Karl Kraus en ses guerres (01/10/2006)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Assurément, nul ne peut contredire Benjamin lorsqu’il parle de la morgue de Kraus. Il suffit ainsi de lire la lettre, traduite dans l’excellent numéro de la revue Agone consacré à l’imprécateur autrichien, par laquelle l’auteur de Die Fackel répondit à l’une des lectrices de sa revue qui elle-même s’était scandalisée d’une lettre de la fameuse Rosa Luxemburg. Il y a peut-être une autre raison à ce silence qui entoure l’œuvre redoutable de Kraus : la prétention dont témoignent les textes de Kraus, extraordinaire ou, si l'on veut, bloyenne, n'est après tout qu'un des visages de son écriture flamboyante et l'on a envie de répondre au doux Benjamin que l'on ne demande pas à un tueur de manifester de l'aménité à l'égard de sa proie. Du respect, et à l'unique condition que l'adversaire soit lui-même de quelque grandeur, voilà qui est bien suffisant avant de se livrer à la traque.
Quelle autre raison ? Certes, il ne faut pas attendre des journalistes, ces ânes affamés de gloire, qu’ils accordent quelque publicité à l’œuvre d’un auteur qui jamais n’eut de mots assez durs pour stigmatiser leur nullité intellectuelle et stylistique, sans compter la dramatique absence d’intégrité morale dont ils font la preuve continuelle. Cependant, une nouvelle fois remarquons-le, Walter Benjamin met en lumière, avec son habituelle fulgurance, la raison véritable expliquant le prudent silence par lequel Kraus est relégué dans la catégorie des infréquentables. Cette raison, écrit Benjamin, est fort simple, puisque : «Le fond obscur sur lequel se détache son image n'est pas le monde contemporain, mais le monde préhistorique ou le monde du démon. La lumière du jour de la création tombe sur lui et c'est ainsi qu'il émerge de cette nuit. Mais pas entièrement, il reste certaines parties plus profondément ancrées dans la nuit qu'on ne peut l'imaginer.»
Si nous ne pouvons plus comprendre Karl Kraus, c’est tout simplement parce que la colère, la véritable rage plutôt qui semble consumer ses phrases assassines, sont d’un autre âge, et d’un âge que Benjamin veut moins préhistorique que biblique : en somme, il est certain que quelque diamant noir continue de luire dans les textes de Kraus.
Je ne puis dès lors que m’interroger sur le fait que les œuvres les plus magistrales de l'écrivain aient toutes été récemment publiées, au prix d’un effort de traduction en tous points remarquable, par les éditions Agone qui, si je ne m’abuse, ne sont pas exactement de sensibilité de droite. Il est vrai que nombre d’intellectuels de gauche et d’extrême gauche, ces dernières années, à l’instar d’un Badiou platement universaliste lorsqu'il évoque saint Paul, ne cessent de paraître hantées par les écrits bibliques et leurs auteurs, qu’il s’agisse de l’ancien ou du nouveau Testament. Peut-être tentent-ils de donner ou plutôt de redonner quelque assise à la violence révolutionnaire, préférons à ce terme vague celui d’apocalyptique, qu’ils appellent de tous leurs vœux pour raser la société ultra-capitalistique qui est la nôtre.
Il serait toutefois vital que les penseurs et écrivains de droite, paraît-il en attente frénétique de rupture (laquelle, je crois, est violence, ne peut qu'être violence), s'il en reste en notre époque atone (formidable, eût préféré le polémiste), n'oublient point qu'ils disposent, avec les monstrueux textes de Karl Kraus, d'une entrée dûment balisée dans les cavernes les plus profondes, puisqu'ils me paraissent ne point avoir compris que, là-bas, quelque veine très ancienne a été mise à jour par l'intrépide explorateur, une vérité bien capable de constituer un trésor beaucoup plus imposant que celui de mille nains s'agitant sur les tréteaux de la politique-spectacle.
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