L'imposture chiraquienne : entretien entre Jean Charbonnel et Raphaël Dargent (11/03/2007)
Crédits photographiques : Torregano (Sipa).
Bon débarras, en espérant que ce rebut ne soit pas encore immédiatement recyclable...
En espérant aussi, à l'inverse de ce qu'a l'air de penser Le Figaro dans l'un de ses ridicules sondages, que peu de mes lecteurs oseront encore affirmer qu'il est ou plutôt était, ce président universel de la France moribonde, le dernier représentant du gaullisme.
Je remercie vivement Raphaël Dargent, directeur de l'intelligente et fière revue Libres (dont la quatrième livraison, outre les articles de Jean-Gérard Lapacherie et Francis Moury, évoque une question pour le moins d'actualité : quel homme politique peut, de nos jours encore, oser se prétendre gaulliste ?) et animateur du site Jeune France, de m'avoir autorisé à reproduire cet excellent entretien avec Jean Charbonnel, ancien ministre du général de Gaulle.
Raphaël Dargent – Dans le dernier chapitre de votre ouvrage Le gaullisme en questions, vous épinglez Jacques Chirac en citant Chateaubriand : «L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime». On est bien d’accord : le «chiraquisme» n’a rien a voir avec le gaullisme ? D’ailleurs, qu’est-ce que le «chiraquisme» ?
Jean Charbonnel – Non seulement dans le livre que vous voulez bien citer mais aussi dans tous ceux que j’ai écrits après 1976, j’ai en effet constaté, d’abord avec peine puis avec une indignation croissante, à quel point M. Chirac s’éloignait de l’héritage du général de Gaulle sur lequel il avait pourtant fondé le début de son engagement politique, et de sa carrière. Non seulement il ne s’en cache plus aujourd’hui mais il se permet de critiquer la conception du référendum qu’avait le Général, qu’il confond avec la pratique bonapartiste du plébiscite.
Mais qu’est-ce que ce «chiraquisme»… si tant est que l’Histoire retienne le mot et la chose ? C’est, je crois, une utilisation abâtardie de ce qui fut le gaullisme politique, ainsi réduit à un opportunisme à la petite semaine, qualifié, à temps et à contretemps, de pragmatisme. Je pense que la sévère citation de Chateaubriand que vous rappelez s’applique parfaitement à la situation actuelle, après qu’ait été liquidée, avec un cynisme tranquille, ce qui fut une grande idée et une chance majeure pour la France.
Tant il est vrai que le gaullisme ne se présume pas en gestes et en paroles mais se prouve dans l’action. Et il ne suffit pas, pour y parvenir, de se recueillir périodiquement avec componction au pied de la statue de l’homme dont on a trahi, sans scrupule, le message.
Raphaël Dargent – Comment comprendre alors qu’un certain nombre de journalistes continuent à qualifier l’UMP et son président – pourtant très libéral – de gaulliste ? Comment comprendre aussi qu’un certain nombre d’élus UMP continuent à se référer au général de Gaulle ?
Jean Charbonnel – Le comportement des journalistes que vous signalez à juste titre provient soit d’une pure et simple ignorance soit d’une inclination perverse à réduire le gaullisme à ce qui n’en est plus qu’une caricature. Aussi avons-nous l’impérieux devoir de rétablir en toute circonstance la vérité de l’Histoire, en utilisant ce qui doit être notre arme absolue, c’est-à-dire en invitant chacun, qu’il soit de bonne ou de mauvaise foi, à lire De Gaulle dans ses Mémoires, ses Discours et messages, ses Lettres, notes et carnets. Les jeunes journalistes, qui n’ont pas vécu la période de ses grands combats, de 1940 à 1970, auraient, en particulier, beaucoup d’informations et de leçons à y prendre.
Quant aux élus de l’UMP qui continuent, notamment au cercle «Debout la République», à se référer au gaullisme, je ne mets pas en doute leur honnêteté ni leur sincérité. Je souhaite seulement les inviter, eux aussi, à une réflexion attentive sur le gaullisme authentique, ce qui leur permettra de constater que sa volonté de rassembler les Français allait bien au-delà des frontières des partis, quels qu’ils soient : ces élus et militants devraient s’efforcer d’en faire autant. Le gaullisme ne se limite pas à la droite.
Raphaël Dargent – N’est-ce pas sur la question européenne que l’imposture – car je crois qu’on peut parler d’imposture – est la plus frappante ? Entre l’appel de Cochin et l’engagement en faveur de Maastricht, de l’euro et maintenant du traité constitutionnel européen, il y a tout de même un gouffre !
Jean Charbonnel – C’est là, en effet, que l’imposture est actuellement la plus flagrante : car il y a loin de l’appel de Cochin à l’appel de Pékin que M. Raffarin avait, sans honte apparente, lancé de l’autre bout du monde pour inciter les Français à adopter le traité établissant une constitution pour l’Europe.
Mais les contradictions et les allers et retours de M. Chirac ne se sont pas limités à ce domaine : il les a aussi multipliés en matière institutionnelle et dans le domaine de la politique économique et sociale chaque fois qu’il a voulu gagner de nouvelles catégories d’électeurs.
Raphaël Dargent – Ceci dit, précisons les positions européennes du Général. J’ai des amis qui confondent tout. Ceux qui se laissent abuser par le terme de «souverainisme» – car en réalité le dit souverainisme recouvre tout autre chose qui n’ose pas dire son nom – prétendent que ce dernier serait l’expression contemporaine de ce que fut le gaullisme hier. Qu’en pensez-vous ?
Jean Charbonnel – Il y a parmi ceux qui se recommandent maintenant du «souverainisme» des personnalités d’origine souvent proche de la nôtre et à qui je garde mon estime. Mais ils commettent, me semble-t-il, une grave erreur en confondant avec un combat qui a tout son sens au Québec la vaste synthèse de politique nationale et internationale qu’avait proposée le gaullisme.
En ce qui concerne plus particulièrement les problèmes européens, faut-il le rappeler une fois encore ? Le général de Gaulle, qui fut à l’origine de la réconciliation franco-allemande après avoir été un des chefs de la coalition antifasciste pendant la Deuxième Guerre mondiale, avait de l’Europe une conception tout à fait positive qui ne se limitait pas à la défense, assurément nécessaire, de l’indépendance de la nation. Pour lui, la construction européenne devait permettre, suivant les ambitions du plan Fouchet en 1962, la mise en place progressive d’une communauté ouverte à toutes les coopérations, politique mais aussi économique, militaire, technologique : quand j’ai réussi à faire aboutir au gouvernement, en 1973, le projet de la fusée Ariane, j’ai pu le présenter, sans être contredit, comme «un enfant posthume du général de Gaulle»… Et je n’ai pas à rappeler qu’aux yeux du Général, cette Europe devait être le fait des peuples et non des bureaucraties bruxelloises, et qu’elle aurait à jouer le rôle d’une force d’équilibre dans le monde, non d’un simple relais d’une OTAN américanisée.
Raphaël Dargent – J’entends dire souvent que le gaullisme n’est pas une idéologie, qu’il est d’abord un pragmatisme, une adaptation aux réalités. Mais enfin, sans parler forcément de «doctrine», il y a des fondamentaux. Selon vous, quels sont-ils ?
Jean Charbonnel – En effet, le gaullisme ne fut pas une idéologie, ni même une doctrine, puisqu’il ne cherchait pas à fournir une explication globale du monde, mais il était beaucoup plus qu’une simple réponse à l’événement, beaucoup plus qu’une «attitude», comme Georges Pompidou l’avait affirmé, à tort, en 1973.
En fait, loin d’être un pragmatisme sans âme et sans principes, le gaullisme fut, suivant la définition qu’en donna lui-même le Général le 9 septembre 1968, un «système de pensée, de volonté et d’action» réalisant une synthèse dynamique de ce qu’il y avait de meilleur dans les traditions de la droite et de la gauche. Car De Gaulle ne sépara jamais l’autorité des institutions de la Ve République de leur contrôle démocratique; l’affirmation de l’indépendance nationale de l’ouverture à la coopération internationale, accompagnée d’une quête inlassable de la paix; le développement d’une puissance économique garantissant la liberté d’action du pays et la recherche, jamais découragée, d’une troisième voie entre le capitalisme libéral et la dictature totalitaire qui prévalait dans le camp du «socialisme». Le tout mis en œuvre selon une méthode de gouvernement à la fois ferme et souple, aussi éloignée de la pression des lobbies que des commodités politiciennes.
Vaste programme, comme De Gaulle le dit en d’autres circonstances ! Mais nous nous rendons mieux compte aujourd’hui, avec le recul du temps, qu’il fut pour l’essentiel réalisé, malgré les contraintes de la guerre d’Algérie et l’opposition systématique d’une gauche rebelle à l’État et d’une droite et extrême-droite hostiles au peuple.
Raphaël Dargent - Nombre d’auteurs, souvent défavorables au Général, qualifient le gaullisme de «néo-bonapartisme». Ils condamnent notamment l’élection du président de la République au suffrage universel et l’usage qu’ils jugent plébiscitaire que le Général aurait fait du référendum. La question de la légitimité, et notamment de la légitimité démocratique, n’était-elle pas au contraire au centre de préoccupation du Général ?
Jean Charbonnel – La comparaison que vous évoquez se veut, en effet, tout à fait dévalorisante. Mais il n’est pas difficile de la réfuter puisqu’aussi bien l’homme du 18 juin et du rétablissement de la République n’a jamais eu rien de commun avec le régime qui a conduit la France du coup de force du 2 décembre 1851 à la défaite de Sedan, à la guerre civile et à l’amputation du territoire. De Gaulle, ainsi qu’il l’a lui-même précisé, ne fut ni Louis-Napoléon Bonaparte ni Boulanger : mais ses «accusateurs» l’ont-ils jamais écouté ou lu ?
En fait, l’élection du président de la République au suffrage universel a été, pour le général de Gaulle, l’accomplissement, grâce au vote de tous les citoyens, de la souveraineté nationale : y avait-il un meilleur moyen d’affirmer la légitimité démocratique qui, pour lui, devait s’attacher au pouvoir républicain ? C’est bien pourquoi cette exigence a été, comme vous le notez, le fil rouge de ses préoccupations dans son œuvre de rénovation.
Quant au référendum, il était, à ses yeux, un moyen privilégié de donner la parole au peuple pour résoudre les plus graves questions qui, du sort de l’Algérie à la réorganisation des régions et du Sénat, se posaient aux Français. S’il a, le plus souvent, lié son sort à la décision des citoyens, De Gaulle a su, quant à lui, en tirer toutes les conséquences quand la réponse fut négative… Il n’y avait donc rien de commun, quoi qu’en ait dit M. Chirac, entre le recours gaullien au référendum et la pratique bonapartiste du plébiscite, consistant à requérir l’approbation populaire après le fait accompli. Quel abîme, en réalité, entre un référendum de questionnement, propre à faire avancer les problèmes, et un plébiscite de ratification !
Raphaël Dargent – Impossible de ne pas vous interroger sur la participation. On parle depuis quelque temps de la relance de la Participation avec les mesures qu’a prises Jean-Pierre Raffarin – remarquez qu’on en avait déjà parlé avec Édouard Balladur il y a quelques années. L’actionnariat populaire recouvre-t-il toute la Participation gaulliste ?
Jean Charbonnel – Vous avez raison de parler de la participation, même si, sur ce plan, le grand dessein gaulliste est resté inachevé.
Vous savez que cette recherche de la participation préoccupait déjà De Gaulle avant la libération du pays parce qu’il était anxieux des périls que courait la cohésion nationale. Certes, le projet d’association du capital et du travail que lança le RPF en 1947 n’aboutit pas. Mais le Général ne se découragea pas : revenu au pouvoir, il fit adopter les ordonnances de 1959 et de 1967 qui – surtout cette dernière – représentèrent un premier pas dans le sens d’un intéressement des travailleurs au fruit de leur travail.
Était-ce suffisant pour lui ? Bien sûr que non. Dans les dernières années de son principat, De Gaulle s’efforça de contourner l’obstacle que constituaient la mauvaise volonté du patronat, l’hostilité systématique des syndicats et la frilosité de la majeure partie des députés censés le soutenir : c’est pour cela qu’il développa un vaste projet de réorganisation de la société française englobant la réforme de l’Université, des régions, du Sénat, sans oublier de faire une «brèche» dans le front de l’égoïsme des classes avec l’ordonnance du 17 août 1967, qu’avait rédigée Édouard Balladur au cabinet de Pompidou. L’échec du Référendum du 27 avril 1969, fruit du refus conjoint de la majorité de la gauche et de la fraction giscardienne de la droite mit fin à ce qu’il y avait de plus novateur dans cette espérance.
Le gouvernement de M. Raffarin a-t-il eu tort de relancer l’idée d’un actionnariat populaire ? Je ne le crois pas, car toutes les possibilités doivent être étudiées dans ce difficile combat. Mais il n’apparaît pas que cette tentative de relance ait été bien concluante.
Raphaël Dargent – Aujourd’hui, il n’y a plus véritablement de grande formation politique gaulliste. Par contre, je constate chaque jour une véritable efflorescence d’associations ou de mouvements parfois modestes, souvent sans moyens, qui se réclament encore, peu ou prou, de la pensée et de la politique du général de Gaulle, même s’ils préfèrent parfois se qualifier de «républicains» ou de «démocrates», ou s’ils s’enracinent à gauche, à droite ou au-delà (ce que je préfère de beaucoup). C’est là, je crois, qu’on trouve des gaullistes de conviction. Faut-il y voir – toute proportion gardée car l’époque est différente – une comparaison possible avec les mouvements qui animèrent la Résistance ?
Jean Charbonnel – Il n’y a plus, en effet, de grande formation politique qui puisse se recommander sincèrement du gaullisme. Mais il existe des cercles de réflexion souvent actifs, des mouvements comme celui des gaullistes sociaux d’Argos, des revues comme la vôtre qui démontrent tous les jours, avec peu de moyens mais beaucoup de courage et une fidélité intacte, qu’il y a encore un gisement de gaullisme dans ce pays.
Ce bouillonnement est-il comparable à ce que fut la Résistance pendant la guerre ? L’avenir le dira. Mais on peut, dès maintenant, estimer que le courant qui s’est créé au sein du peuple français pour rejeter le projet de Constitution européenne n’a pas été indigne de ce que firent nos aînés entre 1940 et 1944 ou, encore, en 1954, pour mettre un terme à la mauvaise aventure de la C.E.D. Car, chaque fois, d’innombrables Français se sont dressés pour sauvegarder la dignité et l’indépendance de la nation. En 2005, ils l’ont fait en dépit de toutes les censures, en n’hésitant pas à s’opposer à la propagande d’État, aux pressions de nos partenaires et à la coalition des partis institutionnels, des Églises, des oligarchies, de la presse, de l’«establishment», qui leur tenaient le langage de Munich et de Vichy, celui de la résignation et de l’abandon. Et ils ont gagné !
Il ne faut jamais désespérer des Français, dont le sursaut, le 29 mai, a été exemplaire.
Raphaël Dargent – Notre dossier porte sur la modernité et, donc, sur l’actualité du gaullisme. En quoi, selon vous, le gaullisme est-il moderne et peut-il continuer à inspirer les jeunes générations?
Jean Charbonnel – Il y a, en effet, un paradoxe apparent, 35 ans après la disparition du général de Gaulle, à rechercher dans le gaullisme la source d’une «ardeur nouvelle» pour les jeunes générations. Je crois pourtant qu’il peut encore leur apporter une source d’inspiration parce qu’il reste moderne à plusieurs titres.
Moderne, d’abord, par son attachement à des institutions solides, celles-là mêmes qui ont permis à la France, depuis 40 ans, de surmonter des crises et des situations difficiles : une guerre civile, un début de révolution, plusieurs changements de majorité, la montée du chômage. À cet égard, les hommes politiques, surtout au parti socialiste mais aussi à droite, qui veulent revenir au parlementarisme absolu en renonçant à l’élection du président de la République au suffrage universel, me paraissent, au premier sens du mot, réactionnaires : le combat qu’ils entendent mener contre le caractère «monarchique» du régime ne concerne en fait que les dérives du chiraquisme vieillissant.
Moderne, aussi, est la volonté dont le gaullisme reste porteur de maintenir l’indépendance du pays, bien entendu dans l’interdépendance avec les autres nations et une coopération, sans préalable, en Europe et partout où elle sera souhaitée. Par son histoire, par les atouts géographiques, démographiques, intellectuels qu’elle conserve, par la qualité de ses travailleurs, la France mérite encore de parler de sa propre voix dans le concert du monde. Elle l’enrichira plus sûrement ainsi qu’en se perdant dans un magma technocratique.
Moderne est, enfin, l’ambition consubstantielle au gaullisme de trouver un accord entre le dynamisme de l’économie indispensable à la croissance et l’impératif de justice sociale auquel il ne saurait renoncer sans trahir ses origines. Plusieurs formules, de type social-démocrate, keynésien ou d’un libéralisme tempéré, devraient s’offrir aux gouvernements de demain. Mais elles ne rassembleront le peuple, en portant véritablement remède au malaise français, que si elles ne séparent pas le bonheur des citoyens de la grandeur de la France.
Le gaullisme, aujourd’hui, n’est-ce pas, en définitive, la confiance dans la capacité de la France à affronter l’avenir ?
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