François Bayrou ou les impasses de l’extrême centre, par Germain Souchet (13/02/2007)

Crédits photographiques : Iroz Gaizka (AFP).
Rappel à l'ordre de nos hommes politiques, baudruches qu'il s'agit de dégonfler de peur qu'elles n'explosent en touchant les limites de la stratosphère, comme le fait à propos de l'inénarrable François Bayrou, candidat dilaté à l'hélium médiatique, dans les lignes implacables qui suivent, Germain Souchet.

Ségolène Royal, Chevalière de la mort.
Crétinisme et socialisme.
Jacques Chirac, gaulliste de foire.
Jacques Chirac en Bartleby.

Impossible, désormais, d’ignorer le «phénomène» François Bayrou. Cela fait plusieurs semaines que, dans les enquêtes d’opinion, il a franchi la barre des 10%. Depuis une bonne vingtaine de jours, il dépasse régulièrement les 15% d’intentions de vote et a atteint, de manière répétée, des scores compris entre 17 et 19% des voix au premier tour, les derniers sondages le plaçant même au-delà du chiffre symbolique des 20%.
D’aucuns persistent à n’y voir qu’un feu de paille et prédisent à François Bayrou la même dégringolade que celle de Jean-Pierre Chevènement en 2002. C’est oublier un peu vite que les mêmes commentaires sarcastiques avaient accompagné la montée en puissance de Ségolène Royal au printemps dernier, en vue des primaires socialistes. C’est ne pas se souvenir que Jean-Pierre Chevènement n’avait atteint le seuil des 14% d’intentions de vote que dans une poignée de sondages à la mi-janvier 2002, alors que nous sommes déjà mi-mars. C’est ignorer enfin que toutes les élections présidentielles, depuis 1965, nous ont réservé leur lot de surprises : du ballottage du général de Gaulle à la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, en passant par la défaite cuisante de Jacques Chaban-Delmas au profit de Valéry Giscard d’Estaing, ou des victoires inattendues de Jacques Chirac sur Raymond Barre en 1988 et sur Édouard Balladur en 1995, aucune élection ne s’est déroulée selon les prédictions des observateurs politiques les plus aguerris.
Est-ce à dire que François Bayrou créera la surprise lors de l’élection présidentielle de 2007 ? Il paraît difficile de le voir passer devant Ségolène Royal pour retrouver Nicolas Sarkozy au second tour, même si, dans le passé, un affrontement entre la droite et le centre-droit a déjà eu lieu (entre Alain Poher et Georges Pompidou en 1969). Mais il s’agissait là d’une autre époque, la famille socialiste étant alors totalement décomposée, tandis que Ségolène Royal devrait cette fois bénéficier du vote utile suite au traumatisme qu’a connu la gauche en 2002.
Néanmoins, il est fort vraisemblable que François Bayrou obtienne un score à deux chiffres et qu’il s’établisse en troisième position, aux alentours de 15% des suffrages exprimés, devançant de peu Jean-Marie Le Pen. À cela, trois raisons : la première est que la base structurelle de l’UDF est d’au moins 10% de l’électorat. En effet, la droite et le centre ont, lors des précédentes élections, totalisé au premier tour entre 35 et 40% des voix. Si Nicolas Sarkozy récolte 28% des voix – ce qui serait un score très solide, en comparaison de ceux obtenus par Jacques Chirac en 2002 et en 1995 – il reste donc entre 10 et 12 points «disponibles» pour François Bayrou. À ce socle quasi-incompressible pourraient s’ajouter les voix du centre-gauche, déçu par la candidature Royal qu’ils espéraient plus sociale-démocrate que socialo-marxiste, et sur lequel le candidat de l’UDF a grignoté plusieurs points ces dernières semaines. Enfin, contrairement à 2002, tout semble indiquer cette fois que les électeurs disperseront beaucoup moins leurs suffrages, ce qui devrait profiter au quatuor Sarkozy – Royal – Bayrou – Le Pen (1). Or, même s’il ne faut jamais sous-estimer les ressources de ce dernier – ni l’exaspération profonde des Français –, son âge avancé et l’impasse du second tour de 2002 ne devraient pas jouer en sa faveur. Un espace politique existe donc pour François Bayrou qui a choisi la posture contestataire comme stratégie de campagne, mais qui reste plus fréquentable que le chef historique du Front National.

(Im)posture anti-système

La popularité nouvelle de François Bayrou s’est avant tout construite sur la dénonciation du rôle des médias, accusés de décider à la place des Français en annonçant des mois à l’avance, à grands renforts de sondages, un second tour entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. La percée médiatique du député béarnais a d’ailleurs eu lieu début 2007, suite à une interview mémorable conduite par Claire Chazal, au cours de laquelle il a réussi à déstabiliser la présentatrice vedette de TF1 en lui rappelant que tout le monde prédisait un affrontement droite – gauche en 2002… avec le résultat final que l’on sait.
Le discours fait mouche car il est en partie fondé. Il est vrai que pour l’élection présidentielle de 2002, les médias et les enquêtes d’opinion avaient systématiquement ignoré le premier tour, se concentrant sur le duel annoncé entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, respectivement président de la République et Premier ministre sortants. Et pourtant, ce que tout le monde avait prévu pendant cinq ans n’a finalement pas eu lieu, Jean-Marie Le Pen renvoyant chez lui le dirigeant socialiste dès le premier tour, et créant un «séisme» dans le microcosme parisien, qui redécouvrait soudain l’existence du peuple souverain (2). Le pari de François Bayrou est d’être en 2007 le trouble-fête que fut cinq ans plus tôt Jean-Marie Le Pen, d’où son insistance à rappeler que le peuple est libre et qu’il n’accepte pas qu’on désigne à sa place les deux «finalistes» de l’élection.
La posture d’exclu du concert médiatique adoptée par François Bayrou, d’ailleurs empruntée au dirigeant du Front National – qui en a fait, depuis vingt-cinq ans, sa marque de fabrique – relève néanmoins d’une grande hypocrisie. Car, depuis que les sondages le portent au pinacle, ses critiques se sont brutalement tues. Maintenant qu’il est entré dans le cercle très fermé de ceux que l’on invite dans toutes les émissions politiques, le ton se fait beaucoup moins mordant à l’encontre des journalistes. Ne serait-ce pas parce que ceux-ci, en lui ouvrant leurs portes, lui ont brutalement permis de nourrir des ambitions plus élevées ? La question mérite en tout cas d’être posée. De la même façon, personne n’a entendu François Bayrou se plaindre de l’existence de sondages évaluant les intentions de vote en cas de second tour l’opposant à Ségolène Royal ou à Nicolas Sarkozy. Est-ce parce que ces enquêtes lui donnent près de dix points d’avance dans les deux cas ? Doit-on en conclure que ce qui n’était pas acceptable pour les autres le devient pour M. Bayrou ?
Incidemment, le président de l’UDF a longtemps expliqué qu’il existait une collusion d’intérêts entre les médias, les grands groupes économiques et certains hommes politiques, citant par exemple l’amitié liant Nicolas Sarkozy à Arnaud Lagardère. Il est même allé jusqu’à proposer que les entreprises ayant des contrats avec l’État ne puissent plus, à l’avenir, détenir d’organes de presse, ce qui pourrait concerner, entre autres, le groupe Lagardère ou Bouygues. Or, si François Bayrou a raison de pointer l’existence d’intérêts communs entre des cercles de pouvoir différents – pouvoirs médiatique, économique ou politique – pouvant expliquer pourquoi la démocratie française a dérivé vers une forme d’oligarchie, sa critique repose néanmoins sur une variation habile, mais peu crédible, de la théorie du complot. Peut-on vraiment croire qu’il suffit à un ministre de décrocher son téléphone pour étouffer telle ou telle information ou, au contraire, pour mettre en avant un thème le favorisant ? En réalité, il semble plus raisonnable de penser que des liens complexes et des causalités multiples, qui mériteraient des développements plus approfondis, expliquent le faible taux de renouvellement de la classe politique et la confiscation du pouvoir par quelques dizaines d’individus sur de longues périodes. De fait, le discours du député béarnais sombre dans un populisme un peu facile, consistant à opposer le peuple aux classes dirigeantes, sans proposer de réelle solution pour combler ce fossé, ou, pour être plus précis, en suggérant une forme de gouvernement qui ne ferait que renforcer le poids des partis au détriment de la volonté populaire, comme je le montrerai ultérieurement.
Notons par ailleurs que «l’homme du terroir» François Bayrou, le candidat «authentique» refusant toute compromission avec le système, ne se vante pas de fréquenter quelques-unes des personnes les plus influentes du pouvoir médiatique. En effet, dans son édition du 16 février 2007, Le Parisien a révélé que le leader centriste «figur[ait] parmi les vingt-deux membres associés du comité France Galop», association gérant le hippisme français, et dans laquelle il est entré «parrainé par Jean-Luc Lagardère». Dans ce comité directeur, «il côtoie les plus grands patrons de presse, Arnaud Lagardère, propriétaire du groupe Hachette (Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche) et le baron Édouard de Rotschild, propriétaire de Libération […]». On apprend également «qu’à la commission permanente de France Galop, François Bayrou peut [aussi] discuter avec Michel Denisot, président de la commission Image» et présentateur du Grand Journal sur Canal +. De plus en plus, la posture de rebelle adoptée par le président de l’UDF apparaît être une véritable imposture.
Mais les choses s’aggravent quand on revient sur un terrain strictement politique. En effet, celui qui veut faire triompher la volonté populaire contre les logiques d’appareil, et qui déclarait, dans un épanchement de lyrisme, que «c’est une chose très émouvante et très forte que de voir un peuple qui, tout d’un coup, a décidé de sortir des schémas habituels dans lesquels on l’enfermait depuis un quart de siècle» (3), a réussi, par je ne sais quel miracle, à faire oublier qu’il était un des plus fervents tenants du «oui» lors du référendum de mai 2005 sur la constitution européenne, qui s’est soldé, pour mémoire, par une victoire éclatante du «non» (55% des suffrages exprimés). Quand, sur un enjeu aussi majeur que la construction européenne, on n’a pas su voir le décalage qui existait entre les discours des hommes du sérail et la perception populaire de «l’Europe de Bruxelles», quand on a été incapable de voir venir un rejet aussi massif du modèle technocratique européen proposé par tous les partis politiques au pouvoir, justement, depuis plus de vingt-cinq ans, peut-on encore prétendre savoir, mieux que les autres, quelles sont les aspirations profondes du peuple français ?
Au-delà de la seule question européenne, qui, une fois de plus, ne sera que très peu abordée au cours de la campagne présidentielle, François Bayrou réussit également à tromper son monde en déclarant vouloir sortir de l’affrontement entre la droite et la gauche, source, selon lui, d’immobilisme, pour fonder un «grand parti démocrate» réunissant les talents des deux bords de l’échiquier politique. Pourtant, jusqu’au milieu de l’actuelle législature, l’UDF a toujours été un parti du centre-droit allié, pour le meilleur et pour le pire, à la droite représentée par le RPR puis par l’UMP. Entre 1978 et 2002, toutes les majorités de droite ont en réalité reposé sur une coalition réunissant l’UDF et le RPR; de même, ces deux partis ont partagé le statut d’opposant aux gouvernements de gauche successifs. François Bayrou a été élu député pour la première fois en 1986, à l’époque où Jacques Chirac semblait – encore – être le tenant d’une droite moderne et réformatrice. Entre 1993 et 1997, il a été ministre de l’Éducation nationale (et de l’enseignement supérieur à partir de 1995) des gouvernements Balladur et Juppé, que l’on peut difficilement qualifier de centristes. En 1995, il a même soutenu la candidature du RPR Édouard Balladur, plus libérale que celle de Jacques Chirac, dont le discours sur la «fracture sociale» et le thème de campagne «La France pour tous» lorgnaient clairement en direction du centre, voire du centre gauche de type radical-socialiste.
Après avoir été pendant vingt ans l’allié indéfectible de la droite, et alors même que tous les élus UDF – députés, conseillers régionaux ou généraux, maires – ne doivent leurs places qu’aux voix des électeurs de droite et du centre-droit, voilà que François Bayrou s’est joint en 2006 aux socialistes, aux communistes et aux Verts pour voter la censure du gouvernement Villepin (sur la base bien fragile de la sombre affaire Clearstream). En 2007, il va encore plus loin en osant prétendre que l’alternance entre la droite et la gauche est stérile et inutile, reposant sur des clivages dépassés. Et d’annoncer qu’il pourrait tout aussi bien nommer un Premier ministre de droite qu’un Premier ministre de gauche, comme par exemple Dominique Strauss-Kahn. Or, entre Édouard Balladur et Alain Juppé, d’un côté, et DSK de l’autre, il y a un gouffre qu’il paraît bien difficile de combler.
Il est tout de même troublant que la soudaine prise de conscience par M. Bayrou de la nécessaire émergence d’une «troisième voie» à la française intervienne au moment même où son parti est menacé de disparition par la création de l’UMP, grande famille politique du centre-droit et de la droite enfin unifiés. Alors que les principaux cadres de l’UDF – notamment Philippe Douste-Blazy et Jean-Louis Borloo – ont rejoint l’UMP dès 2002, il était de l’intérêt bien compris du président de l’UDF d’adopter un discours protestataire utopique, seul capable d’assurer sa survie en attirant à lui les déçus des deux bords dans un vote de défiance plus que d’adhésion. Il est ainsi permis de nourrir des doutes sur la franchise de M. Bayrou, dans la mesure où son nouveau positionnement politique aboutit à servir ses seuls intérêts, au mépris de tous ses engagements passés.
D’ailleurs, alors qu’il prône «l’ouverture» aux hommes de bonne volonté, d’où qu’ils viennent, le président de l’UDF dirige son parti de façon autocratique et attend de ses troupes qu’elles le suivent sans broncher. En témoigne la suspension d’André Santini, un des derniers ténors restés dans la famille centriste en 2002, coupable d’avoir rallié Nicolas Sarkozy et surtout d’avoir déclaré, le 10 février dernier, qu’il était «le seul candidat en mesure de l’emporter». Dès le 21 février, avec une rapidité de réaction exceptionnelle, la commission nationale d’arbitrage et de contrôle de l’UDF sanctionnait le charismatique député-maire d’Issy-les-Moulineaux et lui retirait la présidence de la fédération UDF des Hauts-de-Seine. L’argument de bon sens avancé par M. Santini, selon lequel «[il] ne ralli[ait] pas un parti mais un homme […] un projet» et qu’il «demeur[ait] libre dans un parti qui se dit libre» a donc été promptement écarté. Est-ce ainsi, à coup de sanctions et d’exclusions, que François Bayrou entend dépasser les clivages et réconcilier les Français entre eux et avec les hommes politiques ? La méthode ne paraît pas très nouvelle et le grand démocrate désintéressé ne semble en fait capable d’accepter qu’une liberté de parole : la sienne.

La grande tromperie des exemples étrangers

François Bayrou se plaît à citer les exemples de l’Allemagne, de l’Autriche ou encore de l’Italie pour montrer qu’une autre façon de gouverner – avec des grandes coalitions réunissant la droite et la gauche – est possible. Mais, outre que ces exemples n’ont en réalité que très peu de rapport entre eux, ils prouvent, chacun à leur façon, que le projet du président de l’UDF n’est qu’une dangereuse utopie.
Commençons par l’Autriche : depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le pays a connu une majorité de gouvernements de grande coalition formés par le parti social-démocrate (SPÖ) et le parti conservateur (ÖVP) (4). On peut donc dire que les alliances entre la droite et la gauche sont très ancrées dans les mœurs politiques et, en tout état de cause, qu’elles ne constituent pas une nouveauté souhaitée par les Autrichiens pour faire face à des problèmes que l’un ou l’autre courant n’aurait pas été capable de résoudre seul (5). Or, à la fin des années 1990, ce brouillage des repères entre la droite et la gauche, combinée à une absence d’alternance de fait, ont ouvert un boulevard au FPÖ, le parti d’extrême droite de Jörg Haider. Fin 1999, le FPÖ a atteint le score historique de 27% des suffrages exprimés, devenant ainsi – bien provisoirement – le deuxième parti d’Autriche. L’ÖVP a alors pris la décision de former une coalition inédite avec le FPÖ, ce qui lui a permis de remporter très largement les élections de 2002 avec plus de 42% des voix – un score historique – et de faire imploser le parti d’extrême droite, désormais divisé entre une aile «réaliste» (le BZÖ), souhaitant devenir un parti de gouvernement respectable, et une aile radicale (le FPÖ «canal historique», si l’on peut dire). Si le chancelier conservateur Wolfgang Schüssel a, de manière surprenante, perdu les élections de 2006, et si une nouvelle grande coalition a finalement été formée, ce mode de gouvernement a cependant montré ses limites : en privant les citoyens de la possibilité d’une véritable alternance, il peut en effet conduire à une inquiétante montée des extrêmes. Une leçon à retenir.
Passons à l’Allemagne : M. Bayrou n’a de cesse de vanter les mérites de la «große Koalition» formée en octobre 2005 et dirigée par la chancelière Angela Merkel. Pourtant, peut-on vraiment le croire quand il nous affirme que les citoyens allemands, déçus par les alternances successives, ont «imposé» – terme qu’il a employé à plusieurs reprises – aux deux grands partis (le SPD social-démocrate et la CDU/CSU démocrate-chrétienne) de coopérer et de gouverner ensemble dans l’intérêt supérieur de la nation (6) ?
La réalité est tout autre : contrairement à l’Autriche, l’Allemagne n’avait jusqu’alors connu qu’un seul gouvernement de grande coalition, entre 1966 et 1969, brève intermède entre la très longue domination de la CDU/CSU et l’élection de Willy Brandt à la chancellerie. Cette première expérience n’avait pas laissé un souvenir impérissable aux Allemands, loin s’en faut. En 2005, c’est donc plutôt à une crise de la représentation et à une perte de confiance dans les partis que nous avons assisté : en effet, la coalition entre le SPD et les Verts avait mené des réformes douloureuses – d’ailleurs souvent plus «libérales» que les plus audacieuses propositions de l’UMP – et impopulaires, s’aliénant ainsi le vote de son électorat traditionnel. Une victoire éclatante était donc promise à la CDU/CSU, mais le faible charisme de Mme Merkel, tranchant avec celui du très rusé Gerhard Schröder, et son manque de lucidité politique l’ayant menée à annoncer la conduite de nouvelles réformes qui auraient eu pour résultat de rompre avec le fameux «modèle social de marché» – l’équivalent allemand de notre sacro-saint «modèle social français» – pourtant déjà bien écorné, ont finalement conduit les chrétiens-démocrates à un résultat décevant, sinon à une véritable désillusion. Ce n’est donc pas un vote d’adhésion (7) mais bien plutôt un double vote de défiance qui a conduit à former la deuxième grande coalition de l’Histoire allemande. Si l’on s’intéresse quelques instants à son fonctionnement, on peut d’ailleurs voir que ce nouveau «modèle» n’en est pas un : il a d’abord fallu plusieurs semaines de tractations entre les deux partis pour déterminer un programme de gouvernement extrêmement détaillé et pour répartir les postes suivant des dosages très subtils (8); ensuite, on constate que sur chaque grande réforme, la majorité est tiraillée et qu’elle risque à tout moment de voler en éclats; enfin, sur de grands sujets de société – comme la place de l’énergie nucléaire – aucune décision ne peut être prise, les positions des deux partis étant irréconciliables. Là où François Bayrou croit voir une forme supérieure de gouvernement, la «große Koalition» apparaît donc comme un pis-aller menacé à chaque instant par la paralysie et la crise institutionnelle.
Reste donc l’Italie pour tenter de justifier le bien-fondé des références de M. Bayrou. Mais là encore, force est de constater que le président de l’UDF a tendance à prendre ses désirs pour des réalités. Son ami Romano Prodi, actuel président du Conseil, affirmait en effet dans Le Parisien du 16 février 2007 (précité) : «Notre coalition est très différente de l’allemande. En Allemagne, les deux principaux partis ont créé une grande coalition, faute de pouvoir former un gouvernement plus cohérent. Il s’agit d’une situation exceptionnelle et donc transitoire. Alors qu’en Italie, nous travaillons assidûment depuis dix ans sur un grand projet politique de rapprochement progressif et d’alliance entre le centre et la gauche» (9). Les situations des deux pays n’ont en effet rien en commun. En Italie, pendant près de quarante ans, un grand parti du centre – la démocratie chrétienne – a été le pivot de tous les gouvernements successifs, le parti communiste, seconde force politique du pays, étant systématiquement exclu de l’exercice du pouvoir. Éclaboussée par les affaires de corruption, presque inévitables quand on se partage les places et les postes pendant une si longue période, la démocratie chrétienne a quasiment disparu suite à l’abandon du scrutin proportionnel par les lois de 1993, adoptées par un référendum d’initiative populaire.
Depuis, les forces politiques italiennes se réorganisent autour de deux pôles, comme toutes les démocraties occidentales : un pôle de droite – ce qui constitue une nouveauté, cet espace politique n’ayant pas été vraiment occupé pendant près de cinquante ans –, la Maison des libertés, réunissant notamment Forza Italia (le parti de Silvio Berlusconi), l’Alliance Nationale et quelques partis d’extrême droite comme la turbulente Ligue du Nord, et un pôle de gauche, l’Union, s’étendant – alliance improbable – de l’ancien centre démocrate-chrétien à l’extrême gauche post ou tout simplement néo-communiste. Après avoir gouverné pendant cinq années successives, pulvérisant ainsi le record de longévité à la présidence du Conseil, Silvio Berlusconi a été battu de peu par la coalition de gauche aux élections législatives de 2006. Il n’y a donc pas de «grande coalition» en Italie, contrairement à ce qu’affirme François Bayrou, mais un assemblage hétéroclite de partis allant du centre à l’extrême gauche. Est-ce là le modèle dont rêve le député béarnais ? Croit-il pouvoir devenir le chef de file d’un nouveau parti réunissant, autour de l’UDF, le PS, le parti radical actuellement affilié à l’UMP, mais aussi le PRG ou le PCF ? L’ambiguïté de ses références étrangères ne permet pas de répondre clairement à ces interrogations (10). Il est néanmoins important de noter qu’en Italie, la stratégie de Romano Prodi semble vouée à l’échec. Déjà contraint à la démission en 1998 après seulement deux ans d’exercice du pouvoir, «Il Professore», comme on le surnomme, vient de connaître la même mésaventure en raison de la défection de deux sénateurs communistes lors d’un vote de confiance sur la politique étrangère du gouvernement. Réinvesti président du Conseil, sa majorité demeure néanmoins extrêmement fragile.
Si le cas autrichien avait montré qu’une alliance durable des deux grands partis de droite et de gauche ouvraient la voie à une montée des extrêmes, la situation en Italie nous prouve qu’une alliance allant du centre à l’extrême gauche est source d’instabilité gouvernementale chronique, qui rend de facto les grands partis de la coalition dépendants des exigences de ses éléments les plus extrémistes et les moins représentatifs de la volonté populaire. Décidément, les exemples choisis par François Bayrou, loin d’être convaincants, sont en réalité de véritables repoussoirs.

Droite – gauche : un clivage nécessaire pour la démocratie

Toutes les grandes démocraties occidentales connaissent une confrontation entre la droite et la gauche, que ce soit sous une forme bipartisane (aux États-Unis ou au Royaume-Uni), quadripartite, avec deux grands partis et leurs soutiens respectifs (comme en Allemagne, où l’alliance entre le SPD et les Verts s’oppose traditionnellement à l’union de la CDU/CSU et des libéraux du FDP), ou par la réunion de grands blocs hétérogènes (comme en Italie, exemple précédemment étudié).
Le clivage droite – gauche n’est donc nullement dépassé, n’en déplaise à M. Bayrou, qui, ne connaissant décidément pas très bien les modèles étrangers, croit, par exemple, pouvoir réduire les partis républicain et démocrate américains à de simples «machines» destinées à amasser de l’argent et à gagner des élections. Pourtant, de véritables débats de fond opposent ces deux partis, comme en témoignent les deux dernières élections présidentielles, de 2000 et de 2004, ainsi que les élections de mi-mandat de 2002 ou de 2006. Que ce soit sur la fiscalité, le rôle de la puissance publique en matière économique, les compétences respectives de l’État fédéral et des États fédérés, la politique étrangère ou encore des sujets de société comme le mariage homosexuel ou l’avortement, il existe des lignes de partage assez claires qui font que le président George W. Bush, John McCain ou Rudolph Giuliani n’ont pas le même projet politique que John Kerry, Hillary Clinton ou Al Gore. Naturellement, tous les républicains et tous les démocrates ne se ressemblent pas; c’est pour cela qu’il existe des primaires. Mais il est incontestable que l’opposition entre ces deux partis structure la vie politique américaine. Il en est de même en Italie où la Maison des libertés défend une vision de la société très différente de celle de l’Union, en Espagne où le Parti populaire de José-Marie Aznar n’a pas gouverné de la même manière que José-Luis Zapatero, ou tout simplement en Grande-Bretagne, où travaillistes et conservateurs ne peuvent être renvoyés dos à dos.
Naturellement, ces clivages évoluent : aux États-Unis, la révolution conservatrice de Ronald Reagan, poursuivie par George W. Bush, a entraîné un déplacement vers la droite du centre de gravité de l’électorat. Au Royaume-Uni, les réformes structurelles de Margaret Thatcher, très critiquées en leur temps, font désormais l’objet d’un certain consensus et n’ont d’ailleurs pas été fondamentalement remises en cause par le New Labour de Tony Blair. Néanmoins, il existe et il existera toujours des points de désaccord entre la droite et la gauche, ce qui permet de présenter aux électeurs des programmes différents et donc de faire vivre la démocratie, qui repose essentiellement sur l’acceptation du débat pacifiquement tranché dans les urnes.
En croyant qu’il est possible de gouverner au centre, ressuscitant le vieux rêve de Valéry Giscard d’Estaing pourtant enterré par sa nette défaite de 1981, François Bayrou ignore une des exigences les plus fondamentales du fonctionnement de toute démocratie : les électeurs doivent en effet pouvoir sanctionner une majorité qui n’a pas su faire ses preuves en accordant leur confiance à un parti ou une coalition présentant un projet alternatif mais respectueux des valeurs démocratiques. Vouloir combattre les idéologies et amener les partis à faire preuve de plus de pragmatisme en votant ensemble des textes fondamentaux pour l’avenir de notre pays est une initiative louable. Mais nier l’existence de clivages structurants et empêcher l’expression de désaccords sur des grands choix de société, en imposant à la place un consensus mou d’extrême centre, peut s’avérer être très dangereux à moyen terme. Car si le jeu démocratique n’est plus capable d’inspirer confiance et espoir aux électeurs, ni de canaliser leur mécontentement en leur permettant de croire à un changement de politique, alors c’est la démocratie elle-même qui devient l’objet de la contestation. Le mythique rassemblement de «deux Français sur trois» a pour fondement philosophique un terrible manque de confiance dans la démocratie et dans la liberté d’expression, qu’il croit devoir remplacer par un unanimisme de façade; ne permettant plus à la liberté des citoyens de se déployer, il ne peut que conduire à la montée des extrêmes ou à la contestation violente. L’extrême centre n’est donc pas une solution, mais bien une dangereuse impasse.
Car le mal français, en réalité, ne vient pas d’une trop grande divergence entre le PS et l’UMP, ni du caractère stérile des alternances successives, «chaque parti déconstruisant ce que le précédent a fait», pour reprendre un autre leitmotiv du président de l’UDF. Le fait est que la gauche a su imposer sa vision de la société et gagner tous les combats idéologiques qu’elle a engagés depuis son arrivée au pouvoir en 1981. Au lieu d’opposer à la logique collectiviste d’assistanat et de déresponsabilisation généralisée de la société promue par les socialistes un projet reposant sur la liberté, la responsabilité individuelle, le travail, le mérite et la nécessaire défense de valeurs structurant toute société, la droite a systématiquement capitulé devant les injonctions du «terrorisme intellectuel» et du «moralement correct», pour reprendre les titres de deux ouvrages de Jean Sévilla (11). Ainsi, elle n’a pas su revaloriser le travail en abrogeant les 35 heures dès 2002, ni mener une profonde réforme fiscale en baissant massivement les prélèvements obligatoires, ce qui aurait permis de relancer la croissance économique; elle n’a pas osé réformer le code du travail en défendant l’idée, prouvée économiquement, que les protections exorbitantes dont bénéficient les salariés français sont un frein considérable à l’embauche; elle n’a pas eu le courage de mettre un terme aux exigences des lobbies homosexuels, proposant même d’aller plus loin que le PACS pourtant combattu lors de son institution en 1999. Et je ne parle pas de la politique étrangère, domaine dans lequel il est devenu impossible d’affirmer que les États-Unis sont les alliés et les amis de la France, sans passer pour un dangereux «néo-conservateur atlantiste», nouvelle insulte suprême, qui a même réussi à détrôner celle, pourtant infamante, de «fasciste».
En réservant ses coups les plus sévères pour l’UMP, et en faisant les yeux doux à la gauche, François Bayrou préconise ainsi un remède bien pire que le mal : au lieu de forcer le parti socialiste à se moderniser, en aidant la majorité actuelle à mener une politique authentiquement libérale et conservatrice, à l’instar de ce que toutes les droites occidentales ont su faire, il détruit au contraire méthodiquement toutes les positions avancées que Nicolas Sarkozy avait péniblement réussi à conquérir dans la bataille idéologique qui l’oppose à la gauche. En préconisant par exemple de «ne pas baisser les prélèvements obligatoires tant qu’on n’a pas retrouvé l’équilibre de nos finances publiques», n’hésitant pas à proposer d’inscrire «dans la Constitution l’interdiction de présenter un budget en déficit de fonctionnement» (12), il referme et verrouille à double tour le débat timidement ouvert par la droite sur le rôle joué par le poids des impôts dans la faiblesse de la croissance française. En adoptant le slogan – d’un français douteux – de la «social-économie», il souscrit à l’idée absurde selon laquelle la croissance doit être «sociale» (l’expression est cette fois de Dominique de Villepin), alors que la croissance doit avant tout être forte et durable, car elle seule, et non le tristement célèbre traitement social du chômage, permettra de créer des emplois et d’augmenter le pouvoir d’achat des Français. Enfin, en prétendant, dans son ouvrage intitulé Projet d’espoir, vouloir défendre un programme de «résistance à une domination plus subtile qui chaque jour s’avance un peu plus sur la planète, un modèle de domination des esprits», affirmant que «tout se passe comme si l’argent, l’univers de l’argent, les puissances de l’argent avaient définitivement triomphé», il entretient la méfiance maladive de notre pays vis à vis des entrepreneurs et justifie ainsi les contraintes sans pareil pesant sur eux.
M. Bayrou aime à se présenter en homme libre. Pourtant, plus la campagne avance et plus il révèle à quel point il est prisonnier des schémas idéologiques imposés par la gauche depuis vingt-cinq ans. Sa prétendue volonté d’ouverture consiste en réalité à museler ceux qui osent encore critiquer le «modèle social français», si merveilleux qu’il produit plus de deux millions de chômeurs, des déficits chroniques, une dette impressionnante et une croissance faible. Le projet du président de l’UDF est plus qu’une impasse : il est une menace pour la liberté du débat démocratique et pour l’avenir de la France.

VIe République ou IVe République ?

Il est une tendance bien fâcheuse en France qui consiste à incriminer les institutions chaque fois que le pays traverse une période difficile. Entre 1789 et 1958, ce ne sont pas moins de treize régimes constitutionnels qui se sont succédé. Après un siècle et demi de turbulences, la constitution de la Ve République, imaginée par le général de Gaulle et très largement rédigée par Michel Debré, a enfin instauré un régime stable, mettant fin à la valse des ministères qui empoisonnèrent les IIIe et IVe Républiques, et permettant à l’exécutif de gouverner en s’appuyant sur une majorité claire au Parlement. Conçue pour que le président de la République exerce le pouvoir suprême, la constitution du 4 octobre 1958 a même réussi à fonctionner correctement pendant les trois périodes de cohabitation entre un président et une majorité parlementaire de couleurs différentes (1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002) qui, si elles furent désastreuses d’un point de vue politique, ne provoquèrent pas de crise institutionnelle majeure ou de paralysie de l’action gouvernementale.
Depuis plusieurs années, pourtant, la Ve République est dénoncée comme arriérée, passéiste et comme étant une des sources du mal français. Certes, des aménagements peuvent lui être apportés : il serait normal, par exemple, que le président de la République puisse venir s’exprimer librement devant le Parlement, plutôt que de recourir à l’antique méthode du message lu par le président de l’Assemblée nationale ou du Sénat devant des parlementaires debout. De même, la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel de lois déjà promulguées devrait être étudiée, selon des modalités visant à éviter tout engorgement de la haute juridiction, car il ne paraît pas satisfaisant qu’une loi inconstitutionnelle puisse rester en vigueur du simple fait qu’elle n’ait pas été déférée devant les neuf juges suprêmes avant sa promulgation. Enfin, une évolution du rôle du Parlement – renforcement de son contrôle sur le gouvernement (13), statut donné à l’opposition – ne paraît pas illogique.
Mais, entre un «toilettage» de la constitution de 1958 visant à corriger certains excès de la vision gaullienne du pouvoir et l’abandon pur et simple du fragile équilibre trouvé voilà près de cinquante ans, il y a un pas qu’il est hasardeux de franchir. Or, plusieurs années après Arnaud Montebourg, François Bayrou se fait désormais le chantre de l’instauration d’une VIe République. Quelles sont ses grandes idées ? Il propose de supprimer l’article 49-3 – qui permet au gouvernement d’obtenir l’adoption sans vote d’un projet de loi, sauf à ce que l’Assemblée nationale ne le censure – et les ordonnances – délégation temporaire de la compétence législative du Parlement au gouvernement. En plus de ces deux changements constitutionnels, le président de l’UDF souhaite modifier la loi électorale de la façon suivante : «50% des sièges au scrutin majoritaire de circonscription, 50% à la proportionnelle, avec une barre à 5% des suffrages» (14).
Les évolutions constitutionnelles proposées remettraient en cause le principal apport de la Ve République, à savoir l’instauration d’un parlementarisme rationalisé : en clair, si le gouvernement reste responsable devant l’Assemblée Nationale, celle-ci ne doit pas pouvoir le renverser de manière inconsidérée, pour des raisons purement politiciennes. Si l’on prend le fameux article 49-3, on doit se souvenir qu’il a permis à plusieurs gouvernements, et notamment à ceux de Raymond Barre (entre 1976 et 1981), de resserrer les rangs d’une majorité turbulente. En effet, l’UDR, devenue le RPR, prenait un malin plaisir à compliquer la tâche du président Giscard, notamment sur le vote du budget, sans que cette opposition ne soit toujours réellement justifiée; devant l’usage de l’article 49-3, Jacques Chirac n’a jamais osé franchir la ligne rouge en votant la censure du gouvernement Barre, de peur subir une dissolution et de voir le conflit interne à la majorité être ainsi tranché par le peuple français. La combinaison de l’article 49-3 – qui n’est pas anti-démocratique dans la mesure où le Parlement conserve la possibilité d’empêcher ce que François Bayrou appelle le «passage en force» (15) du gouvernement – et du pouvoir de dissolution dévolu au président de la République permet ainsi de responsabiliser les groupes parlementaires et de souder les coalitions majoritaires désignées par le peuple lors des législatives. Il permet également de répondre à l’obstruction de l’opposition, capable de déposer des milliers d’amendements dans le seul but de ralentir l’adoption d’un texte et éventuellement de forcer le gouvernement à reculer sous la pression de la rue, ce qui n’est pas digne d’une démocratie dite moderne.
Concernant les ordonnances, il s’agit là encore d’une mystification : la IVe République avait interdit, dans sa constitution, de recourir à ce qu’on appelait alors des «décrets-lois», mais n’avait pu empêcher leur résurgence et même leur augmentation continue. Prétendre que l’article 38 de l’actuelle constitution porte atteinte aux compétences du Parlement est totalement mensonger : en effet, c’est bien le Parlement qui consent au gouvernement la possibilité de légiférer par ordonnances, pour une période limitée et sur un sujet suffisamment précis, ce que le Conseil Constitutionnel contrôle désormais scrupuleusement; par ailleurs, pour ne pas être frappées de caducité, les ordonnances doivent être accompagnées d’un projet de loi de ratification déposé devant une des deux chambres avant la fin du délai contenu dans la loi d’habilitation. Concrètement, les ordonnances servent aujourd’hui dans deux domaines : d’abord, pour la codification à droit constant, à savoir le regroupement de textes législatifs épars en codes, dont l’examen par le Parlement serait long, fastidieux, et très largement inutile puisque ces textes ne sont pas ou très peu modifiés; ensuite, pour la transposition de directives communautaires dont le détail est devenu tel que les parlementaires n’ont souvent d’autre choix que de voter une copie presque conforme du texte européen. C’est donc davantage à des sujets de fond comme l’association des Parlements nationaux à l’élaboration des textes communautaires ou les moyens de lutter contre l’inflation législative qu’il conviendrait de réfléchir, plutôt que d’incriminer de façon démagogique l’usage des ordonnances, qui permet souvent de lutter contre l’engorgement de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Quant au changement du mode de scrutin, il aurait des conséquences catastrophiques : avec 50% des sièges attribués à la proportionnelle et, dans l’idéal de M. Bayrou, un parti du centre renforcé, aucune majorité claire ne sortirait des urnes. Dès lors, l’UDF new fashion deviendrait le pivot de toute coalition gouvernementale; mais, si elle se trouverait ainsi assurée de participer à tous les gouvernements, elle serait à la merci des renversements d’alliances qui interviendraient inévitablement. L’élection présidentielle perdrait son rôle structurant dans la vie politique française, et le pouvoir réel reviendrait non pas au Parlement, mais aux partis, renouant ainsi avec les vieux démons enterrés en 1958. Si François Bayrou parle de rendre le pouvoir au peuple, son projet aurait en réalité pour effet de ressusciter la partitocratie honnie de la IVe République, qui l’avait justement conduite à sa perte, en y ajoutant une dimension nouvelle : l’institutionnalisation de la cohabitation qui, entre le président et le Parlement, serait permanente, mais qui serait aussi importée au sein même du gouvernement, le conduisant à l’immobilisme.
La IVe République semble d’ailleurs bien être le modèle de référence du président de l’UDF. Sous des accents pseudo-gaulliens se cache en réalité une nostalgie de l’époque où le MRP était une des trois grandes forces du pays, avec la SFIO et le PCF. Il suffit, pour s’en rendre compte, de visiter le site de campagne de M. Bayrou. En première page, dans la catégorie «intime», se trouve évoqué «le souvenir de Pierre Pflimlin», président du MRP de 1956 à 1959, et très éphémère président du conseil (entre le 13 et le 28 mai 1958). Si l’homme eut sans doute de grandes qualités, ce n’est pas lui manquer de respect que de dire que l’Histoire n’a pas vraiment retenu son nom. Or, voici ce qu’on peut lire dans la rubrique précitée :
François Bayrou évoque «un souvenir merveilleux» à l’occasion des élections européennes de 1999. L’UDF décide à son Congrès de ne pas faire liste commune avec le RPR pour mieux défendre l’idéal européen. Dans la salle, se lève alors «l’éminent» Pierre Pflimlin, 93 ans, ancien président du Parlement européen et dernier président du Conseil de la IVe République [sic]. François Bayrou n’était pas rassuré. Pierre Pflimlin est porté à la tribune et déclare qu’il a vécu, dans sa vie, trois choses qu’il pensait ne jamais voir : la réconciliation de la France et de l’Allemagne, la chute du mur du Berlin en 1989 et la renaissance de sa famille politique. «J’étais vachement fier» conclut François Bayrou (c’est moi qui souligne).
Ce texte se suffit à lui-même : il nous permet de comprendre que le «grand parti démocrate» dont nous parle M. Bayrou n’est rien d’autre qu’une reconstruction du MRP, pilier de la IVe République et coresponsable de sa chute, dans laquelle il fut d’ailleurs emporté.

L’extrême centre : le refus de la décision politique

Pour conclure cette étude détaillée de la grande imposture que représente la candidature de François Bayrou, il convient de citer un exemple particulièrement frappant. À sa volonté affichée de reconstruire un «Parlement fort et respecté», le président de l’UDF ajoute une proposition bien étrange : pour garantir une «indépendance réelle du pouvoir judiciaire», il souhaite donner au garde des Sceaux un «statut particulier» au sein du gouvernement en lui conférant «une investiture personnelle du Parlement, à la majorité des trois-quarts afin qu’il échappe aux préférences partisanes» (16). On voit ici la dérive vers laquelle les idées de François Bayrou nous conduiraient : le ministre de la Justice a en effet la responsabilité de définir la politique pénale et carcérale de la France, et de donner des instructions générales aux Parquets sur la manière de faire respecter les lois de la République. Ce n’est pas lui qui juge, l’indépendance des magistrats du siège étant garantie par l’existence du Conseil supérieur de la magistrature.
La Justice fait partie des fonctions régaliennes de l’État. Les orientations données par le garde des Sceaux sont proprement politiques, au sens noble du terme, et doivent donc être décidées par les électeurs au moment de choisir une majorité à l’Assemblée Nationale. Le ministre tire sa légitimité de sa nomination par le président de la République, sur proposition du Premier ministre, dont le gouvernement est collégialement responsable devant l’Assemblée. Sous l’apparence séduisante de modalités devant permettre de désigner une personnalité compétente se cache donc l’abandon de toute forme de décision politique, le rôle du ministre de la Justice risquant fortement d’être neutralisé par un vote le plaçant en situation de dépendance vis à vis de partis minoritaires.
Cela montre en réalité une chose très simple : l’extrême centre de François Bayrou, cette volonté permanente de trouver un consensus généralisé sur des sujets nécessitant des décisions politiques, trahit en réalité son refus de trancher et de prendre des risques. Or c’est précisément de courage et de détermination dont la France a aujourd’hui besoin, au moment de choisir son nouveau président de la République.
En contrepoids à l’agitation des médias autoalimentée par les sondages qu’ils commandent, la campagne de François Bayrou doit faire l’objet d’une analyse froide et dépassionnée : il en ressort que la posture anti-système adoptée depuis plusieurs mois par le président de l’UDF, outre qu’elle n’est pas conforme à son engagement personnel des vingt dernières années, relève davantage de l’utopie que d’une véritable réflexion politique. Ni une quelconque expérience étrangère, ni l’histoire constitutionnelle de la France ne viennent en effet confirmer la validité d’un projet préférant se situer dans les limbes d’un monde idéal plutôt que de se confronter à la dure réalité de la société française, dans laquelle des choix politiques cruciaux doivent être faits de toute urgence.

Notes

(1) La seule constante des sondages d’opinion depuis le début de l’année 2007 réside dans le fait que tous les autres candidats sont crédités de moins de 5% des intentions de vote.
(2) Néanmoins, la cause première de la défaite de Lionel Jospin ne réside pas dans l’existence de sondages de second tour ne prévoyant que l’hypothèse d’un duel avec Jacques Chirac, mais bien plutôt dans le fait que le Premier ministre n’a pas daigné faire campagne, méprisant ainsi le peuple dont il réclamait la confiance.
(3) Dépêche AFP en date du 4 mars 2007.
(4) Entre 1945 et 1966, puis entre 1986 et 2000, soit un total de 35 ans sur 55.
(5) N’oublions pas que François Bayrou invoque précisément la gravité de la situation de la France et l’échec des gouvernements successifs, qu’ils soient de droite ou de gauche, pour justifier son appel à une nouvelle «union sacrée» des forces politiques.
(6) Dans Le Monde daté du samedi 3 mars 2007, M. Bayrou renouvelle son analyse : «[…] il y a quelques mois, la CDU et le SPD disaient qu’ils n’accepteraient jamais de gouverner ensemble. Il se trouve que le peuple allemand leur a donné mandat, avec le vote aux législatives, de travailler ensemble. Et ils l’ont fait» (je souligne).
(7) Comment cela se pourrait-il, d’ailleurs ? On imagine mal les citoyens se mettre d’accord pour voter de telle façon que seule une alliance entre le SPD et la CDU/CSU soit majoritaire au Bundestag !
(8) En fait de volonté populaire, c’est donc la partitocratie qui a triomphé.
(9) C’est moi qui souligne.
(10) D’autant que dans l’interview précitée, Romano Prodi nous rappelle que M. Bayrou a livré «bataille contre l’entrée de Silvio Berlusconi et de son parti, Forza Italia, au sein du Parti populaire européen (PPE). Il s’est ainsi opposé à la dérive conservatrice du PPE, qui était pourtant auparavant l’un des meilleurs promoteurs du modèle social européen». Pour mémoire, le PPE rassemble tous les partis du centre-droit au Parlement européen, comme l’UMP, le PP espagnol ou la CDU/CSU allemande, en faisant le principal groupe parlementaire avec le Parti socialiste européen (PSE). On se demande ce qui aurait justifié que Forza Italia, parti libéral de centre-droit, ne puisse entrer au PPE.
(11) Jean Sévilla, Le terrorisme intellectuel de 1945 à nos jours (Perrin, 2004) et Moralement correct, recherche valeurs désespérément (Perrin, 2007).
(12) Entretien donné au Monde du 3 mars 2007, loc. cit.
(13) À noter toutefois qu’il appartient aux parlementaires de se saisir réellement des occasions qui leur sont données d’exercer ce contrôle : ainsi, la loi organique relative aux lois de finances de 2001, nouvelle constitution budgétaire de la France, selon l’expression consacrée, permet théoriquement aux députés et aux sénateurs de demander des comptes précis au gouvernement sur la façon dont l’argent public est dépensé. Or, à ce jour, les parlementaires tardent encore à tirer les conséquences du non-respect des engagements pris par l’exécutif au moment de l’adoption du projet de loi de finances. Vouloir un Parlement fort est une chose; que les parlementaires utilisent pleinement leurs compétences en est une autre.
(14) Cf. Le Monde, loc. cit.12.
(15) Idem.
(16) Extraits de son Projet d’espoir cités par une dépêche Reuters du 8 mars 2007.

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