Damnation de Béla Tarr, par Olivier Noël (16/11/2006)
Crédits photographiques : Alvaro Vidal (Associated Press).
qu’elle disparaisse de l’année,
qu’elle ne soit plus comptée parmi les mois !
Que cette nuit devienne stérile,
que l’allégresse en soit bannie !
Qu’elle soit maudite par ceux qui maudissent les jours,
par ceux qui savent exciter le Léviathan !»
(Job 3, 6-8)
Déjà, ce titre, KÁRHOZAT (1988), en lettres blanches majuscules, jetées dans le silence d’un écran de ténèbres. DAMNATION. Condamnation infaillible et irrévocable, car prononcée par Dieu, aux tourments éternels. Le premier plan du film, qui suit immédiatement cet opprobre, nous donne alors une vision terrible, à la fois banale, réaliste, et poétique, presque fantastique, de l’enfer. L’image est en noir et blanc. Ou plutôt : l’image balaye toutes les nuances de gris, ce noir-gris beckettien évoqué par Alain Badiou, palette des désastres, pas seulement socialistes, proche de la damnation en effet, mais d’où la lumière ne cesse de jaillir, même infime. Et pourtant. L’écran est divisé en deux parties distinctes. En bas, des terres floues et grisâtres, boueuses, inhospitalières. En haut, le ciel, presque blanc, blanc-gris. Et, s’élevant du sol, des pylônes électriques, à perte de vue, sinistres constructions métalliques entre lesquelles des bennes se meuvent lentement mais sans heurt, suspendues à des câbles. L’impression d’étrangeté et de dévastation est encore accentuée par une oppressante bande son industrielle, constituée d’un sourd grondement électrique, du grincement continu des bennes, et du claquement, résonnant dans cette atmosphère dépeuplée, qui accompagne le passage des bennes d’un pylône à un autre. Le ciel et sa lumière, peut-être opacifiés par les émanations toxiques d’une usine invisible à l’écran, sont arraisonnés à la grisaille terrestre. Noir-gris, incapable de séparer la lumière de la ténèbre. Et un mouvement de caméra s’amorce. Très lent panoramique gauche, très lent travelling arrière. Une fenêtre apparaît, sombre, détourant le paysage décrit plus haut. Sans doute l’espace est-il effectivement empoisonné, comme un personnage le confirmera ensuite, mais l’opacité évoquée plus haut était vraisemblablement due au filtre de cette vitre. Puis se détache la silhouette d’un homme à contre-jour, en plan rapproché, visiblement de dos, qui, plongé dans la pénombre – de son âme ? –, observe vraisemblablement l’enfer du dehors. Quelques volutes de fumée. Après un temps, assez long, nous devinons la main de cet homme, à hauteur du visage. Il fume. Première présence humaine. C’est-à-dire : premier contact avec un damné. Ce pourrait être un film de science-fiction post-apocalyptique. La bande-son évoque Eraserhead, le film-cauchemar de David Lynch – image fantasmatique –, mais fait aussi écho au long plan-séquence de la draisine de Stalker d’Andrei Tarkovski, et à la partition expérimentale d’Artemiev. Seulement, les bennes de Damnation qui défilent inlassablement ne semblent mener nulle part, absurdes extensions industrielles de l’humanité condamnée. Le spectateur est averti : il n’y a, dans l’univers de Béla Tarr, nulle Zone où guider les égarés.
La damnation est-elle pour autant déjà prononcée ? L’ambiguïté est réelle. Car si, comme nous le verrons, Karrer s’envoie lui-même par le fond en trahissant ses semblables, il n’est pas douteux que pour le cinéaste, le mal soit déjà profondément enraciné, inexpugnable. Telle noirceur peut d’ailleurs passer pour complaisante, et l’on peut légitimement sourire lorsque la chanteuse du Titanik bar, qui est aussi la maîtresse de Karrer, ponctue de ces paroles une musique minimaliste et mélancolique de Mihaly Vig : «Tout est fini, c’en est fini de tout, tout est fini, et il n’y aura rien d’autre. Ce ne sera plus bon, plus jamais, plus jamais peut-être. Tout n’est que cauchemar, qu’énigme : quelle sera la suite ? Qui sait d’où ça viendra, si ça viendra. Ou si ça ne viendra plus jamais peut-être… plus jamais…», et ainsi de suite. Et si la chanson s’achève sur une note mystique plus optimiste, le sentiment qui s’en dégage est celui d’une tristesse infinie. Tout est fini donc. Or le seul moyen, pour Karrer, d’échapper à cet ennui, est de rejoindre les niveaux inférieurs. Si la damnation du titre n’est achevée qu’à la fin du film, après que Karrer, par sa trahison, s’est abaissé à la condition de chien pouilleux, elle nous apparaît scellée d’emblée, inexorable et annoncée, comme en témoignent les interventions oraculaires de la femme du vestiaire.
Le plan suivant commence par un travelling latéral sur une surface striée, presque abstraite, de pierre ou de bois, avant de révéler le visage de Karrer, impeccablement reflété dans un miroir. Cette fois, le contraste est très prononcé. La bande-son n’a pas changé, oppressante – s’y superpose seulement le raclement de la lame sur la peau. L’homme, en gros plan, le regard sombre, qui rappelle les faciès saisissants du Visage ou de L’heure du loup, se rase à l’aide de son coupe-chou (de nombreux plans débuteront de la même façon, cadrant une surface ou un objet en gros plan, avant de glisser vers les sujets, les damnés). Le mouvement se poursuit, et la lame, au premier plan, s’interpose entre le miroir et la caméra. Image bergmanienne en diable de Miklos B. Szekely, acteur aux traits de fantôme shakespearien déjà utilisé par Béla Tarr dans Almanach d’automne, et que nous rencontrerons dans Satantango. La caméra paraît s’immobiliser, cadrant Karrer sur toute la moitié gauche de l’écran, mais peu à peu le reflet, sans doute masqué par la tête de l’acteur restée dans l’ombre, disparaît dans l’obscurité la plus complète, nous laissant seuls avec le grondement industriel, le bruit de la lame sur la peau et celui de l’eau s’écoulant dans le lavabo – prélude aux surfaces détrempées filmées avec insistance tout au long du film. En deux plans, le ton est donné. D’une lenteur hypnotique, l’œuvre du cinéaste hongrois s’annonce comme un poème très noir, chant désespéré d’une chute sans espoir de résurrection. Ce que confirme immédiatement le troisième plan – et nous cesserons là notre étude linéaire pour nous intéresser brièvement au destin du personnage – qui montre Karrer, réfugié dans les pans d’un imperméable, descendre les escaliers intérieurs d’un immeuble – on sait depuis l’expressionnisme allemand que la monstration d’un tel acte prétend souvent symboliser la déchéance du personnage. Au passage, sur un palier, brûle un feu qu’on imagine être un brasero (sinon, quoi ?...). Sans véritable utilité narrative, mais d’une importance cruciale, ce faux plan de transition qui commence en contre-plongée pour finir en plongée après un court panoramique, et qui s’attarde sur le palier où le feu se consume de longues secondes après que Karrer, dont on entend encore les pas, a déserté l’image, ce plan faussement anecdotique, donc, renforce l’idée d’une descente solitaire aux enfers. La ville, dont nous percevons ensuite de rares fragments et où les chiens, dirait-on, hurlent à la mort, peut évoquer les ruines de Sarajevo ou, par son intemporelle grisaille, les murs de cités occupées par un invisible ennemi...
C’est au Titanik bar, destination privilégiée de Karrer, où le mal, partout ailleurs diffus, avance à visage découvert, que sera pourtant révélée l’infime parcelle de lumière encore présente au cœur de cette humanité déchue – mais vouée à s’éteindre. Visages figés, mais incroyablement vrais, des villageois, dont le regard croise accidentellement l’œil de la caméra. Surtout, il y a cette ronde improbable, sublime, grotesque, titubante et désespérée, qui unit un temps ces hommes et ces femmes sans joie. Tandis que des pluies torrentielles s’abattent en effet sur la ville, déluge sans arche, Karrer et ses semblables s’enfoncent indéfiniment au royaume des morts. Un dernier danseur s’agite comme un automate, pataugeant dans une flaque. Tout n’est pas perdu, croit-on, parce qu’ici des liens fragiles ont pu se nouer, et cependant la chute sera inexorable. Les clients du Titanik bar sont tous des épaves, spectres des victimes du naufrage de l’humanité emportés par le Léviathan – sauf Willarsky, le patron du bar, démon luciférien de la nouvelle économie qui se repaît des dernières étincelles des morts-vivants du socialisme. Barbu et richement vêtu, Willarsky dont la voix qui perce des vapeurs méphitiques précède l’image, propose à Karrer de passer une quelconque marchandise en contrebande. Mais Karrer sait qu’il n’y a pas de salut. «D’ailleurs il ne s’agit pas d’argent, répond-il. Je n’ai pas envie de bouger d’ici». Indice de sa trahison à venir. Son destin est scellé, avons-nous dit. Karrer quitte le Titanik bar, sort du champ; un chien le remplace, et quitte l’écran à son tour. Le chien : animal psychopompe symboliquement associé à la mort et aux enfers, à l’impureté, à ce que le monde comporte de plus vil. Les chiens et les anges, paraît-il, ne peuvent coexister.
Même les désirs, comme celui que Karrer éprouve envers la chanteuse avec qui il entretient une (fin de) liaison, sont fantomatiques. Leurs ébats eux-mêmes, aussi lents que les travellings et panoramiques du caméraman, paraissent mécaniques, dénués d’énergie vitale; nulle plénitude, nul confort dans ce sinistre corps à corps : seulement du vide, seulement la lassitude. La pythie du vestiaire du Titanik, aussi bienveillante que menaçante, avait pourtant mis Karrer en garde, anticipant pour nous, spectateurs, l’issue du film : «Cette femme est une sorcière. Cette femme est une sangsue. Un marais sans fond qui attire et engloutit tout. C’est vraiment une fin terrible, mon garçon […].» Une fin terrible. Et d’ajouter, sibyllin chœur antique : «Le brouillard s’infiltre dans tous les recoins, dans les poumons. Il envahit l’âme…» Impossible d’échapper au mal puisque celui-ci se confond avec l’espace filmique. Karrer, déjà damné, n’a évidemment cure de ces avertissements, et intéresse le mari de la chanteuse au trafic de Willarsky, pour mieux l’écarter et ainsi profiter de son absence... Dès lors, le parcours de Karrer, qui franchit successivement les neuf cercles de l’enfer (il convoite la femme d’autrui, commet le péché de chair, se fait colérique, puis mélancolique et trompeur; au cours d’un monologue il dévoile la cruauté, la vilenie dont il est capable; et à la toute fin, il pénètre de lui-même le neuvième cercle, celui des traîtres), n’est plus qu’une inexorable chute vers la solitude absolue. «S’il n’y avait pas dégradation, dit Karrer à la chanteuse, qui, effectivement, prend pour l’occasion l’allure d’une sorcière au milieu des émanations de soufre du Titanik bar, il y aurait résurrection»… Consciente que le désastre est sur le point d’être consommé, la pythie du vestiaire l’avertit une dernière fois, au coin d’une rue, se faisant l’interprète d’Ézéchiel : «On sonne de la trompette, tout est prêt, mais personne ne marche au combat. Car ma fureur éclate contre toute leur multitude. L’épée au-dehors et la peste et la famine au-dedans ! Les hommes des champs meurent par le fusil, ceux des villes par l’épidémie ou la famine. Les fuyards qui en réchappent, ils seront sur les montagnes, comme les colombes roucoulantes, tous gémissants, chacun sur son iniquité. Toutes les mains seront affaiblies, les genoux fléchiront. Et la terreur les enveloppera : ni leur argent ni leur or ne pourront les sauver au jour de la fureur de l’Éternel. Ça ne leur coupera pas la faim, ni ne leur remplira l’estomac, mais les entraînera vers le péché. Je détournerai d’eux ma face, et l’on souillera mon sanctuaire. Car le pays est rempli de meurtres, la ville, pleine de violences. Je ferai venir les plus méchants des peuples, pour qu’ils s’emparent des maisons. La ruine vient, ils cherchent le salut, et point de salut ! Les sacrificateurs ne connaissent plus la loi, les anciens n’ont plus de conseils. Les mains du peuple sont tremblantes. Je les traiterai selon leurs actions, je les jugerai comme ils le méritent, et ils sauront que je suis l’Éternel.» Karrer semble se comporter comme si, ne supportant plus l’ennui éternel de son enfer, et incapable de s’élever au-dessus de sa condition, seule la déchéance avait encore un sens. Il ne lui suffit pas d’être une épave au passé sans gloire : il lui faut, pour se singulariser, descendre plus bas encore, toujours plus bas, vers Judas, Brutus et Cassin. Et Karrer le lâche, las de végéter sur le seuil des Enfers, jaloux de Willarsky/Lucifer, trahit les derniers êtres avec qui il entretenait encore quelque relation. Dénonciation à la police. «Tu crèveras comme un rat !» lui lançait plus tôt sa maîtresse au cours d’une violente dispute. Et c’est ainsi que Karrer le traître, dont l’humanité s’est liquéfiée, commence en haut, dans son appartement, lavé et rasé, et finit avec les chiens errants, à quatre pattes dans la boue, grondant et aboyant. Dans la boue, c’est-à-dire la terre primordiale et féconde d’où l’homme fut tiré, l’eau matricielle souillée, corrompue. Damnation, ou le récit en quelques tableaux d’une obscure beauté, d’une tragique déliquescence, par un artiste tendu «vers l’éternel, le sublime, le tout-puissant». Parce que, pour Béla Tarr, comme pour Andrei Tarkovki dont je reproduis ici les mots, l’art est un acte «qui reflète le vrai sens de la vie, l’Amour et le Sacrifice».
«Entrez par la porte étroite.
Large, en effet, et spacieux est le chemin
qui mène à la perdition,
et il en est beaucoup qui s’y engagent.
Mais étroite est la porte
et resserré le chemin qui mène à la Vie,
et il en est peu qui le trouvent.»
(Matthieu 7, 13-14)
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