Propos (faussement) détachés (08/04/2005)

Crédits photographiques : Jim Urquhart (Reuters).
«Les eaux de l’Occident sont corrompues, mais leur source est restée pure.»
Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique.


Je me laisse aller à quelques méditations sans fil directeur bien visible, venant juste de recevoir le troisième numéro de l'excellente revue Libres que dirige mon ami Raphaël Dargent. Je n'ai pas encore eu le temps de lire ce dossier conséquent consacré à la vieille (et sans doute obsolète depuis des lustres, tout du moins en France) opposition entre droite et gauche structurant notre vie politique, ni même de parcourir les pages critiques de cette revue, accablé par le nombre des livres qu'il me reste à lire le plus rapidement possible, dont la pièce de théâtre de Joseph Vebret, intitulée En absence.
Pour être tout à fait honnête, j'hésite désormais à ouvrir ce livre après avoir lu le drôle de texte, mi-figue mi-raisin, que Joseph a consacré à la réouverture de son blog. Drôle de texte dans la mesure où, commençant par se plonger dans la nécessité du silence puis convoquer deux grands noms de la littérature (Cesare Pavese et Paul Claudel), il se termine en eau de boudin, par un bandeau publicitaire qui, finalement, contredit l'ensemble de la méditation, ainsi résumable : oui, certains écrivent parce qu'ils ne savent rien faire d'autre, les fous, les possédés, les malades du verbe, qui sont nos guides. Ce sont eux les phares tentant de trouer les épaisses ténèbres accumulées sur les villes humaines, les cernant de toutes parts. Eux qui, par avance, ont porté nos propres fardeaux et rudoyé, rarement défait, leurs démons qui sont aussi les nôtres. Combien de personnes sauvées de la dépression par la lecture du pourtant fort piètre Face aux ténèbres de Styron ? Oui, certains écrivent au contraire pour évoquer la dangereuse exploration de leur aven nombrilique, ce gouffre paraît-il sans fond où d'étranges concrétions prennent bizarrement la forme grotesque de vits tumescents. Non, conclut enfin Joseph Vebret, ne me demandez pas de dire ce que je pense puisque ces deux conceptions de la littérature sont aussi respectables l'une que l'autre, d'une part, je le rappelle, une souffrance et donc une position, qu'on le veuille ou pas, christique (le mâtin est lâché qui va mordre les fesses tendres des peureux et des geignards, des petits apôtres d'un plaisir refoulé qu'il faudrait laisser éclater en geysers libidino-stochastiques) et, bien entendu à l'inverse mais c'est finalement la même chose nous murmure-t-on, une souffrance et une position priapistique si je puis dire, turgescente, position ou plutôt posture contemplée, commentée par une foule admirative s'extasiant devant l'exploit du petit organe dressé, auquel il faut bien rendre, comme à toutes les idoles, un culte propitiatoire.
Nous voici donc bien avancés, à équidistance du gouffre entrevu mais refusé et d'une légèreté que l'on veut nous faire croire paradisiaque alors qu'elle n'est que veule, et insouciante, et irresponsable, et bien sûr bavarde en fin de compte. Bizarre erreur, frappante dans le fait de croire que certains auteurs ont amadoué nos propres terreurs, au prix de leur souffrance insigne, alors même que, justement et nous le savons bien, tout ayant été dit, jamais pourtant nous ne sommes ni ne serons dispensés de la quête périlleuse. Artaud en enfer, et Trakl, et Bernanos, et Hölderlin, et Strindberg, et Rimbaud, et Nietzsche, et Lowry et tant d'autres qui n'ont pas refusé la descente, jamais ces vivants terribles ne nous serviront d'excuse esthétique (voilà tout le problème, le relativisme esthétique) à nos propres faiblesses. Car lire ces auteurs, en comprendre les peurs puis, dans le même mouvement, les renier en allant jouer à quelque marelle journalistique, voilà bien le brouillis aigre mitonné par notre époque qui se plaît à mêler de façon ignoble, comme autant d'ingrédients, les esthétiques les plus différentes, sans jamais rappeler que le vieil alambic, quoi qu'on en dise, est plusieurs fois centenaire et que la règle impérieuse à laquelle obéit l'opération délicate de distillation a pour nom : l'éthique. Garçon, servez-moi donc de ce brouet alléchant où flottent de bizarres et indéfinissables morceaux que mon estomac saura bien absorber et mélanger puis ma digestion évacuer ! Que me dites-vous là ? C'est le plat le plus cher de votre carte ? Mais qu'importe voyons, puisque cette soupe versicolore est, si je puis dire, universelle, mélangeant dans une belle diversité bigarrée les fragrances du monde entier. Garçon, c'est donc une soupe d'essence républicaine que j'ai sous le nez ou je ne m'y connais pas en brouets, une soupe tolérante en somme, mieux, c'est la soupe de la tolérance, ah !, je repasserai la trouvaille aux journalistes de Libération qui seront ravis !
Incontestablement, Otto Weininger aurait sa place dans ce que nous pourrions appeler, pastichant le papal Sollers qui lui aussi jouit d'un conclave, une théorie des fous littéraires, Weininger qui déclarait dans son posthume Livre de poche, retour d'une nuit de cauchemar : «J’ai entendu un chien aboyer. Jamais encore je n’avais entendu des aboiements aussi terribles. C’était certainement un chien noir. C’était l’esprit malin. J’ai lutté avec lui. J’ai lutté avec lui pour mon âme. Cette nuit, j’ai déchiré les couvertures de mon lit tant j’avais peur. Depuis cette nuit, je sais que je suis un meurtrier. Voilà pourquoi il faut que je me tue.» On sait que Weininger se tua, lui qui pourtant écrivit dans le Livre de poche cette phrase sans la moindre ambiguïté : «Le suicide par incapacité à guérir d’une maladie est une désertion et un manque de foi, au même titre que le suicide commis pour échapper à un crime.» Artur Gerber, le plus fidèle ami de Weininger, put ainsi déclarer, après avoir contemplé la face du suicidé : «Aucune trace de bonté, aucun éclat de sainteté ni d’amour sur le visage du mort. Aucune douleur non plus, simplement une expression qu’il n’avait jamais eue de son vivant : quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui lui avait mis l’arme à la main : l’idée du mal.» Et je retrouve, continuant ma lecture de cet excellent petit ouvrage, cette idée toute bernanosienne (mais d'abord évidemment chrétienne) d'une solidarité non seulement dans le Bien mais aussi, voilà ce qui inquiète Weininger, dans le Mal : «Le bien n’est pas seul à être Un dans l’homme, le diabolique aussi. Chaque victoire du bien chez un être humain aide tous les autres – et inversement.» Je connais mal Weininger, je n'en fais point secret mais j'avoue que ces quelques lignes m'ont d'emblé intéressé, tout comme ce commentaire sous la plume d'August Strindberg, dans une lettre du 8 décembre 1903 : «Comme Weininger, je suis aussi devenu religieux par crainte de devenir un monstre.»
Les fins lecteurs remarqueront là, tout compte fait, chez l'auteur d'Inferno, une volonté par défaut, non pas lâche mais biaisée, se réfugiant dans la lumière par crainte des ténèbres et non pour la lumière elle-même. Pourtant, et je n'ai pas honte de le dire, moi le chrétien le moins exemplaire, le plus mécréant et lâche, moi qui ai sondé sans relâche et médité la figure historico-littéraire d'un Gilles de Rais, pourtant une telle décision n'en est pas une et reflète, tout au plus, le désarroi, la paralysie de la volonté qui fossilise notre époque. Cette paralysie est celle-là même qui englue Joseph dans de pieusement subtiles distinctions entre une prétendument vraie littérature, qui à mon sens n'est rien d'autre que LA littérature et une fausse, qui est tout ce que l'on voudra SAUF, c'est le point, de la littérature : Angot, Despentes, Nothomb, Assouline, Viviant, etc.
Un exemple, de ceux qui, en matière de littérature, m'agacent justement au possible. Je viens ainsi de terminer la lecture du premier ouvrage de Jacques de Guillebon, Nous sommes les enfants de personne (aux Presses de la Renaissance) où tout est cavalcade, la nuit tombant, entre hommes partis découvrir le Graal et chevauchant, sans y prêter la moindre attention, sur les ruines puantes de notre société. Certes, ce livre se jette d'un très bel élan sur notre idéal dévasté, réduit en poussière par la pornocratie triomphante mais j'aimerais que son auteur, complétant quelques trop brèves envolées sur la nécessaire conversion de nos volontés (souvenir, cher Jacques, de l'article d'Hadjadj intitulé Pour le grand Jihad ?) ainsi que l'amour opposé au règne de la Machine, me dise quoi faire, quoi lire, quoi dire. Mais pardi, il te l'a dit, quoi faire, ne sais-tu donc pas lire pauvre stalker ? Tu dois te convertir, te retourner, comme un gant oui, comme auraient dû le faire les deux hommes farouches et raides que le stalker, justement, accompagne dans la Zone. C'est donc la lumière qu'il faut choisir, sans loucher sur les ténèbres nichées dans le coin le plus sale de la pièce. C'est donc pour elle qu'il faut se faire pure transparence, sans même rêver, au préalable, d'une périlleuse acclimatation au froid de l'Enfer. Directement, dans le gouffre de lumière, dans le bain de métal en fusion, sans la moindre hésitation.
Ah ! Cela je ne le puis parce que, douloureuse confession, comme Kierkegaard je ne puis trouver le levier d'Archimède. Je le cherche pourtant oh oui !, comme un loup maraudant dans les forêts, je flaire chaque trace du divin, fût-elle pratiquement indécelable, mais, de n'être parvenu à le trouver, j'enrage et me cogne alors le front contre ma cellule, cet in-pace où l'on enfermait jadis les fous et les hérétiques, comme un loup pelé je hurle de douleur avant de reprendre ma ronde sans fin. Vous l'aurez compris, je ne suis donc pas celui, je ne puis être celui qui à bon droit, écrivant non pas sur le sol mais sur son clavier, lancera sur Strindberg ou sur Vebret les premières pierres, surtout si ce dernier, comme je viens d'en prendre connaissance en terminant ces mots, est prêt à braver, tel un moderne Gauvain, les dangers infinis de notre capitale pour se procurer un exemplaire de Monsieur Ouine. Et pourtant, je sais, et ce savoir m'est brûlure, que tolérer ne fût-ce que trente secondes, comme préalable piètrement consensuel (donc relativiste) à toute discussion, l'idée selon laquelle deux conceptions de la littérature (disons, pour tenter de choquer, William Shakespeare et Dan Brown) peuvent parfaitement coexister et s'enrichir mutuellement, je sais que tolérer cette monstruosité crassement démocratique n'est strictement rien de plus que la conséquence de ma propre lâcheté.

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