Georg Trakl : la bouche noire du poète (28/05/2011)

Crédits photographiques : Sean Heavey.
«Qui peut-il avoir été ?»
Rainer-Maria Rilke à propos de Trakl, lettre de 1915 à Ludwig von Ficker.


Né en 1887, Georg Trakl est mort le 3 novembre 1914, d'une paralysie cardiaque due à l'absorption d’une trop forte dose de cocaïne.


Ce que dit Trakl

«Qui peut-il avoir été ?» s’interroge Rilke alors que, face à l’œuvre de Georg Trakl, n’importe quel lecteur est en droit de se demander, plutôt, comment a-t-il pu écrire, comment a-t-il pu écrire cela, comment, après Baudelaire, Nerval et Lautréamont, un poète a-t-il pu s’enfoncer aussi profondément dans l’obscurité d’une langue irrémédiablement hantée par le Mal, et hantée puissamment, poétiquement, je veux dire réellement, sans les afféteries d’un Baudelaire et les jeux parodiques d’un Ducasse ? Comment, jour après jour, inlassablement, celui qui fait profession d’écriture peut-il à ce point tenter de donner corps et parole à ce qui n’a pas de visage ni de bouche, à ce qui n’a pas de nom, à l’horreur ? Je sais bien quelle réponse, bêtement trouvée, platement trouvée, les mauvais lecteurs, les lecteurs qui arrosent copieusement le lichen de la clarté intellectuelle me donneront : si Trakl a écrit une œuvre pareillement fascinée par le Mal qu’il a tenté de dire par une multitude d’images de pourrissement, de déclin, d’obscurité et de meurtres anonymes, c’est tout simplement qu’il était bien obligé, à l’époque où triomphait l’expressionnisme allemand, lui aussi hanté par les villes noires, les cités de crasse et de souffrance de Georg Heym et les cadavres décomposés de Benn, d’employer un réseau d’images susceptibles de décrire la décadence du vieil empire austro-hongrois. Trakl ne sortirait donc pas de ce que nous pourrions appeler avec ironie un «cercle de Vienne» littéraire, un horizon intimement pénétré de références parfaitement lisibles par les universitaires moyennant quelques gesticulations intellectuelles. Hélas pour ces messieurs, la poésie de Trakl est l’une des plus avares de données historiques. Hélas encore, nulle interprétation historicisante, aussi fine soit-elle, ne peut rendre compte de l’improbable éclosion d’une vision intérieure ainsi résolument tournée vers ce qu’il importe de dire et qui, je le répète de nouveau, n’a pas de nom alors même que son évidence s’impose à l’esprit du poète : le Mal. Tout au plus peut-on évoquer comme je le ferai plus bas, à l’instar de Kierkegaard en ouverture polyphonique de Crainte et tremblement, une atmosphère propre à cette époque, atmosphère cependant intimiste et parfaitement réductrice mais, comme telle, s’approchant, il faut l’espérer, sans trop la trahir de la vérité poétique de l’œuvre.
Encore plus naïvement, je sais quelle autre réponse, celle-là recueillie pieusement dans la flache sale de la psychanalyse, me donneront les dévots de la névrose. Si Trakl a été à ce point l’auteur désespéré de son œuvre, hé bien !, regardez donc !, il suffit de jeter un œil sur sa biographie : enfance solitaire, inceste probable sinon certain avec sa sœur, encrapulement, dérèglement de tous les sens, d’après l’impératif catégorique édicté par le mauvais ange Rimbaud assez tôt lu d’ailleurs dans une mauvaise traduction, consommation de drogues, tentative de suicide. Bref, il est certes bien évident qu’un Murnau, désireux de peindre la destinée d’un poète maudit, n’aurait pas eu beaucoup d’hésitation devant l’exemplarité avec laquelle, à nos yeux, Trakl conduit sa débauche vers son noir accomplissement, sa fin crépusculaire, expressionniste certes dans l’irradiation d’une dualité manichéenne. Donc le lecteur, le mauvais lecteur, le lecteur horizontal féru des salmigondis biographiques, peut d’ores et déjà détourner son regard de ces lignes. Ce que j’écris n’est pas l’espèce de plate certitude qui confine le mystère ou plutôt l’aplatit sous le rouleau-compresseur du manuel de littérature, comme la mince pellicule de goudron applique sur la profondeur immense et inconnue des gouffres l’assurance prétentieuse de l’ingénieur. En ce sens, la méthode suivie et illustrée par Martin Heidegger, quels que soient les reproches herméneutiques que l’on est en droit de lui adresser, a toutefois la vertu curative de ne jamais s’intéresser d’abord à la vie sulfureuse du poète autrichien. Heidegger, qui certainement ne pouvait ignorer quel était le noir soleil illuminant l’œuvre poétique de Trakl, n’en souffle pourtant mot : il s’en moque, et cette moquerie est le sérieux véritable avec lequel la parole propre à Georg Trakl doit être attentivement méditée, replacée, selon le philosophe de Todtnauberg, dans le destin métaphysique de l’Occident. Nous débarrassant donc des prétentions d’impartialité chères au manuel d’histoire littéraire et des pelures de la critique psychanalysante, nous essaierons seulement d’approcher, dans ces lignes, le mystère d’une œuvre tournée vers le Mal comme peu d’autres le sont à vrai dire. Ce que j’écris n’est pas un constat d’échec; c’est, tout simplement, croire que l’admiration, dans son attente émerveillée, est encore la force la plus capable d’entrer en littérature. Notre âge critique se meurt de ne plus respecter le mystère, fût-il littéraire. Notre littérature elle-même se meurt, non parce qu’elle serait dépourvue d’estomac, mais parce que le mystère ne lui est plus une nourriture familière.

La parole silencieuse du Mal

Il faut donc dire et répéter, et c’est là la première des rigueurs que devrait fermement observer tout commentateur de Trakl, que l’obscurité de son œuvre est bien réelle, qu’il serait même inutile de prétendre l’élucider, considérant en outre le fait qu’elle nous est livrée dans une langue qui n’est pas la nôtre, dans un allemand énigmatique, concis, elliptique même pour lequel les traducteurs les plus autorisés avouent leur perplexité, parfois leur échec . L’extrême concision des poèmes de Trakl est pour nous un indice précieux. Dans son obliquité, dans son recours au non-dit, au tu, au sous-entendu, chaque poème, isolé, se révèle être une tentative forcenée pour donner la parole à ce qui n’a pas de parole (aux deux sens de l’expression), à ce qui ne parle pas : au mutisme des choses, sans cesse guettées par le Mal tapi, silencieux et, plus qu’à cela, à l’espèce de mauvais rêve dans lequel Trakl enserre et encercle la temporalité elliptique propre à l’action démoniaque, comme nous le verrons dans le poème Métamorphose du Mal. Penser cela, c’est donc croire que le poète est le messager essentiel, celui qui, depuis la plus ancienne tradition, peut se faire l’interprète savant de ce qui demeure presque inaudible. Il est celui qui écoute et recueille, qui reste attentif à ce filet de voix intarissable qui n’en finit pas d’évoquer l’immémoriale geste du Mal et des hommes, des hommes face au Mal. Adrien Finck, présentant l’œuvre du poète, dira même que ce «que dit Trakl, c’est l’impossibilité de dire». Non, rien n’est plus faux, c’est là succomber aux modernes litanies d’une littérature qui ne serait que pure auto-référence, jeu spéculaire et stérile hermaphrodite, Narcisse gidien tombé dans son bocal, amusement du Rien plutôt que d’Urien. Trakl, en disant qu’il ne peut rien dire, dit pourtant le Mal. La voie du poète est certes négative, apophatique et, en ce sens, elle s’apparente à celle de l’écriture du saint qui, tel Jean de la Croix, ne craint pas de plonger l’âme et la parole dans l’obscurité et la nuit afin de lui signifier que Dieu se donne par son absence même, par son vide, par son refus, par l’extinction de toute lumière et de tout chant. Il y a ainsi, chez Trakl, le foudroiement verbal propre aux mystiques rhénans qui, comme Tauler ou Maître Eckhart, plongent la parole humaine dans le mutisme (bien plus que le silence, qui sera l’au-delà de la parole simplement entrevu, la vision muette et improférable) mais aussi, semble-t-il, une fin de non-recevoir de Celui qui, de toute éternité, ne dit qu’un seul mot selon Angelus Silesius. Ce silence littéralement chevillé aux vers de Trakl, c’est encore Rilke qui le caractérise le mieux en parlant, à propos du poème intitulé Hélian, de «quelques clôtures entourant l’infinie non-parole […]».

La version complète de ce texte a été publiée dans La Littérature à contre-nuit (Sulliver, 2007).

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