Le démonologue et sa fourmilière : le Formicarius de Jean Nider (25/01/2006)

Crédits photographiques : Dr. Havi Sarfaty.
«Comme Pierre demandait à l’une des sorcières arrêtées de quelle façon ils mangeaient les enfants, celle-ci lui répondit : «Voici comment. Nous épions les enfants non encore baptisés, ou même baptisés, surtout s’ils n’ont pas la protection du signe de la croix et de prières, et, par nos cérémonies, nous les tuons quand ils sont couchés dans leur berceau ou aux côtés de leurs parents. Ils passent alors pour étouffés ou morts autrement, et en cachette nous les dérobons de leurs sépultures et les faisons cuire dans un chaudron jusqu’à ce que, les os enlevés, la chair soit presque entièrement absorbable et buvable; avec les parties les plus solides nous faisons un onguent propre aux opérations et aux métamorphoses que nous voulons; des parties les plus liquides nous remplissons un flacon ou une outre et quiconque en boit, avec quelques autres cérémonies, est tout
de suite initié et fait maître de notre secte.»
Jean Nider, Formicarius, 3.14.


Jean Nider, Des sorciers et leurs tromperies (Formicarius, Livre V) aux éditions Jérôme MillonTexte établi, traduit et annoté par Jean Céard et Daniel Teysseire, présenté par Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdard (ces trois noms, bien connus des amateurs de questions démonologiques, suffisent à garantir l'extrême qualité du travail accompli), Les sorciers et leurs tromperies est en fait le Livre V du Formicarius ou La Fourmilière rédigé par Jean (Johann) Nider. De celui-ci, rappelons très sommairement la vie : professeur à Vienne et prieur des couvents dominicains à Nuremberg et à Bâle, Jean Nider s’est distingué comme prédicateur et ardent inquisiteur. En 1431 il est appelé comme représentant au concile général de Constance, puis de Bâle. Élu deux fois doyen de l’université de Vienne avant sa mort. Auteur de nombreux ouvrages, dont le plus célèbre est le Formicarius.
Je cède la place à l'éditeur du texte (qui vient de paraître dans la collection ténébreuse Atopia), qui le présente longuement de la façon suivante :
Nous nous proposons de faire mieux connaître l’un des textes fondateurs de la démonologie de la Renaissance et qui a été abondamment utilisé par les successeurs de Nider; ne rappelons que ce que lui doit le célèbre Malleus Maleficarum (emprunts analysés par Nicole Jacques-Lefèvre, dans l’Introduction) et les nombreuses allégations de Del Rio (que signalent nos notes). Au reste, le livre V du Formicarius a été, en son temps, fréquemment réédité, par exemple dans le corpus de textes démologiques que publient à plusieurs reprises les éditions lyonnaises à la fin du XVIe siècle.

Francisco de Goya, Le sabbat des sorcières, 1798

Le Prologue de Nider annonce les objectifs de l’ouvrage : il s’agit de donner les éléments essentiels à une morale pratique et à une discipline (sexuelle, médicale, intellectuelle) à laquelle chaque fidèle, selon l’état auquel il appartient, devra se conformer, ce qui ne nécessite ni spéculation doctrinale ni examen dogmatique. Seront seulement requis, pour chaque moralité, des exemples probables, vérifiés par l’auteur, qui élaborent l’espace au cas par cas de la conformité et de l’orthodoxie. Il s’agit donc d’éclairer les clercs, et sans doute surtout les dominicains qui ont la tâche de la cura animarum des fidèles, pour leur permettre de répondre selon une saine doctrine et conformément à la foi aux fautes, aux cas douteux, aux errements des conduites et des pensées Le Formicarius de Nider offre des exemples, garantis par des autorités insoupçonnables et relayée par des cas (les exemples récents, les témoignages, l’ouï-dire) qui contextualisent la vérité théologique. Du probable au crédible, selon Nider, se met en place de quoi porter un jugement parce qu’il sera fondé sur des «révélations diverses», des «actes vertueux de saints hommes» et selon le jugement et la raison de l’auteur – témoin, juge et théologien. Le dialogue est, on le voit, une forme dramatique, juridique (au sens où il doit permettre de porter un jugement et de confirmer des sentences) et polémique (on y discute des croyances, de l’hérésie, des opinions, des doutes, des erreurs) ; la forme dialoguée est ainsi ce qui permet de passer du cadre général scripturaire et patristique aux narrations qui, sous la forme de récits ou de témoignages rapportés au style direct, ramènent – grâce au cadre et au savoir théologique préalablement installés – la singularité de chaque exemple, avec ses circonstances, à l’universalité de la règle posée par l’institution et que le Théologien a autorité pour appliquer. Les témoignages recueillis durant les procès et souvent sous la torture par le juge laïc Peter von Greyerz durant les procès menés dans le territoire de Berne (entre 1389 et 1391) et l’inquisiteur d’Autun constituent, avec les histoires dont le Théologien (soit Nider lui-même) a été le témoin, les «révélations diverses». Ces documents «vrais» forment ainsi, à côté des autorités textuelles (Bible, glose, Vies des Pères et des saints, commentaires), et des autorités institutionnelles et scolastiques (Thomas d’Aquin, les références aux conciles de Constance et de Bâle, etc.), un autre système de preuves discriminantes et légitimes pour le Paresseux (soit le lecteur). Car c’est bien d’un traité de théologie morale qu’il s’agit, dont la dimension juridique est centrale et qui, sans faire du Formicarius un manuel destiné (seulement) aux inquisiteurs et aux juges, accorde une place centrale aux témoignages des accusés de sorcellerie. Ce sont ces témoignages qui doivent convaincre le Paresseux et fournir au lecteur de quoi asseoir un jugement sûr ou du moins probant. En ce sens, la dimension juridique est capitale, puisqu’il s’agit de prononcer la vérité, de donner un jugement de type intellectuel, mais aussi moral (voire sacramentel).
Les solutions proposées par le Théologien seront d’ailleurs rigoureuses et souvent violentes. Les fourmis qui errent doivent être laissées aux ours ou aux flammes. Quant à la «douceur», utile dans les cas moins graves, Nider en donne un exemple dont la douceur allégorique fait frémir, comme cette parabole de l’épouse têtue et insoumise qu’il faut jeter aux «petits amis» c’est-à-dire à nos fourmis, pour qu’elles la corrigent de leur venin. Les corrections disciplinaires répondent à chaque cas de luxure intellectuelle ou sexuelle, à chaque péché, à chaque crime, au moindre errement aux règles de la vie laïque ou religieuse.

Salvator Rosa, Scène de sorcellerie, date inconnue

Cependant, les sanctions violentes et sans faille n’empêchent nullement le Formicarius d’être une littérature où la vérité ne cesse de rencontrer le doute, où le fictif frôle le vrai et où la recherche du vrai nécessite tous les moyens, ce que fait bien voir l’inlassable stratification de références, d’autorités, de témoignages et de solutions d’hommes doctes et pieux qui permettront de juger, mais toujours par approximation et probabilité, de la vérité. Les histoires vraies, c’est-à-dire avouées et citées à charge par Nider, laissent affleurer un nombre important de comportements étranges et ambigus, où des éclats de biographies étonnantes se laissent saisir, comme ce Benoît, ancien géant nécromant, expert en maléfices et batelages, qui raconte tout et finit ses jours dans l’ombre vertueuse d’un monastère bénédictin. Les exemples fabriquent ainsi l’espace équivoque des intentions complexes, des histoires de couples, de désir, de manies étranges, qui dans le flux des faits illicites ou non conformes, renvoient au régime dispersé des sentiments incontrôlés et ambigus. Entre le cadre autoritaire, extrinsèque de la théologie et les exemples individuels (même quand ils sont fabriqués, se constitue, de manière certes balbutiante et chaotique, un curieux traité de casuistique morale où les péchés, les fautes, les crimes, les maléfices nés de l’expérience vécue, forment une tentative de construire une science de l’action qui collerait sans ambiguïté aux énoncés dogmatiques et moraux. L’experientia du juge laïc Pierre et «les expériences publiques et privées» de témoins ou d’inculpés creusent à l’intérieur du savoir doctrinal l’espace d’une pratique qui doit faire preuve. Si l’histoire vécue du géant nécromant Benoît permet la précision lexicographique sur ce «qu’on appelle proprement nécromants», son cas amendé et l’exercice des vertus dont il a finalement été capable montre à tout le moins que le jugement et la solution restent parfois bien ambigus. Si les «moyens théologiques» et les corrections judiciaires ou pénitentielles «doivent être appliqués en tout premier lieu», le médecin – selon les principes d’une médecine corporelle et morale – est très souvent invité à fournir des remèdes, comme si la manie, le rêve, la passion d’amour élaboraient, à côté des cas les plus évidents, un espace troublant où la volonté ne cède pas si facilement aux règles morales et où la «culture de l’âme» doit reconnaître ses propres limites.
L’expérience témoigne, mais elle peut aussi tromper, ainsi le cas de cette vieille femme qui croit qu’elle s’envole en s’oignant de quelque lotion en se fiant, à tort, selon Nider, à sa propre expérience ou celui de cet artisan mélancolique persuadé de sa damnation actuelle et qui refuse, pour un temps, d’entendre les conseils du médecin et du Théologien. La légalité de la loi morale, juridique et théologique est cependant là – dans le cadre doctrinal et dans les corrections violentes – pour rappeler que ces doutes doivent être (ou devraient être) bridés.
Et pourtant, ce sont ces hésitations entre le vrai et le faux, qui ne cessent d’émailler la totalité du Formicarius : les vrais songes et les fausses visions, les saintes vraies et les fausses saintes, les fausses croyances et les vrais agissements du diable, les vrais stigmates et leur simulation, les vrais remèdes et les superstitions forment un tableau de l’équivoque généralisée, alors même que le discernement rapporté à la Loi divine est invoqué comme principe d’Ordre et de Vérité.

Hans Baldung Grien, Sabbat des sorcières, 1510

Une simple recherche sur la Toile donne, pour les termes sorcellerie, sabbat, démonologie ou diable des centaines, voire des milliers de références. La plus grande partie de ces dernières bien sûr, comme il en va sur l'immense Toile, présentent, pour l'amateur éclairé que je suis de ces sombres questions, un intérêt mineur, voire une qualité et un sérieux absolument déplorables. J'attendais donc depuis longtemps la parution de cet ouvrage de Jean Nider que le Malleus Maleficarum (disponible, je l'ai dit, chez Jérôme Millon) d'Institoris et Sprenger et les Disquisitionum magicarum (qui n'a toujours pas été traduit dans une édition abordable) de Martin del Rio citent tous deux abondamment. Je l'ai écrit, la présence de quelques noms (ceux de Sophie Houdard, de Maxime Préaud, de Jean Céard et surtout de Nicole Jacques-Lefèvre, spécialiste incontestée à la bibliographie critique impressionnante) bien connus pour ce qui concerne ces difficiles domaines de recherche liés à la sorcellerie et à la démonologie, ne pouvaient être a priori que synonyme de grande qualité. Et, certes, il faut chaleureusement situer ce type de publication, tant par la rigueur du travail proposé (même si l'article d'introduction rédigé par Sophie Houdard eût mérité de plus amples développements) par une équipe de fins chercheurs que par la nécessité, à notre époque même, de comprendre les mécanismes éminemment complexes qui firent de la peur du démon une redoutable machine, d'abord littéraire (il suffit de consulter quelque biographie des traités de démonologie...) d'extermination.
Puisque je n'ai guère le loisir de m'étendre sur cet étrange phénomène : l'espèce de fureur, de contagion, par les livres, des couches sociales non seulement les plus pauvres mais aussi les plus aisées et instruites quant à leurs croyances en l'existence des démons, j'ai été pour le moins étonné par les vertus proprement littéraires du livre de Nider, dont le texte, par sa fluidité stylistique, m'a fait songer à l'un de mes anciens plaisirs de lecture, un livre torve et précieux que je considère encore comme le plus éclatant représentant de ces ouvrages démonologiques souvent si mal écrits (mais la beauté littéraire n'était pas la préoccupation première de leurs auteurs...), en raison de la beauté de ses images et la hardiesse de certaines de ses méditations : le Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons de Pierre de Lancre.
Un dernier point sur le Formicarius, qui contient l'un des tout premiers témoignages au sujet de la Pucelle, dont il est dit (8.09.) : «Jeanne donc, avec son maître, ne cessait de chevaucher comme un soldat, annonçait mille succès à venir, participait à de victorieuses entreprises et accomplissait d’autres semblables merveilles, qui étonnaient, non seulement la France, mais tous les royaumes chrétiens.»
Coutumier, dans mes lectures pléthoriques, de ces grands mouvements de houle, je dois aussi noter que je reviens, depuis quelques mois, à mes premières amours, diaboliques, puisque j'ai achevé de corriger un long texte, consacré d'ailleurs à un rapprochement entre le diable tel qu'il apparaît dans le premier roman de Bernanos et celui que Lancre afflige du mal, typiquement baroque, de l'inconstance. Ce texte doit paraître dans le prochain numéro des Études bernanosiennes. Je me suis aussi procuré, après quelques infructueuses recherches, l'un des classiques du genre, intitulé Des sorcières et des devineresses [De Lamiis et Pythonicis mulieribus] d'Ulric Molitor, datant, dans sa première version latine, de 1489. Enfin, doivent paraître, d'ici quelques mois, publiés par la maison Droz, les actes du colloque (qui s'est tenu fin 2003 à l'Université Paris VII Denis Diderot) consacré aux traités démonologiques en Europe de saint Augustin à Léo Taxil, sous la houlette de Marianne Closson, Françoise Lavocat et Pierre Kapitaniak.

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