Hermann Broch, debout sur un monde en ruine (13/06/2005)

Crédits photographiques : Andrew Cowie (AFP/Getty Images).
«Parce que le logos voit le divin devant lui et ne peut regarder en arrière, il doit donc aussi vouloir le nouveau dans la connaissance irrationnelle et traquer de nouvelles valeurs : la réalisation du logos, telle est la tâche religieuse de l’art, la tâche de sa connaissance irrationnelle».
Hermann Broch, Logique d'un monde en ruine (L'Éclat, 2005).


Voici, au format PDF, l'un des articles dont je suis le plus fier, qui parut dans La Sœur de l'Ange, la revue dirigée par Matthieu Baumier. Au long de ces pages, j'évoque Stalker de Tarkovski, Le Maître du Haut Château de Dick, La Mort de Virgile de Broch et L'Avenue de Gadenne, non sans brocarder l'ineptie flagrante de bien des productions artistiques contemporaines.
Hermann Broch, Logique d'un monde en ruine (L'Éclat)De Broch, je viens de terminer un passionnant recueil d'études, intitulé Logique d'un monde en ruine, publié, après bien des retards, par les courageuses éditions de L'Éclat qui annoncent, devant paraître à la fin de l'année, un ouvrage sur Pic de la Mirandole et la mystique juive. On peut lire, dans le texte qui a donné son titre à l'ouvrage, la tentative menée par Broch pour traquer les dernières traces du divin, réfugiées, selon l'auteur des Irresponsables, dans un langage mythique qui serait encore à inventer ou plutôt, à retrouver (le romancier tente pareille gageure dans son Tentateur et, bien sûr, dans La Mort de Virgile), langage seul capable de fonder ces valeurs, ou plutôt de les refonder, puisque, devenues caduques, elles ne peuvent empêcher l'immense écroulement de notre monde, sa cassure. Il est tout de même assez comique de constater que le vieux Barthes, tout proche de mourir, allait se souvenir mais un peu tard de cette perte de transcendance, déclarant ainsi dans La préparation du roman (éditions du Seuil-Imec, 2003), que «les romans actuels, c'est-à-dire une poussière de romans [...] ne semblent plus être le dépôt d'aucune intention de valeur», mot souligné par Barthes lui-même, comme s'il voulait donner à ce dernier une particulière coloration.
Sur la décadence des valeurs, ici analysée par Hermann Broch par l'intermédiaire de l'effacement du style, pas seulement littéraire : «L’être au repos est aboli, au profit de la fonction : le centre de valeur n’a plus la force de générer un véritable style, et tout comme l’espace physique a perdu sa validité, le style a perdu son pouvoir d’organiser l’espace d’une manière efficace […]». Ne nous y trompons pas : cette décadence est résultat mais, tout autant, signe (donc : trouble) d'une détérioration plus substantielle, quoique difficilement analysable, qui concerne le langage. Broch commence donc par poser le décentrement qu'a subi l'Occident, décentrement qui est, d'abord, une consomption, une dévaluation du langage : «La langue divine s’est désintégrée en langues ésotériques qui ne sont plus guère des langues, mais tout au plus des signaux : correspondances d’affaires, formules mathématiques, commandements militaires, dessins industriels et données statistiques». Ensuite, l'écrivain, animé d'une espèce d'énergie du désespoir qui, selon Antoine Compagnon, caractérise nombre d'auteurs dits conservateurs ou plutôt antimodernes, tente une voie de sortie pour le moins originale, même si peut se lire l'influence en creux de Walter Benjamin, affirmant que, en somme, rien n'est perdu puisque tout se conserve, y compris le divin (la musique, selon Broch, est le plus éclatant témoignage de ce dernier), surtout le divin devrais-je écrire, comme le prouve selon l'auteur la capacité de traduire d'une langue à une autre, idée que l'on retrouvera dans l'Art poétique de Pierre Boutang : «une époque d’abstraction radicale et de langages devenus muets est elle-même, dans sa propre réalité, une simple condition abstraite, et la possibilité de traduire une langue dans une autre est la garantie que l’on puisse retrouver son propre verbe, la garantie de survie du logos et de sa capacité à surmonter toute connaissance positiviste […]».
Cette croyance en une permanence cachée du logos est troublante, dont la redécouverte passerait par une réappropriation mythique, poétique, de la langue, par exemple telle qu'elle est exposée dans un texte intitulé Réflexions relatives au problème de la connaissance en musique où Hermann Broch écrit, à propos d'une vision conservatrice du monde : «Toute attitude conservatrice, de quelque manière qu’elle se manifeste, est fondée en fin de compte dans le savoir relatif à notre perception statique, irrationnelle, du monde, qui englobe la mort et la vie ; elle est fondée dans l’esprit, auquel même le simple d’esprit peut avoir part – peut-être même lui plus que quiconque ; elle est fondée dans l’existence de l’œuvre d’art, du poème et du chant, qui sont la connaissance du simple d’esprit. Aussi rien ne suscite plus la défiance de l’esprit conservateur que le progrès, qui représente à ses yeux l’intellect, la chute dans le mal et dans la mort. Et à toutes les époques qui ont vu l’intellect trahir l’esprit, se couper de son origine spirituelle première, la perception conservatrice du monde a eu raison de se montrer défiante. Mais c’est son destin – assurément tragique – que de devoir aussi, pour cette raison précisément, perdre de vue que rien au monde n’est à même d’enrayer une évolution quelle qu’elle soit, parce que rien au monde ne peut s’opposer au logos qui opère dans le progrès».
Hermann Broch, Autobiographie psychiqueJ'ai prolongé la lecture de Logique d'un monde en ruine par celles de l'Autobiographie psychique datant de 1942 (L'Arche, 2001) et de L'Autobiographie comme programme de travail (texte posthume rédigé en 1941) dans lequel je trouve cette définition du problème qui occupa Broch toute sa vie, celui donc de «la perte de l'absolu, le problème du relativisme pour lequel il n'y a pas de vérité absolue, pas de valeur absolue et par là non plus pas d'éthique absolue, bref c'est le problème et le phénomène de ce gigantesque machiavélisme qui intellectuellement a été préparé depuis à peu près cinquante ans et dont nous vivons aujourd'hui dans la réalité les conséquences apocalyptiques».

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