Nature et contre-nature : John Keats, Percy Bysshe Shelley et Horace Smith, par Gregory Mion (09/10/2025)
Crédits photographiques : Amir Cohen (Reuters).
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes.
« En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? »
Platon, Gorgias.
Note du traducteur :
L’un (John Keats) était beaucoup plus tempérant que l’autre (Percy Bysshe Shelley) mais les deux ont déposé les armes de toute réalisation sociale pour se réaliser poétiquement, le premier parce qu’il était témoin de morts précoces et torturantes qui ne se surmontent peut-être qu’en poésie, le second parce qu’il était un héritier capable de faire de toute l’existence une question de vie ou de mort, au contraire de l’être amphibie que pouvait être Horace Smith, navigateur dans les eaux troubles de l’argent (il fut même le conseiller financier de Shelley) et insolite explorateur des terres de la poésie, connu en raison de son goût prononcé pour le sonnet. Ces trois illustres noms de la poésie anglaise (quoique le troisième de ces larrons ne s’illustre que lorsqu’il choisit de ne pas incarner le défenseur et l’illustrateur l’argent), à ne s’en tenir qu’à leurs personnalités respectives, sont comme un triangle de la discipline ou du gouvernement de soi, le point sommital étant l’arête de l’ascétisme et les points de la base étant la ligne grasse de l’hédonisme ou des plaisirs intellectuellement justifiés. Keats était en haut, Shelley et Harris en bas, même si justice pourrait être rendue à Smith, par l’ambivalence de son caractère, en lui reconnaissant la qualité d’avoir pu être l’étrange et amovible point de ce delta, tantôt refusant la base en raison de l’Appel Poétique, attiré par les hauteurs qui rédiment les bassesses, tantôt la voulant, l’achetant, même, en raison de son nez sensible à l’odeur de l’argent. C’est pourquoi nous avons choisi deux poésies de Keats qui expriment la belle et sensée grande nature (comme souvent la nature est la fondation du Tout vis-à-vis de toutes les parties du monde chanté par Keats) et le fait pas même subliminal qu’elle devrait être l’institutrice des hommes, leur point de repère pour vivre conformément à un idéal de la mesure et de la grâce, et, à ces deux odes aux éléments naturels, nous avons opposé deux sonnets originellement composés sur le modèle du duel à partir d’un thème commun (en l’occurrence la pharaonique fatuité de Ramsès II et sa lutte perdue d’avance avec le Temps), deux réflexions certes critiques sur la démesure mais qui n’en sont pas moins révélatrices de certains des travers de leurs auteurs. Et, comme à notre habitude, notre méthode a consisté à traduire des pressentiments de la langue davantage que des raisonnements, parce que la poésie n’est pas ce qui se traduit grammaticalement, mais ce qui s’adapte avec plus ou moins de réussite selon que l’on est assez courageux – ou chanceux – pour entrer dans les intervalles pneumatiques de sa respiration divine.
POUR L’AUTOMNE
par John KEATS
Temps des brumes et des paisibles richesses,
Grand ami du soleil affineur ;
Avec lui tu te concertes, tu bénis et tu professes
La vigne grimpante qui court fertile sur nos demeures ;
Des pommes à faire ployer les pimpants arbres des champs,
Des fruits jusqu’au cœur nourris des aliments de l’ampleur ;
Tu arrondis la calebasse, tu combles la noisette et sa coquille
En douceur devient onctueuse ; genèses à toute heure,
Et tant et plus, et des fleurs par surcroît pour les abeilles ;
Tant et tant qu’elles pensent que jamais plus ne dormiront les soleils,
Comme si l’été, aux alvéoles, avait fait grand don de sa chaleur.
Qui ne t’a maintes fois surpris parmi tes marchandises ?
Il y en a parfois qui battent la campagne et voient ta nature
Scellée sur un siège d’indolence, là où grain ne meurt et fertilise,
Là où le vent du vanneur fait vibrer ta chevelure ;
D’autres te voient ensommeillé sur des sillons à demi moissonnés,
Pris de torpeur dans la vapeur du coquelicot, pendant que ta serpe
Fait grâce de sa coupe à la bande de terre, à toutes ses fleurs en chaos :
Et quelquefois, à l’égal du glaneur, tu te tiens droit,
La tête pleine d’épis et enjambant le ruisseau ;
Ou près des pressoirs qui font le cidre, patient et l’œil haut,
Tu observes les dernières suées, d’heure en heure ce qu’on broie.
Où sont les poèmes du printemps ? Où sont ces grands prédécesseurs ?
Ne leur déplaise : tu as toi aussi tes harmonies –
Quand des nuages crispés scintillent dans le suave jour qui meurt,
Et flattent les landes de chaume d’un riant coloris ;
Alors les moucherons mineurs, en chorale de deuil et de souffrance,
Pleurent parmi les saules pleurant sur la rivière, hissés dans les airs
Ou noyés dans l’ondée d’une bise indécise ;
Et les libres agneaux dans les vallonnements ont des voix de renaissance ;
Les grillons font la haie stridulante ; et ici chante le fondant soprano
Du tintant rouge-gorge dans le jardin et dans le clos ;
Et un ralliement d’hirondelles fait au ciel une assonance.
EN ÉCOUTANT LA SAUTERELLE ET LE GRILLON
par John KEATS
La Poésie de la nature jamais ne meurt :
Quand tous les oiseaux s’écroulent sous un soleil gras,
Puis se cachent dans l’ombre des arbres, une voix stridulera
Dans la prairie depuis peu défrichée, courant sur la crête des haies ;
On entend la Sauterelle – ses ailes se frottent à volonté
Dans le charivari de l’été – elle est intarissable
En bienfaits renouvelables ; et sitôt fatiguée de s’amuser
Elle va sous une herbe charmante et se repose à son aise.
La Poésie de la nature jamais ne cesse :
Dans la désolation d’un soir d’hiver, quand le givre
A sommé le monde au silence, on perçoit dans le poêle une stridence,
La chanson du Grillon, sa chaleur montante toujours se hâte,
Et il paraît un peu perdu pour celui qui somnole,
Comme la Sauterelle qui crie au cœur des fertiles collines.
OZYMANDIAS
par Percy B. SHELLEY
J’ai rencontré un pèlerin qui venait d’une province antique.
Il racontait : Deux monumentales jambes de pierre, d’une anatomie orphelines,
Se tenaient debout dans le désert. Près d’elles, sur l’étendue désertique,
Pour partie enseveli, un visage écaillé jonchait les sables. Il avait la mine
Sévère et la lèvre pincée, le froid rictus consommé du chef considérable.
Le sculpteur avait bien déchiffré ces passions sardoniques
Burinées sur ces vieilles carcasses apathiques, pourtant survivantes
De la main qui façonna ce ridicule, du cœur qui vivifia ces Hercule.
Et sur le piédestal ces mots se laissent lire :
« Mon nom est Ozymandias, majesté des majestés :
Mon œuvre s’admire, désolez-vous Hommes d’Empire ! »
Rien n’a tenu dans ces parages. Aux alentours de ce pourrissement,
De ces colossaux ossements, dans ces infinis où tout expire,
Les sables nus, décapités, abandonnés, règnent dans les éloignements.
OZYMANDIAS
par Horace SMITH
Dans la mutique Égypte de sable, érémitique,
Se cabre la Jambe d’un géant. Elle est cause, au loin,
De la seule ombre dont le Désert soit le témoin : –
« Je suis l’illustre Ozymandias » dit la chose granitique,
« Le Monarque des Monarques ; cette Capitale de la force rayonne
Des merveilles de ma main » – la Capitale est tombée –
Il n’est que le cadavre de cette Jambe pour dévoiler
Le cadastre oublié de Babylone.
L’on se demande – et quelque Pisteur pourrait vouloir s’emparer
De nos questions de chercheur, lorsque, à la vigie dans la barbarie
Où Londres s’érigeait, prêt à clouer le Loup au pilori,
Il aborde d’énormes débris, puis marque l’arrêt pour se demander –
Quelle forte mais occulte race
Naguère vivait sur les décombres de cet espace.
par John KEATS
Temps des brumes et des paisibles richesses,
Grand ami du soleil affineur ;
Avec lui tu te concertes, tu bénis et tu professes
La vigne grimpante qui court fertile sur nos demeures ;
Des pommes à faire ployer les pimpants arbres des champs,
Des fruits jusqu’au cœur nourris des aliments de l’ampleur ;
Tu arrondis la calebasse, tu combles la noisette et sa coquille
En douceur devient onctueuse ; genèses à toute heure,
Et tant et plus, et des fleurs par surcroît pour les abeilles ;
Tant et tant qu’elles pensent que jamais plus ne dormiront les soleils,
Comme si l’été, aux alvéoles, avait fait grand don de sa chaleur.
Qui ne t’a maintes fois surpris parmi tes marchandises ?
Il y en a parfois qui battent la campagne et voient ta nature
Scellée sur un siège d’indolence, là où grain ne meurt et fertilise,
Là où le vent du vanneur fait vibrer ta chevelure ;
D’autres te voient ensommeillé sur des sillons à demi moissonnés,
Pris de torpeur dans la vapeur du coquelicot, pendant que ta serpe
Fait grâce de sa coupe à la bande de terre, à toutes ses fleurs en chaos :
Et quelquefois, à l’égal du glaneur, tu te tiens droit,
La tête pleine d’épis et enjambant le ruisseau ;
Ou près des pressoirs qui font le cidre, patient et l’œil haut,
Tu observes les dernières suées, d’heure en heure ce qu’on broie.
Où sont les poèmes du printemps ? Où sont ces grands prédécesseurs ?
Ne leur déplaise : tu as toi aussi tes harmonies –
Quand des nuages crispés scintillent dans le suave jour qui meurt,
Et flattent les landes de chaume d’un riant coloris ;
Alors les moucherons mineurs, en chorale de deuil et de souffrance,
Pleurent parmi les saules pleurant sur la rivière, hissés dans les airs
Ou noyés dans l’ondée d’une bise indécise ;
Et les libres agneaux dans les vallonnements ont des voix de renaissance ;
Les grillons font la haie stridulante ; et ici chante le fondant soprano
Du tintant rouge-gorge dans le jardin et dans le clos ;
Et un ralliement d’hirondelles fait au ciel une assonance.
EN ÉCOUTANT LA SAUTERELLE ET LE GRILLON
par John KEATS
La Poésie de la nature jamais ne meurt :
Quand tous les oiseaux s’écroulent sous un soleil gras,
Puis se cachent dans l’ombre des arbres, une voix stridulera
Dans la prairie depuis peu défrichée, courant sur la crête des haies ;
On entend la Sauterelle – ses ailes se frottent à volonté
Dans le charivari de l’été – elle est intarissable
En bienfaits renouvelables ; et sitôt fatiguée de s’amuser
Elle va sous une herbe charmante et se repose à son aise.
La Poésie de la nature jamais ne cesse :
Dans la désolation d’un soir d’hiver, quand le givre
A sommé le monde au silence, on perçoit dans le poêle une stridence,
La chanson du Grillon, sa chaleur montante toujours se hâte,
Et il paraît un peu perdu pour celui qui somnole,
Comme la Sauterelle qui crie au cœur des fertiles collines.
OZYMANDIAS
par Percy B. SHELLEY
J’ai rencontré un pèlerin qui venait d’une province antique.
Il racontait : Deux monumentales jambes de pierre, d’une anatomie orphelines,
Se tenaient debout dans le désert. Près d’elles, sur l’étendue désertique,
Pour partie enseveli, un visage écaillé jonchait les sables. Il avait la mine
Sévère et la lèvre pincée, le froid rictus consommé du chef considérable.
Le sculpteur avait bien déchiffré ces passions sardoniques
Burinées sur ces vieilles carcasses apathiques, pourtant survivantes
De la main qui façonna ce ridicule, du cœur qui vivifia ces Hercule.
Et sur le piédestal ces mots se laissent lire :
« Mon nom est Ozymandias, majesté des majestés :
Mon œuvre s’admire, désolez-vous Hommes d’Empire ! »
Rien n’a tenu dans ces parages. Aux alentours de ce pourrissement,
De ces colossaux ossements, dans ces infinis où tout expire,
Les sables nus, décapités, abandonnés, règnent dans les éloignements.
OZYMANDIAS
par Horace SMITH
Dans la mutique Égypte de sable, érémitique,
Se cabre la Jambe d’un géant. Elle est cause, au loin,
De la seule ombre dont le Désert soit le témoin : –
« Je suis l’illustre Ozymandias » dit la chose granitique,
« Le Monarque des Monarques ; cette Capitale de la force rayonne
Des merveilles de ma main » – la Capitale est tombée –
Il n’est que le cadavre de cette Jambe pour dévoiler
Le cadastre oublié de Babylone.
L’on se demande – et quelque Pisteur pourrait vouloir s’emparer
De nos questions de chercheur, lorsque, à la vigie dans la barbarie
Où Londres s’érigeait, prêt à clouer le Loup au pilori,
Il aborde d’énormes débris, puis marque l’arrêt pour se demander –
Quelle forte mais occulte race
Naguère vivait sur les décombres de cet espace.
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