Enfants malades, réfugiés, déportés : Randall Jarrell en voiture-balai pour les infortunés, par Gregory Mion (28/11/2025)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
«Sans conviction il pointa vers le véhicule son pouce renversé.»
Cormac McCarthy, Le gardien du verger.


«Le gouvernement n’a jamais respecté aucun des traités qu’il a passés avec les Indiens.»
Emil Ferris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres.


Note du traducteur :

C’est en lisant William Styron faire le récit détaillé de sa sévère dépression que l’on atteint un carrefour des mélancolies où se dévoile, dans une brume déprimée, le panneau indicateur du chemin plus ou moins carrossable qui mène à la maison de Randall Jarrell. Et si William Styron effectue un détour par ce poète, c’est que celui-ci était aussi sévèrement mélancolique, mais, à l’inverse de son visiteur qui essaie de comprendre les muets effondrements de son esprit, il n’a pas survécu aux tendances obsidionales de la dépression puisque tout laisse à penser, avec le recul approprié, que Randall Jarrell s’est suicidé en se jetant sous une voiture (dans une espèce de préfiguration du geste de Roland Barthes dont on ne sait s’il fut délibéré ou accidentel). Le suicide reste un grand point d’interrogation déplaisant et la lecture d’Albert Camus ou d’Émile Durkheim ne change rien ou presque à l’affaire de l’autodestruction. On se bornera seulement à souligner un invariant dans bon nombre de morts volontaires, à savoir que les suicidés, au fil des siècles et telle une inoffensive armée des ombres, portent l’étendard d’une sensibilité qui n’a pas pu s’adapter aux configurations de la vie de plus en plus insensible, belliqueuse, égoïste (et le suicidé n’est pas tant l’égoïste tout trouvé que l’altruiste introuvable qui n’a plus réussi à identifier, de son vivant et de par les mondes anéantis, les moyens de la générosité). Banalité ? Cela se pourrait. En tout cas, ce n’est pas la théorie du suicide qui renversera ou qui atténuera les statistiques du suicide, même la plus aboutie d’entre toutes. Ce n’est qu’un changement des pratiques de la vie – et sans doute d’abord dans la vie telle qu’elle est politiquement proposée – qui rendra inutile ou obsolète le champ théorique du suicide. Quiconque s’est donné la mort par conflagration de la sensibilité devrait être apprécié tel un maître d’école pour le politicien, pour le manieur des âmes de la multitude ou pour l’homme d’État. Est-il si difficile par exemple de réfléchir sérieusement aux textes (quand on en a) qui sont nés des hommes ou des femmes qui ont été harcelés par la mort libératrice ? Lire et appliquer les idéaux sensibles de Stefan Zweig ou de Primo Levi eût pu épargner au siècle d’avant et au siècle présent bien des malheurs et bien des médiocrités homicides de la part des dirigeants qui prétendent être les directeurs de conscience de la vie même. C’est ainsi (en élève attentif au professeur de désespoir et en élève qui ne croit plus aux dirigeants mauvais faiseurs d’espoir) que nous avons découvert et que nous avons lu (et traduit) trois poésies de Randall Jarrell, trois tremblantes lumières dans les ténèbres stabilisées, comme un triptyque à la fois indirectement accusateur de tous les méchants impardonnables d’un monde aux abois et directement demandeur d’asile pour la totalité des exilés de la vie que le poète voudrait héberger dans ses strophes (les malades cristallisés dans la vulnérable effigie de l’enfant qui ne connaîtra pas le robuste futur de la maturité, les réfugiés, les déportés de l’univers concentrationnaire entassés en charniers, lesquels, tous autant qu’ils sont, pourraient être identifiables de nos jours sous les respectives bannières des improductifs parias du Capital, des migrants abhorrés qui ont démâté sur des mers hostiles et des nouveaux boucs émissaires du camp de concentration technocratique international).

UN ENFANT MALADE

par Randall JARRELL

Le monsieur du courrier vient et je suis encore alité.
«M’a-t-on écrit aujourd’hui, monsieur le facteur ?»
Voilà ce que je lui dis. (Mais en vérité je suis au lit.)
Alors il me répond – mais de quel verbe je devrais l’animer ?

«Cette lettre affirme que vous êtes président
De – regardez le mot : c’est une République.»
Racontez-leur que je ne peux leur écrire tout de suite.
«Votre mandat vous oblige». Non : je suis malade et je préfère.

Alors il m’apprend que des lettres contiennent le monde,
Les possibilités de ma pensée, les directions de ma volonté.
Ce que j’en dis : «Bon… je vous remercie bien. Bonne journée.»
Il a honte, il fait demi-tour et il s’en va.

De ce que je peux en déduire, la puissance n’est pas mon souhait.
Je voudrais… Je veux un vaisseau spatial citoyen d’une étoile visible
Et mon jardin pour piste d’atterrissage, et des êtres vivants déferlant
Et me tendant la main : «C’est donc ici ta maison !

Viens avec nous.» Sauf qu’ils ne feront pas cela,
Pourtant j’ai pensé à eux… Et il doit exister, quelque part,
Des choses tout à fait différentes de ce que nous connaissons.
Toutes celles auxquelles je n’ai pas songé – ayez pour moi une pensée !


LES RÉFUGIÉS

par Randall JARRELL

Dans le train lamentable, il n’est pas de siège vacant pour les insolvables.
L’enfant porte un masque écorché,
Il est imperturbable et affalé dans la pauvreté
D’un compartiment brisé. Leur calme est-il extravagant ?
Leurs vies et leurs visages étaient tels que vous. Qu’avaient-ils
Dans leurs poches qu’ils étaient résolus à marchander pour des poux ?
Du sang séché scintille sur le masque
De l’enfant qui appartenait au jour d’avant
À de plus charitables terres que le pays ci-devant.
Pour de vrai ? Le train dans le silence et la désolation
S’est signalé par tous les quais de la nuit. Les faces sont vacantes.
L’un d’entre eux aura-t-il trouvé la dépense extravagante ?
Comment l’imaginer ? Ils ont donné tout ce qu’ils avaient.
Ici toutes les bourses ont épuisé leurs ressources.
Et quoi d’autre – sinon cela – pourrait soulager la source
Extravagante des larmes et des vœux de l’enfant ?
Doit-il mettre le masque terrible revendiquant l’abolition
Des jours et des vies et des visages changés en dilapidation ?
Quel est le lot de ces vies sinon l’exode en direction
De la vacante élévation de la mort ? Et le masque
Attitré de la soirée est un théâtre de la calamité
Pour donner la réplique à la mortalité. C’est absolument extravagant
De lire le livre de ces visages : que pouvions-nous bien posséder
Que nous étions réticents à échanger contre ces consacrés ?


UN CAMP DANS LA FORÊT PRUSSIENNE

par Randall JARRELL

Je marche près des prisonniers jusqu’au seuil de la route.
Superposés en charges tuméfiées,
Leurs corps empilés sont des tas de bois trempé,
Couchés dans le sang, chiens galeux rayés,

À proximité de l’entrepôt carbonisé. Pas âme qui vive aujourd’hui
Pour se radiner comme au bon vieux temps,
Dentiste arracheur des plombages de leurs dents;
La funèbre et banale couronne torique

Est tressée pour leur tombe – en guise de deuil.
La vie d’une feuille,
En son pouvoir limité,
S’accroche au fructueux résineux enraciné;
Les branches soupirent dans les oxygènes de la paix végétale.
Hier encore, c’était le défilé du massacre
Que les planificateurs avaient pour eux légiféré… En une année
Ils ont amassé là un million d’unités :

Ici les hommes étaient de l’eau que l’on buvait, du bois que l’on brûlait.
Le gras du bien
Et du mal, l’astre d’espérance de la nutritive poitrine,
On en faisait du savon.

Je suis le peintre d’une étoile que j’ai sciée dans l’arbre jaune –
Et j’en répands le signe
Dans un sol qui ne réprouve pas encore
Ses Juifs du quotidien,
Terre d’asile pour eux signifiée. Mais l’étoile blanche et détrônée –
Limpide étoile morte effondrée –
N’a rien à cacher ni à payer; la fumée
L’encrasse, jaune grimace,

Des sédiments de cendres ternissent les aiguilles de pin sur la couronne,
De vitreux débris
Jonchent la forêt obscure ainsi que le trépas
Des hommes; et une dernière expiration

Monte de la cheminée monstrueuse tel un méandre… J’éclate de rire
Et le rire éclate encore;
L’étoile rit dans son suaire pourrissant
De chair décomposée. Ô astre d’humanité !

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