Antimodernité de Bruno Dumont, par Ludovic Maubreuil (Infréquentables, 3) (18/05/2008)
Crédits photographiques : Andre Penner (AP Photo).
Jean-Louis Kuffer, sur son blog passablement inégal intitulé Les carnets de JLK, a écrit de longues lignes évoquant sa lecture du numéro spécial de La presse Littéraire consacré aux écrivains infréquentables, où il s'interroge, entre autres motifs de suspicion, d'agacement ou, in fine (peut-être même de guerre lasse), pour admettre une certaine convergence de vues, sur la présence, dans ce discordant bal des maudits que j'ai eu le grand plaisir de diriger, de Léautaud. Ygor Yanka, l'un des rédacteurs de cet hors série, a, fort logiquement, répondu à Jean-Louis par ce beau texte.
Toujours sur ce même sujet, j'indique à mes lecteurs que Paul-Marie Coûteaux (accompagné de Gilles Brochard et de Sabine de Grainville) m'a invité sur Radio Courtoisie mercredi 28 février à participer à sa belle émission, Libre journal de la Nuit, qui a évoqué Philippe Muray et réuni, physiquement ou bien grâce à l'excellence technique de Claudio, Anne Muray, l'intarissable Élisabeth Lévy ainsi que Renaud Camus et le très drôle Basile de Koch. Je crois savoir que cette émission, d'excellente tenue, sera bientôt rediffusée, à moins que ce ne soit déjà le cas.
«‘Si tu m’aimes, prouve-le moi’, dit-on. Voilà qui est grec ! La pitié est cela dont les hommes sont capables. ‘Le commun des mortels’ ? Soit ! Mais c’est avec le commun des mortels que nous vivons, et le dédain que montrent les stoïciens, Spinoza et autres ‘sages’, au nom de leur raison éthérée qui n’est la raison de personne, ne témoigne de leur part que d’une vaine tentative de sortir du lot. Spinoza en veut à la tristesse; c’est un maniaque de la joie. La joie seule serait bonne. Que de choses pourtant nous apprennent la tristesse et la douleur ! ‘Souffrir pour comprendre’ : telle est la loi que Zeus a donnée aux hommes, proclame le chœur de l’Agamemnon d’Eschyle. Faut-il rappeler aussi l’unité héraclitéenne des contraires, et l’absurdité qu’il y a à jeter le discrédit sur l’un des côtés inéluctables de tout ce qui est réel ?» (1)
Le cinéma contemporain, aussi mort que l’art ainsi qualifié, n’en demeure pas moins l’un des nombreux prés carrés des «escrocs du présent sans réplique» (2), imprécateurs homologués ne cessant de s’ébattre librement sur ses pentes fleuries. Pratiquer la sédition leur fait du bien, élaborer de la subversion les comble d’aise, partager de l’insurrection entre amis leur assure que la rébellion vitalise. Faisant du bruit et écrivant partout leur non, tels les audacieux héros de Francesco Rosi, ces «hommes contre» prolifèrent d’autant mieux que leurs brûlots se fêtent sans répit. Entre cynisme ordinaire et naïveté désarmante, leurs images «malaisantes» se partagent brillamment une chronique toujours mieux défrayée, liste ininterrompue d’insoumissions phénoménales. D’Indigènes à Catherine Breillat, trépignant d’offenses, les insoumis permanents ne se gênent pas pour «bousculer les tabous» et provoquer sans discontinuer «la fureur des bien-pensants». Comment dès lors se servir de cette langue passionnément remaniée, où les mots ne sont plus seulement vidés de leur sens mais surtout remplis à ras bords d’ordres nouveaux, pour décrire ceux qui ne suivent pas le mouvement des opposants installés dans la place ? Comment disqualifier les véritables provocateurs qui ont depuis longtemps mangé leur pain bénit, et désormais «dérapent» ? Comment nommer les infréquentables gênant aux entournures l’élite du goût, petite mafia imprécatoire surfant avec la même morgue friquée d’Almodovar à HPG et des pubs du Net à Gaspar Noé ?
Si l’on flatte le suiveur en le persuadant à peu de frais qu’il a su prendre un chemin de traverse, comment traiter celui qui en toute cruauté, a mis sciemment un pas de côté ? Le mode d’emploi est finalement des plus efficaces : pour féliciter l’idiot utile, traitez-le d’insurgé, mais pour humilier celui qui grippe véritablement la machine, affublez-le des dernières tares encore inavouables, c’est-à-dire encore punies. Bruno Dumont, auteur en dix ans de quatre films s’écartant de la seule norme qui vaille, celle de l’incorrection mandatée, sera donc accusé de commettre à la suite, plusieurs crimes bien peu aimables.
Empêchant le spectateur «d’être entièrement avec le film» (3), erreur fatale pour qui ne rêve plus que de voir glorifié à l’écran ce qui est asséné partout ailleurs, l’incommunicabilité résolue par le confort, l’indifférenciation sublimée par la sidération, le démembrement du Beau sous les assauts du bon goût démocratique, Monsieur Dumont est en premier lieu coupable de ne pas nous vouloir du bien. Devant de tels films en effet, s’insurge Françoise Maupin, inquiétée par L’Humanité (4), «le spectateur doit subir ou partir»; victime d’une «expérience douloureuse», surenchérit Michel Rebichon, traumatisé par Flandres (5). Monsieur Dumont, ajoute d’ailleurs ce critique délicat, construit une œuvre «prétentieuse et ennuyeuse», attitude impardonnable quand il s’agit désormais de produire en tous lieux de l’entertainement désinvolte, de donner du rêve aux gens «sans se prendre la tête». Monsieur Dumont est en fait enclin à la bêtise, alors que l’intelligence est une valeur sûre, intouchable même quand « toute l’histoire de la modernité peut au fond s’interpréter comme l’histoire d’une victoire de l’intellect sur le caractère, une victoire des intelligents sur les sensibles» (6) : «on se demande bien si l’on est chez Bresson ou chez Jean Giraud» s’interroge ainsi benoîtement Kaganski (7), «si cette vision du monde n’est pas un peu simplette, pour ne pas dire simpliste» susurre Pierre Murat, un autre connaisseur (8). L’ennuyeux avec Bruno Dumont, c’est qu’il ne sacrifie que trop peu aux schémas du système, pourtant sans cesse revisités et affinés. «Il ne parvient pas à faire avancer la machine vers une résolution de conflits par des choix radicaux, transcendance ou contingence/mysticisme ou naturalisme» s’alarme Tessé (9). Sans schémas à illustrer, mais sans relativisme débonnaire à promouvoir pour autant, Dumont se révèle nostalgique «d’un monde parfait où tout doit être assigné à une place fixe, s’ordonne selon des règles bien définies et immuables, loin de tout réel partage, de toute transmission» se désole Chauvin (10). Sur Twentynine Palms, ce critique qui a le mérite de la franchise donne d’ailleurs le coup de grâce tout en vendant la mèche : «de ce point de vue, le film n’est pas du tout moderne» (11).
Dumont n’est pas moderne, comme d’ailleurs en leur temps, Chaplin ou Tati. Il n’est pas moderne et c’est bien pour cela qu’il déçoit les apôtres tout à tour arrogants et affables de la modernité, cette époque qui a fait sans émotion aucune des Narcisses des oracles et des hystériques des témoins. Cette époque qui s’est constituée, très exactement mais en douce, de ce que Chauvin reproche abusivement aux temps pré-modernes. C’est en effet aujourd’hui que les places sont dûment précisées et les règles sans exception. C’est aujourd’hui que les bons se heurtent aux méchants sans qu’il soit possible d’hésiter sur leur sort, alors même que ces catégories ne constituent plus rien d’autre qu’une morale sommaire, sous le vernis de laquelle la même élaboration attentive d’un moi jouisseur et sans mémoire se fomente. Chez Dumont, le spectateur découvre l’ennemi non pas comme un autre, infiniment étranger, lesté de maladies honteuses, mais comme son possible devenir. Brouillant la frontière entre bons et brutes, le cinéaste se refuse en effet à filmer des sermons. «Il ne faut pas demander aux artistes d’être des curés», fulmine-t-il (12), après avoir osé faire du personnage principal de son premier film (La Vie de Jésus), le meurtrier d’un jeune Arabe agissant aux confluents de pulsions et de principes ne pouvant se résoudre par le verdict rassurant du policier («tu es raciste»), pas plus que les coupes scanographiques de son cerveau ne sauront déceler la cause de son épilepsie. Dumont prétend pêle-mêle contre son époque que rien ne se résout durablement par le verbe ou la loi, que le crime n’a pas de psychologie, que l’amour brûle, que la solitude est jouée d’avance. Il montre la maladresse de corps nus qui se blessent sur le bitume ou sur d’autres corps. Il démontre que la folie appartient à ceux qui délimitent comme à ceux qui déstructurent, quand l’avenir est à ceux qui s’échappent du champ de façon ordonnée. En affirmant au journaliste de Télérama médusé, qu’il se sent «plus proche des archétypes de la mythologie gréco-latine que des Pères de l’Église» (13), il accepte surtout d’être absolument incompris par la clique d’une société civile qui si elle s’en prend avec une rare violence à l’Église, n’en perpétue pas moins ses traditions exotériques les plus communes, les plus faussées, idolâtrant ainsi des droits de l’homme au droit d’ingérence, le hippie gentil qui demeure la seule image encore acceptable d’un Christ épuré. Le cinéma de Bruno Dumont, aussi rigoureux dans son exil qu’auparavant celui de Bresson et de Blain, relate au contraire les tribulations violentes d’une âme humaine éloignée de ces fraternités béates et mièvres, qui aplanissent les conflits et absolvent les péchés avant même de les avoir identifiés. Il s’attache à transposer chez ses voyous, ses soudards, ses criminels, ses amants, la force des trajets qui mènent inlassablement de la putréfaction à la pureté et de l’innocence à sa perte. Ses héros oscillent de l’apaisement d’Apollon, qui étymologiquement frappe de loin et dont la sagesse bienveillante ne s’élabore qu’au prix de violences, à l’aiguillon de Dionysos, dont le fracas dévastateur peut mener au ravissement. Ils évoluent ainsi de la plénitude au marasme comme de l’abjection à l’illumination, portant le joug d’une morale oubliée parce qu’exigeante, démodée parce que douloureuse, assumant ce qu’Abellio prophétisait comme destin pour l’Occident, «cette descente dans la matière qui est la condition même de la montée de la conscience, qui est le nécessaire moyen de toute réalisation humaine» (14).
La modernité tardive, la post-modernité, l’hypermodernité, quel que soit le nom donné à notre âge noir qui n’en finit pas de finir, voit «l’accent mis sur l’obligation de mouvement, l’hyperchangement, délesté de toute visée utopique, dicté par l’exigence d’efficacité et la nécessité de la survie» (15). Quoi de plus antimoderne alors que le cinéma de Bruno Dumont ? Au «bougisme» (16) effréné, à la parole tellement libérée qu’elle ne sait plus que chanter en boucle, il résiste par des plans fixes remplis d’odeurs et de sons, dont le chaos ou les lignes claires transmettent les pensées de héros mutiques (la brume verte des paysages du Nord, la géométrie troublante de la ville de Bailleul, les plaines brunes piquetées de rares beffrois, le désert californien aux éoliennes vibrantes). Face aux tenants de l’hyperchangement, dont le bavardage incessant masque mal la peur panique de l’instant, celui de la souffrance et de la mort, il propose la répétition mythique des gestes, la rareté insensée des mots, la durée insoutenable de plans rapprochés sur l’ecchymose d’une paume de paysan ou le poing couvert de sperme d’une femme violée (Flandres). Aux sarcasmes lancés contre l’anachronique utopie de ses personnages, qui osent désirer s’échapper de ce monde, il répond par un policier qui lévite (L’Humanité), un assassin (La vie de Jésus) ou une folle (Flandres) qui se hissent vers le ciel violemment ensoleillé, l’un au risque de déclencher une nouvelle crise d’épilepsie qui le terrassera, l’autre tendue sur la pointe des pieds, filmée en plongée, dans une lutte bouleversante pour s’extraire d’un réel dénué de vérité, fermé à toute Nouvelle, dénaturé par les réconfortantes puissances du Faux : «le cinéma d’aujourd’hui n’est plus un art ! Il n’exprime plus de vérité. Et c’est comme cela que l’on finit dans l’abstraction», hurle Dumont (17). Cette «vérité vraie» que cherche également Pierre dans le Pola X de Carax, qu’il oppose de toutes ses forces à la «sincérité, maladie d’aveugle», qui ose aujourd’hui l’affronter, ne serait-ce que dans le domaine du couple, lieu de rencontre des dernières mais tenaces idéologies ? On nous assure inlassablement que celui-ci est la dernière aventure humaine, pour mieux nous vendre l’idéal paritaire et son revers, l’indifférenciation sexuelle, mais Dumont y voit quant à lui tout autre chose. Katia et David (Twentynine Palms), affrontent ainsi durant leur périple américain, tout ce que la jouissance peut avoir d’exclusif, tout ce que l’abandon peut avoir de dévorant, tout ce que l’échange peut avoir d’inégal. La manière avec laquelle lors d’une discussion, un champ n’y appelle pas systématiquement son contrechamp y est emblématique de cette manière de peindre à la fois la solitude et la fusion, le partage et la désunion, c’est-à-dire cette faille que tout couple creuse en lui-même, où ce qui finit par germer ne parvient pas à vivifier ce qui commence à y pourrir. Il faut accepter la ruine de ce couple-ci pour comprendre l’admirable parcours de cet autre, qui dans Flandres, après le passage éprouvant par une guerre et un hôpital psychiatrique à la brutalité sans nom, après la trahison et l’absence, se reforme en «advenant à la conscience et à la liberté» (18), dans une bouleversante séquence finale qui fait écho, près d’un demi-siècle plus tard, à celle de Pickpocket.
Il y a de nombreuses années, un reportage montrait une enfant autiste qui avait pris l’habitude, lorsqu’elle émettait des sons, de tenir une balle de tennis contre sa bouche ouverte, rendant ses éventuels propos incompréhensibles. Étudiant les fréquences et l’intensité de ses onomatopées, l’équipe médicale s’était aperçue qu’elle parlait bel et bien derrière ce cache, mieux, qu’elle disait je t’aime. Rejetant la psychologie sanctifiée qui tient désormais lieu de vade-mecum, refusant la subversion en kit et le public massifié, violant la transparence utile, ayant choisi «la seule résistance possible, celle de faire des films radicaux pour individus» (19), il semble bien que Bruno Dumont ait pris le risque de ne filmer que cette balle, sa texture et son odeur, son poids et sa couleur, au moment même où elle obstrue, cette balle et rien d’autre.
Pour tout cela, il faudra bien qu’il paie.
Notes :
(1) Marcel Conche, Devenir Grec, Krisis, n°23, janvier 2000.
(2) Philippe Muray, Minimum Respect, Les Belles Lettres, 2003, p. 62.
(3) Philippe Azoury, critique de Flandres, Libération du 30 août 2006.
(4) Françoise Maupin, critique de L’Humanité. Le Figaroscope. Extrait de critiques colligées sur le site Allociné.
(5) Michel Rebichon, critique de Flandres, Studio Magazine. Extrait de critiques colligées sur le site Allociné.
(6) Robert de Herte, in Éléments, n°108, avril 2003.
(7) Serge Kaganski, critique de L’Humanité. Les Inrockuptibles. Extrait de critiques colligées sur le site Allociné.
(8) Pierre Murat, critique de Flandres, Télérama, n°2955, septembre 2006.
(9) Jean-Philippe Tessé, critique de Flandres publiée sur le site Chronic’art en septembre 2006.
(10) Jean-Sébastien Chauvin, critique de Twentynine Palms publiée sur le site Chronic’art.
(11) Ibid.
(12) Entretien avec Bruno Dumont, Les Cahiers du Cinéma, n°615, septembre 2006.
(13) Entretien avec Bruno Dumont, Télérama, loc. cit.8.
(14) Raymond Abellio, Cahier de l’Herne, n°36, sous la direction de J.-P. Lombard, éditions de l’Herne, 1979, p. 87.
(15) Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004, p. 142.
(16) Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, Mille et une nuits, 2002.
(17) Entretien avec Bruno Dumont publié sur le site Fluctuat en octobre 1999.
(18) Michel Marmin, Le chef-d’œuvre de Bruno Dumont, Éléments, n°122, octobre 2006.
(19) Entretien avec Bruno Dumont sur Radio Libertaire, émission intitulée Désaxés du 11 septembre 2003.
L’auteur
Né en 1968, Ludovic Maubreuil tient depuis dix ans une chronique cinématographique dans la revue Éléments. Il participe également à la toute jeune Revue du Cinéma et donne libre cours à ses divers penchants cinéphiliques sur le blog Cinématique.
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