice animal,
Dans ce tableau, pour peu qu’un œil d’indulgence
Se pose sur la pierre jonchée de nos reliques de froide faïence,
Il verra la ferveur en personne ravir une pensée aux hautes régions,
Une larme venir et l’humaine condition trouver le grand pardon.
Et certainement, s’il fallait plus tard qu’à nous se joigne un barde,
En parfaite accointance avec mes amères échardes,
Contraint de soupirer sur des années d’abstinence,
Et de ne plus admirer les appâts de l’existence ;
À supposer qu’un tel homme soit, aimant si bien et si longtemps ;
Qu’on l’autorise à conter notre histoire et nos empêchements ;
Les calamités bien romancées seront sécurité pour mon spectral navire,
Celui qui peut les mieux sentir, c’est celui qui peut les mieux décrire.
par Alexander POPE
Dans l’abysse des solitudes et l’horreur des cachots,
Demeures des contemplatifs de Dieu et des cœurs gros,
Châteaux de mélancolie et trônes éternels de rêves noirs ;
Quel est ce sang turbulent qui dans la vierge s’est mis à pleuvoir ?
Pourquoi mes pensées errent par-delà ce définitif presbytère ?
Pourquoi repasse mon cœur par ces chaleurs de naguère ?
Finalement je l’aime – la source d’Abélard se montra,
Mais de ce nom Héloïse devait encore embrasser le substrat.
Doux nom de la fatalité ! Mets-toi pour toujours au secret,
Le son de cette voix ne te prononcera – au saint silence tu es voué.
Mon cœur, cachez-le moi, soyez l’enclos d’un masque sur sa figure,
En vous je sens que Dieu se mêle à son adorable pensée qui dure :
Ô ma main, n’écrivez point – le nom surgit
Déjà écrit – mes larmes, emportez-le, je vous en prie !
Héloïse, en pleurs, en vain se lamente et se perd en prières,
Sa main se sacrifie aux dictées de son cœur autoritaire.
Ces quatre murs fatidiques ! Carcan de ténèbres où vivent
Des soupirs de contrition, où d’indociles plaies se ravivent :
Sinistres sols de pierre que tant de genoux martyrisés ont usés !
Cryptes et tanières éreintées par des épouvantes amassées !
Sanctuaires des pucelles aux livides regards attentifs,
Asile des priants désolés qui ont appris sur le vif !
Comme de marbre vous restez, je suis froide et sépulcrale,
Mais je n’ai point encore succombé au sommeil du minéral.
Les édens ont pâli depuis qu’Abélard est parti,
Insoumise nature obligeant la moitié de mon cœur au sursis ;
Oraisons et privations ne ralentissent pas l’intraitable chamade,
Les larmes et le temps n’arrangent rien pour les malades.
Aussitôt que j’ouvre tes lettres je tremble,
Ce nom et sa réputation réveillent tous mes malheurs ensemble.
Ô nom d’incessante tristesse ! Pour toujours adoré qui plus est !
Il se ressource d’un soupir, il sait entrer dans un sanglot, dans un hoquet.
Où que je sois, je redoute d’y être,
Dans mon dos, de terribles fléaux me citent à comparaître.
De missive en missive, mon œil s’épanche et se noie,
Il est la proie d’un grand choix de misères, pauvre de moi :
Par l’amour attisée, maintenant flétrie dans ta fleur,
Égarée dans un couvent d’abattement et de sombreur !
En ces lieux, une sévère pratique réprime la flamme rebelle,
Ici meurt le meilleur des passions, des amours et des immortels.
Mais je veux que tu m’écrives, que tout tu dises, aussi mes peines
Iront vers les tiennes et mes gémissements feront de même.
Aucun ennemi, aucun coup du sort ne pourront désarmer cette puissance ;
Et mon Abélard serait-il plus cruel que cette engeance ?
Les larmes m’appartiennent, je ne serai point avare d’en verser,
L’amour veut voir quelles eaux ont coulé des yeux qui ont prié ;
Il n’est nul devoir plus beau qu’un œil délavé puisse poursuivre ;
Lire et pleurer, ce sont les seuls chemins qu’il pourrait suivre.
Laisse-toi donc aller – souffre de partager cette rude souffrance ;
Ah ! Mieux encore que des aveux : dis-moi toutes tes sentences.
Du ciel est venu l’alphabet des poètes pour secourir les damnés,
Les amants ostracisés ou les jeunes filles séquestrées ;
Ils vivent, ils se confient, ils respirent ce que l’amour inspire,
Leur âme est un brasier, son feu ils se soucient d’approfondir,
Le vœu de la vierge se révèle, ses peurs ont fléchi,
On pardonne ses rougeurs et tout son cœur déferle irréfléchi,
Les âmes s’effleurent, l’érotisme s’empresse,
Et souffle une brise de joie du Pôle Nord aux confins de la Grèce.
Quand je me suis brûlée à ta braise, tu sais comme j’étais candide,
Quand m’aborda l’Amour sous les auspices d’une Amitié timide ;
Mon imagination t’a façonné d’une forme angélique,
D’une idée de toute beauté, d’un Esprit esthétique.
L’entrain de ces yeux chaque jour entreprenants,
Éclats des firmaments qui luisaient obligeamment.
J’étais innocente et médusée – les dieux écoutaient tes comptines,
Leurs vérités d’en-haut, dans tes refrains, ici-bas venaient adamantines.
De ces chants quels préceptes eussent manqué de faire du cœur un tambour ?
De bonne heure ils m’ont enseigné que nul n’offense dans l’amour.
Sur les brisées de la volupté, je suis revenue, j’ai accouru,
Le Surhomme que j’aimais, je ne souhaitais qu’il fût de l’Homme un résidu.
Les plaisirs des saints, je les vois lointains et obscurcis ;
Je ne les envie point – j’ai perdu les cieux mais j’ai gagné un génie.
Forcée de me marier, que de fois ai-je dit, sur ces entrefaites :
La peste soit des lois hormis sur celles que l’amour a faites !
Aussitôt qu’il voit les chaînes humaines, l’amour, libre comme l’air,
Déplie ses vives ailes et soudainement rejoint les atmosphères.
Le lustre et les titres, qu’on les donne à la dame en robe blanche,
Son acte est sacré, sa renommée une avalanche ;
Devant la passion véridique, ces jugements capitulent,
Le bruit de l’argent et des honneurs ! Quel est-il pour l’Amour majuscule ?
Au Dieu jaloux ne déplaise, quand nous profanons son séjour,
Des ardeurs tourmentées nous possèdent en retour,
Et cela déplaît, alors il commande aux mortels dupés de subir,
Pour avoir cherché dans la vie tout ce qui l’amour fait mourir.
À mes pieds le grand maître du monde pourrait s’agenouiller,
Lui, son trône et son royaume, que je les mépriserais :
De César, je ne daignerais pas montrer que je suis l’impératrice ;
Non : de l’homme que j’aime, tolérez que je sois la complice.
Si la langue pouvait inventer un mot plus cavalier,
Plus joli que bien-aimé, pour toi elle prendrait cette liberté !
Ô journées printanières ! Celles où des âmes heureuses vont se plaire,
Quand l’amour est affranchi, quand la nature prescrit son ministère :
Ainsi va l’épanouissement, tout est agent, tout est patient, réciproquement,
Les vides sont enfin remplis, les encres de la vie écrivent un roman :
Les pensées elles-mêmes s’associent avant que les lèvres ne se dissocient,
Du fond des cœurs montent en commun l’espoir de vivre sans souci.
La félicité, voilà ce que c’est (si tant est qu’elle existe parmi les hommes)
Et elle fut une fois le lot d’Abélard et de celle qu’Héloïse on nomme.
Hélas ! Comme les temps ont changé ! Quelles subites ténèbres se sont levées !
Un amant traqué sans vêtements se vide de son sang – il est condamné !
Où était-elle ? Où donc Héloïse vivait ? Sa voix, sa main,
Le tranchant de sa volonté se fussent dressés contre ces ordres malins.
Vous les barbares, ne fuyez pas ! La sanglante blessure vous oblige ;
Le crime était vulgaire comme est vulgaire la douleur qu’il inflige.
Je suis lasse de dire – la honte et la rage se taisent,
Que les larmes et les joues rouges disent la suite du malaise.
Ce jour de gravité, d’austérité, peut-il sombrer dans l’abîme,
Quand là-bas, au pied de l’autel, on nous étendit, nous, les victimes ?
Se peut-il que tu oublies les larmes que j’ai versées, à ce moment-là,
Lorsque j’avais toute la vie à vivre et qu’au monde j’ai sonné mon glas ?
De ma bouche gelée, j’ai caressé la coiffe du sacerdoce,
Et tremblèrent tous les lieux saints, et pâlirent les sens de Dionysos :
Les nues n’ont guère cru aux dignités qu’elles ont sondées,
Comme les saints ont écouté stupéfaits les vœux que j’ai prononcés.
Or tandis que j’allais vers la sordide table des liturgies,
Mes yeux ne fixaient pas la Croix, mais toi, ma théologie :
La grâce et le zèle n’étaient pas de l’appel, l’amour seul m’exhortait,
Et perdre ton amour serait perdre toute ma société.
Viens ! Toi et tes visions, tes conversations, soulage mes catastrophes ;
Il en est plein pour toi qui ne gêneraient pas ton âme philosophe.
Qu’on me laisse encore ton sein vénéré pour que je m’y repose,
Et ton œil, je veux en boire le poison pour y goûter l’osmose,
Qu’à ta lèvre je me grise, et qu’à ton cœur je sois prise ;
Donne tout ce que tu as – et je me charge de rêver le reste d’Héloïse.
Mais non ! Apprends-moi d’autres bonheurs de grande valeur,
Ma partiale pupille d’autres charmes réclame pour sa vigueur,
Remplissez-moi de toutes les lumières sempiternelles,
Et puissé-je vaincre Abélard et choisir l’immuable Paternel.
Ah mais songe donc à ton troupeau, il est digne de ton attention,
Des douceurs de ta main – ils sont enfants de ta bénédiction.
Leur âge était bien tendre du temps de leur exode, loin des mensonges du monde,
Par monts et par vaux, dans le froid et dans le chaud, tu les as libérés de l’immonde.
Tu as bâti ces murs de sainteté ; le désert s’en est abreuvé,
Puis le Paradis s’est déversé dans l’aride contrée.
Il n’est pas de lamentable orphelin qui ait vu les boutiques de son père
Corrompre nos sanctuaires, souiller nos sols et nos lumières ;
Et l’avare, en mourant, s’est dit que l’économie de son métal précieux
Serait ici le prix d’ami d’un paradis bien lucratif pour les parcimonieux :
Mais les vrais abris ne sont construits que par les purs,
Dans les éloges du Créateur, on les entend fonder ces murs.
Dans ces murs d’esseulement (au fond desquels un jour est une perpétuité),
Sous ces dômes couverts de mousse, incrustés de clochers spiralés,
Il y a d’horribles voûtes où les midis sont des minuits,
Et les mornes vitraux ont trompé la majesté de ce qui luit ;
Tes yeux furent intercession pour un rayon de réconciliation,
Et des lueurs en gloire ont été pour un jour la glorification.
Mais à présent aucun visage divin ne porte l’empreinte du contentement,
C’est une insipide tristesse, ce sont de continuels larmoiements.
Vois comme j’essaie d’imiter les fortes prières de mes acolytes,
(Ô fervente escroquerie d’une charité hypocrite !),
Et pourquoi donc aux prières des autres je devrais être soumise ?
Apparais-moi ! Mon père, mon frère, mon mari, mon ami – mon église !
Et alors ! Que ta servante, ta sœur et ta fille s’émeuvent,
Et autres douces appellations qui ne font qu’une : de mon amour la preuve !
Çà et là des sapins ont couché leurs ombres sur les rochers,
Dans les airs leurs cimes flottent et susurrent dans les vents abîmés,
Des rivières ambulantes scintillent entre les collines,
Le tintement des ruisseaux qui retentit dans les ravines,
Les vents violents qui agonisent à la pointe des arbres,
Le tremblement des lacs sous l’effet des brises et leurs palabres ;
Ces dramaturgies ne sont plus les alliées de mes contemplations,
Ni les mélodies du loisir pour la vierge et ses impressions.
Mais sur les bois crépusculaires et les sinistres repaires,
Parmi les vibrants carrés du cimetière, parmi les tombes entremêlées à leur manière,
Elle trône, la Mélancolie Noire, et tout autour elle lance
Un macabre silence et un repos de démence :
Son affreuse régence assombrit tout ce théâtre,
Ternit chaque fleur et tout ce qui est vert devient verdâtre,
Mûrit le murmure des eaux qui s’écoulent,
Et anime les forêts d’une âme de goule.
À jamais recluse, à jamais assignée à résidence ;
Triste évidence d’une femme qui aime et de sa quantité d’obéissance !
La mort – rien que la mort – pourrait briser le lien tenace ;
Je le sais déjà : ma frigide poussière pourrira dans cette paroisse,
Et tout ce qui est vulnérable, tout ce qui est flamme ici se résigne,
Et mes fautes attendent d’être délivrées de ce qui est de tes péchés le signe.
Quel enfer ! Certains crédules me croient l’épouse de Dieu,
Je l’avoue : je suis l’esclave de l’homme et de l’amour furieux.
Ô Ciel ! Aidez-moi ! Mais de quel trou provient cette prière ?
Vient-elle de ce qu’on révère ou de ce qui désespère ?
Même dans ces glacières où la chasteté rencontre sa place naturelle,
L’amour trouve un foyer pour braver l’interdiction formelle.
Je devrais me flageller, mais pour cela ce n’est pas moi que l’on recrute,
Si je regrette l’amant, je ne déplore point la chute ;
Mon crime, je le vois – à sa vue je m’emballe,
Je me repens des plaisirs d’autrefois et je prétends à d’autres scandales ;
Aujourd’hui je suis à Dieu, je gémis sur mon ancienne impudence,
Aujourd’hui je pense à toi et je maudis mon ignorance.
De tous les accablements qu’on enseigne à ceux qui s’aiment, c’est, sans doute,
La plus dure des sciences dont on se désenvoûte !
Comment défaire l’impénitence tout en prenant de la hauteur,
Et détester l’offense tout en aimant son offenseur ?
Comment bannir de la souillure l’objet de mon estime,
Ou comment s’orienter parmi le repentir et l’amour légitime ?
Voici un devoir pour les anges ! De la fascination, je dois démissionner –
Supplice pour mon cœur si sensible, ma poitrine trouée, ma perdition avérée.
Avant qu’une âme de ce poids ne retrouve son parfait état,
Que de fois elle aimera, que de fois elle haïra !
Que de fois nous espérons, nous désespérons, nous jalousons, nous regrettons,
Nous dissimulons, nous méprisons – tout cela nous le faisons : mais oublier ? Sans façon.
Mais sans tarder, puissent les Cieux se saisir de cette énigme et la résoudre –
Que la solution soit brutale plutôt que morale – non pas le calme mais la foudre !
Ne tardez pas ! Apprenez-moi la tempérance, la nature qu’on brime,
Le délaissement de mon amour, de ma vie, de moi-même – de mon intime.
Remplissez mon tendre cœur de Dieu : car lui seul
Est un rival sérieux et pourrait couvrir Abélard d’un linceul.
Qu’il est heureux le sort de la Vierge impeccable !
Le monde est peu regardant – les moralistes oublient l’irréprochable.
Lumière immortelle de l’esprit modèle !
Des prières entendues et des vœux qu’on amoncelle ;
Du travail et de l’oisiveté maintenus dans un grand équilibre ;
« Le sommeil des justes ne détruit pas de la justice la fibre » ;
Des désirs modérés, des intérêts encore plus mesurés,
Des chagrins qui consolent et des soupirs qui s’envolent aux Divinités.
Elle est touchée par la grâce et ses plus hautes sphères,
Et des anges s’emploient pour donner à ses rêves la meilleure des matières.
Pour elle la vivante rose du Paradis s’affole,
Et les ailes des séraphins font chanter des parfums d’acropole,
Pour elle l’Époux prends soin de l’anneau nuptial,
Pour elle des vierges de lait entonnent le chant matrimonial,
Au son des harpes suprêmes elle se pâme,
Et aux visions d’un infini elle s’amalgame.
Les idéaux de mon âme coupable ont d’autres tournures,
Des transes qui diffèrent, tissées de joies contre-nature :
Au déclin de tous mes jours stricts et pitoyables,
L’imaginaire absout ce que la vengeance a décrété blâmable,
Et s’endort la conscience, et renaissent les libres tendances,
Alors mon âme évadée à toi se hâte – elle est souple et elle danse.
Ah les maudites et ruineuses peurs de la nuit extralucide !
Comme l’éclat des torts exaltent les plaisirs torrides !
De séditieux Démons enfreignent tous les freins,
Ils remuent l’amour qui prend sa source dans mes reins.
C’est toi que j’entends, toi que je vois, tes attraits que je contemple,
Et mes bras serrent ton fantôme comme l’enceinte protège un temple.
Je me raisonne – il n’y a plus rien à voir, plus rien à entendre,
Le fantôme m’esquive, fleur abandonnée par un soleil de décembre.
Ma voix s’affirme dans le noir – aucun spectre n’assiste à son discours ;
Je veux remplir le vide de mes bras – l’ombre s’enfuit glissante et sans secours.
Sur mes yeux mes paupières se ferment, je veux rêver de nouveau,
Retentissez, clémentes illusions, fallacieux propos !
Hélas rien ne dure – je crois que nous sommes les errants
Des étendues hantées, que nous pleurons le malheur des indigents,
Où rampe un livide lierre autour de quelque donjon décomposé,
Où les profondeurs sont surveillées par de croulants et sourcilleux rochers.
Soudain tu montes aux empyrées, de là-haut tu te signales,
Les nuages s’intercalent, les vagues vocifèrent, le vent se fait rafale.
Je hurle et je sursaute, la même et monotone perspective à l’horizon,
Et je sors du lit lestée de tous les maux que je croyais en détention.
C’est pour toi que les décrets du destin ordonnent, d’une sévère amabilité,
La tranquille suspension des hauts et des bas de la destinée ;
Ta vie s’assemble dans la languide trêve d’une durable quiétude ;
Ton cœur ne connaît pas l’émeute, ton sang est une terne solitude.
Immobile telle une mer d’huile, avant tout commencement des vents,
Avant que l’esprit mouvant ne donne à l’eau le mouvement ;
En paix comme les nuits amnistiées d’un saint de la prêtrise,
Et léger comme les aurores d’une terre promise.
Montre-toi, Abélard ! Serait-ce pour toi si redoutable ?
Le flambeau de Vénus n’éclaire point les serviteurs du diable.
La Nature se cache ; la Religion crie au blasphème ;
Et toi-même tu es froid – il n’y a qu’Héloïse qui aime.
Ah ces feux impérissables et malheureux ! Ils sont de ceux qui brûlent
Pour illuminer les morts et vivifier l’infructueux crépuscule.
Quels spectacles m’apparaissent où que je porte mon regard !
Les grandes idées que je pourchasse, où que je sois dans ces beaux-arts,
Elles poussent dans le verger, elles infestent la nef,
Toute mon âme en est viciée – mes deux yeux en sont le fief.
Soupirer pour toi me fait manquer la poésie matutinale,
Ton image s’immisce entre mon Dieu et ma morale,
Dans tous les hymnes, il semble que ta voix s’insinue,
Et chaque larme qui m’échappe est une perle de grand cru.
Quand de l’encensoir des nuées de senteurs se répandent,
Et que l’âme grandit lorsque les tubes de l’orgue la transcendent,
Une pensée pour toi met tout ce faste en fuite,
Prêtres, cierges et temples, ils baignent au fond de mes orbites :
Dans des océans de feu mon âme défaillante est noyée,
Et des cathédrales s’embrasent, et des anges alentour sont ébranlés.
Ici je dors dans un lit de prostration, je suis servile,
Et des eaux bénites suintent de mon œil fébrile,
Ici je suis tremblante et priante, je me morfonds dans la poussière,
Et une grâce naissante ouvre sa voie dans mon mystère :
Si tu l’osais, ici tu te hasarderais, beau comme tu l’es !
Tu défierais le Ciel ; sur mon cœur tu viendrais spéculer ;
Viens donc avec un seul de tes regards qui assassinent
Pour tuer dans le ciel des idées toutes les belles doctrines ;
Remporte cette grâce, ces dépressions et ces lamentations ;
Ramasse mon stérile ascétisme et mes dévotions ;
Fais-moi sortir de la demeure des bienheureux où je suis depuis peu ;
Pactise avec les monstres et arrache-moi de mon Dieu !
Non : libère-moi, mon envol je veux prendre jusqu’au bout de la Terre,
Que les Alpes entre nous se lèvent ! Et que grondent les rouleaux de la mer !
Reste là-bas ! Ne m’écris pas, ni même ne pense à moi, ne fût-ce qu’une fois,
N’ébruite pas le moindre des pincements au cœur que je ressens pour toi.
Je fais fi de tes serments, je renie ton souvenir ;
Oublie-moi, désavoue-moi – tout ce que j’étais, il te faudra le vomir.
Cet œil intelligent et ce regard ensorcelant (ils me visitent encore !),
Les théories d’un prodige – adieu ! Cela n’est plus de mon ressort.
Ô sérénité de la Grâce ! Ô vertu d’un Olympe chrétien !
Divine omission d’un vilain système de philistin !
Riante fille du ciel : elle voit l’espoir qui derechef bourgeonne !
Et la foi, notre immortalité primordiale – elle en frissonne !
Entrez là, charmants et conviviaux commensaux ;
Honorez le repas et drapez-moi dans l’irrévocable repos !
Découvrez cette gisante : la piteuse Héloïse dans sa prison,
Elle est aux catacombes, près de ceux qui ont connu l’extinction.
Même quand le vent tombe, il paraît qu’un esprit peut souffler,
Et plus d’un écho dans ce cachot continue de parler.
Pendant que là je m’avisais des chandelles mourantes,
Un bruit de souterrain me saisit, venu d’une chapelle distante.
« Approche, ma sœur, approche ! » (cela disait ou semblait dire)
« Ta maison est ici, pauvre sœur, tu dois quitter le pire !
Il m’est arrivé, comme toi, de convulser, de gémir, de saluer Marie,
Jadis une victime de l’amour, désormais une illustre brebis :
Car tout est accalmie dans ce repos éternel ;
Ici le chagrin omet de se plaindre, et l’amour d’être cruel,
La superstition elle-même se défait de ses peurs :
C’est Dieu – et non l’homme – qui de nos faiblesses est le justificateur. »
J’approche, j’approche ! Jardinez vos chemins de roses,
Vos palmiers célestes et vos fleurs pour toujours écloses.
Où les gens dévoyés peuvent trouver du répit, j’y vais,
Où les cœurs se réchauffent auprès du feu des choses raffinées :
Que diantre, Abélard ! Tu es le ministre de mes tristes appointements,
Et tu adoucis le passage aux royaumes des éblouissements ;
Ma lèvre est frémissante – regarde – et ma rétine a le vertige,
Bois mon dernier souffle et attrape mon âme qui voltige !
Oh non – si tu pouvais plutôt parader dans une sacrale soutane,
Dans ta main tenir l’ardent chandelier qui dorlote nos mânes,
Me présenter la croix devant mon œil instruit des vastitudes,
M’enseigner d’emblée ce que tu sais, apprendre de moi la finitude.
Eh bien ? Ose voir ton Héloïse qu’un temps tu aimas !
On ne te fera pas procès pour m’avoir envisagée par le bas.
Vois sur mes joues le rouge fugace qui passe !
Vois l’étincelle de mon œil livrer sa dernière audace !
Bientôt cesseront la vie, le mouvement et la respiration ;
Et même mon Abélard ne sera plus le sujet d’une pulsion.
Ô éloquents monologues de la Mort ! À nous autres vous dites
De quels débris nous sommes dupes quand pour l’homme notre cœur palpite.
Au demeurant, lorsque la dent du temps rongera ta prestance,
(Raison de toute ma culpabilité, de toute ma jouissance)
Puissent tes tourments s’engloutir en des transports extatiques,
Et de beaux nuages te prendre, et des anges veiller sur toi à l’identique,
Puisse l’arceau du ciel encore s’arrondir et sa vive lumière t’accueillir,
Et les saints t’adopter d’un amour pareil à mon désir.
Il faudrait qu’un tombeau soit l’abri des dolents inconnus,
Et qu’on grave mon amour inlassable sur ton nom reconnu !
Alors, les années fuyant, quand mes misères seront derrière,
Il aura fini de battre, ce cœur contestataire ;
Si, par hasard, l’on voyait s’avancer deux amants infortunés
Vers les radieux trésors et les pieux parapets du Paraclet,
Au-dessus des marbres d’ivoire ils uniraient leurs fronts,
Et ils s’abreuveraient des larmes en cascade où trempe leur union ;
Et sombrement ils diraient, émus d’une pitié commune,
« Ô les deux maudits que voilà ! Qu’on nous épargne d’aimer sous leurs lunes ! »
Quand de bruyants Hosannas s’élèvent de la forte chorale,
Et enflent l’enflure d’un sacrifice animal,
Dans ce tableau, pour peu qu’un œil d’indulgence
Se pose sur la pierre jonchée de nos reliques de froide faïence,
Il verra la ferveur en personne ravir une pensée aux hautes régions,
Une larme venir et l’humaine condition trouver le grand pardon.
Et certainement, s’il fallait plus tard qu’à nous se joigne un barde,
En parfaite accointance avec mes amères échardes,
Contraint de soupirer sur des années d’abstinence,
Et de ne plus admirer les appâts de l’existence ;
À supposer qu’un tel homme soit, aimant si bien et si longtemps ;
Qu’on l’autorise à conter notre histoire et nos empêchements ;
Les calamités bien romancées seront sécurité pour mon spectral navire,
Celui qui peut les mieux sentir, c’est celui qui peut les mieux décrire.
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