Tango de Satan de László Krasznahorkai (19/02/2007)

Crédits photographiques : Bruce McAdam (CC BY-SA).
«En réalité il devait se contenter de préserver sa mémoire de la destruction qui sévissait tout autour de lui; le jour où – après que le démantèlement de la coopérative eut été ordonné et qu’il eut pris la décision de rester jusqu’à ce que son droit d’exercer soit rétabli – il était monté au moulin en compagnie de la fille Horgos, il avait observé les bruyantes déménagements, les fébriles allées et venues des gens qui hurlaient, les camions qui s’enfuyaient au loin, il avait vu toute la coopérative s’effondrer sous le poids de cette condamnation à mort, et ce jour-là il avait compris : il était trop faible pour supporter cette triomphale décadence, il aurait beau se débattre, il ne pourrait pas résister à cette force destructrice qui anéantirait tout, ces maisons, ces murs, ces arbres, cette terre, ces oiseaux plongeant vers le sol, ces animaux se faufilant sans bruit, le corps de ces hommes, leurs désirs, leurs espoirs, il aurait beau essayer, il serait incapable d’enrayer cette perfide offensive contre la création humaine, c’est pourquoi il avait décidé de tout faire pour imprimer dans sa mémoire cette funeste décadence, il savait avec certitude que ce que le maçon avait édifié, ce que l’ébéniste avait fabriqué, ce que la femme avait confectionné, tout ce que les hommes avaient péniblement construit allait s’effriter, se fondre en eau qui par de multiples canaux souterrains s’écoulerait vers une destination mystérieuse, mais tout resterait vivant dans sa mémoire tant que son organisme ne renoncerait pas à l’«accord qui réglementait leurs relations d’affaires», tant que les funestes vautours de la décadence ne s’attaqueraient pas à ses os et à sa chair.»
László Krasznahorkai, Tango de Satan (Gallimard, coll. Du Monde entier, 2000 [1985]), p. 64.


Quel remarquable romancier, me suis-je encore répété après avoir terminé de lire Tango de Satan, paru en Hongrie en 1985 et publié par Gallimard en 2000. Certes, ayant découvert cet écrivain grâce à sa somptueuse Mélancolie de la résistance, dont le style envoûtant est d'une amplitude et d'une maîtrise confondantes (j'ai évoqué, dans un courriel adressé à l'écrivain, l'exemple d'Absalon, Absalon ! de Faulkner), je dois bien reconnaître que dans ce premier roman, le retournement final (ou plutôt la boucle refermée du tango mené par Satan, l'anti-Reprise kierkegaardienne par excellence), éminemment borgésien, un peu trop prévisible sans doute, l'intrusion grossière du surnaturel dans un monde qui le rejette pour lui préférer la superstition mesquine, ont tout de même pu gâcher quelque peu mon plaisir. Reste l'évidence, assez rare pour que je la souligne en ces temps de disette littéraire, pendant lesquels nous serons bientôt contraints, en France tout du moins comme naguère dans les riantes marches de l'empire soviétique, de perdre de longues heures pour faire la queue à moins de nous fournir, discrètement, de plus consistantes victuailles que celles que nous servent nos lamentables épiciers qui se prétendent romanciers, reste l'évidence d'une quête métaphysique obsédée par l'inéluctable dégénérescence d'un monde et d'une société ayant oublié Dieu, la description, entremêlant une satire hilarante des principaux personnages et quelques magnifiques évocations d'un paysage spectral qui eût pu être peint par Georges Rouault, d'une société post-communiste rongée par l'avidité, le sexe et l'alcool, suffisamment crédule pour se livrer à n'importe quel vagabond pourvu qu'il sache se servir de son verbe enchanteur, Irimias dans ce roman ou le Prince dans La Mélancolie de la résistance.
Une fois de plus (mais cette fois-ci en une phrase moins typiquement hongroise), je me redis scandalisé par le peu d'empressement que semblent manifester les éditeurs français, singulièrement Gallimard (auquel toutefois il faut rendre grâce de nous avoir donné deux magnifiques quoique fort tardives traductions de ce passionnant romancier), quant au fait de nous permettre de lire non point l'ensemble sans doute (et quand bien même : pourquoi pas ?) des ouvrages de Krasznahorkai mais, au moins, un tout petit peu plus que ces deux seuls romans qui, sans leur magnifique adaptation cinématographique réalisée par Béla Tarr, dormiraient probablement dans quelque tiroir poussiéreux de notre vénérable maison d'édition. Après tout, maintenant qu'elle est riche grâce aux ventes colossales des Bienveillantes, pourquoi ne déciderait-elle pas de consacrer un peu de son argent à une entreprise aussi belle que risquée ?

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