Notes du Wadi Rum de Gabriel Levin (16/05/2010)

Crédits photographiques : Mike Hettwer.

31tgwvXnO1L._SS500_.jpgÀ propos de Gabriel Levin, Le tunnel d’Ézéchias et deux autres récits (Le Bruit du Temps, traduit de l’anglais par Emmanuel Moses, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).


«Je rêve d’un homme qui aurait désappris les langues de la terre jusqu’à ce qu’il ne puisse plus comprendre, dans aucun pays, ce qui s’y dit.»
Elias Canetti, Les voix de Marrakech [1967] (Le Livre de poche, coll. Biblio, 1994), p. 27.


M'interrogeant, de façon légitime, sur la caractère non hominien de Jacques Derrida, j'écrivais dans cette note publiée en 2004 les phrases suivantes : «Appris par cœur quelques vers d’un poème de La Tour du Pin, commençant par : «Elles sont dans l’exultation, les voix de l’homme !», etc., se terminant par «Ce qui reste gravé sur les roches enfouies / De l’émerveillement des matinées humaines.» Lisant Gabriel Levin qui semble hanté par le chant primordial du monde, je ne pouvais que me répéter ces beaux vers extraits de La petite somme de poésie : «Elles sont dans l’exultation, les voix de l’homme ! / Et les dernières nées ont retrouvé l'ancienne / Coulée de soleil par son empreinte ensevelie, / Ce qui reste gravé sur les roches enfouies / De l’émerveillement des matinées humaines !». J'aurais pu, à vrai dire, me remémorer ces autres vers de Patrice La Tour du Pin, extraits de La quête de joie, en les appliquant toujours aux beaux textes de Levin : «Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid», puisque nous y trouvons, si finement entrelacées, trois des thématiques propres à ces deux poètes et peut-être, tout simplement, aux grands écrivains : le salut de la beauté, l'enthousiasme, l'exaltation même pour ce qui nous dépasse sans nous détruire mais au contraire accomplit la part la plus secrète de notre être; la plongée vers les premiers âges de l'humanité, où le langage ne semblait point livré comme il l'est aujourd'hui aux puissances corrosives du bavardage et de l'universel reportage selon l'expression de Mallarmé; enfin la quête, sans doute condamnée à l'échec mais qu'importe pourvu que de grands livres en portent le témoignage, de cette source sacrée.
J'ai bien conscience que l'image est aussi galvaudée qu'une formule de journaliste mais enfin, un écrivain n'est rien s'il n'est pas, d'abord, un sourcier et je remercie la douce providence qui semble présider à mes lectures de m'avoir fait lire les textes de Gabriel Levin immédiatement après ceux de ce hiérophante de pacotille qu'est François Meyronnis, écrivain lamentable dont le talent est aussi ésotérique que la sollersienne prétention est, elle, à l'évidence exotérique. Il y a plus de réel mystère et bien évidemment de beauté dans une seule page de Levin que dans toutes les bluettes de Meyronnis, qui prête au sacré les traits ridicules que son miroir lui renvoie, toutes les fois qu'il s'y contemple en train d'écrire ses ridicules amphigouris.
Dans cette note consacrée à Derrida, je poursuis de la sorte : «Je songe aussi à l’entretien récemment paru dans La Revue des Deux Mondes consacré aux recherches d’Emmanuel Anati sur le langage préhistorique. Ses hypothèses, à savoir que les peintures pariétales ont constitué un langage symbolique parfaitement organisé, sont tout simplement fascinantes. Comme nous sommes loin avec Anati, dont les recherches sont bien sûr décriées par les singes savants – et assistés par les deniers de l’État ! – que sont la plupart de ses collègues, que nous sommes loin des inepties d’un Chomsky, pour lequel le langage n’est rien d’un plus qu’un meccano complexe… J’imagine également la tête que ferait Derrida en lisant les lignes audacieuses de ce chercheur, lui qui n’a cessé de battre en brèche l’idée rousseauiste et finalement, selon Steiner, logocratique, selon laquelle le langage, lorsqu’il est né, était infiniment plus proche du chant que du pidgin actuel utilisé par nos journalistes !»
-1.jpgC'est peu dire que l'art rupestre mais aussi les hypothèses concernant le langage préhistorique me fascinent, et cela depuis l'époque où je fus profondément marqué par les splendides fresques de la grotte d'Altamira que j'eus la chance et le privilège inouï de contempler (le roi d'Espagne lui-même n'a vu que la réplique d'Altamira) avant que, comme Lascaux, elle ne soit fermée au public et, progrès de nos techniques oblige, dupliquée, pour le ravissement porcin des touristes. Les textes de Gabriel Levin m'ont presque immédiatement plongé dans mon enfance, indissociablement liée et presque quasiment réduite dans mon souvenir à ce jour incroyable, que sans doute ma mémoire magnifie, où je fus saisi par la puissance de l'esprit de l'homme. Rares, bien rares sont, en fin de compte, les occasions de s'émerveiller : la naissance d'un enfant, ses tout premiers mots, l'évidence d'une reconnaissance plus celle de la rencontre de la personne aimée, la certitude de la découverte intellectuelle, un geste d'absolue bonté, le don de la grâce ? Pour moi : le surgissement d'un passé radicalement étranger mais que l'art rendit bouleversant, j'oserais dire, amical, l'assurance que, par-delà les gouffres des millénaires qui terrorisaient Lovecraft, un homme plongé dans l'obscurité d'une grotte dont il ornait le plafond pouvait frapper l'imagination et l'entendement d'un tout jeune garçon qui de l'art rupestre ne savait rien d'autre que ce que quelques livres aux images fades lui avaient appris.
Ce signe, cette multitude de traits, ces couleurs profondes, d'un incarnat animal, sauvage, que la roche semblait exsuder de ses profondeurs, qu'ébranlèrent-ils en moi ? De quelle puissance immémoriale Gabriel Levin, comme tant d'autres, s'est fait l'interprète lorsqu'il a contemplé, tentant d'en percer l'antique énigme, des signes étranges gravés sur les roches des déserts ou sur des tessons de poterie ? La lecture des deux seuls ouvrages de Gabriel Levin traduits en français ne m'a bien évidemment point donné de réponse, comment le pourrait-elle d'ailleurs ?, mais les questions que cet ébranlement a provoquées dans l'esprit de l'écrivain sont l'essence même de la littérature, que Levin, avec beaucoup de modestie, a rendues évidentes. Un écrivain est d'abord un lecteur, puis un passeur, au sens où ses propres phrases s'enrichissent, comme un lit de rivière, du passage de mots et de phrases bouillonnants qui viennent de l'amont, la source, dont il ne sait peut-être rien. Au contraire, le faux écrivain, l'imposteur est celui qui, comme le prêtre Cénabre de L'Imposture, prétend être son propre centre, moteur et créateur. L'imposteur s'enferme volontairement dans l'hermétisme démoniaque génialement analysé par Kierkegaard, alors que l'écrivain véritable n'en a jamais fini de lire les livres qu'il n'a pas écrits.
Je connais bien trop mal Gabriel Levin pour proposer, dans les lignes qui suivent, autre chose qu'une présentation der l'un de ses textes, Notes du Wadi Rum, recueilli dans Le tunnel d’Ézéchias et deux autres récits que publie Le Bruit des Temps, ce jeune éditeur décidément remarquable, l'un des plus intéressants du moment, avec Les Fondeurs de Briques, les Éditions Fages, les Éditions Arkhê et enfin les Éditions Vagabonde, que j'évoquerai prochainement. Gabriel Levin est surtout connu des lecteurs anglo-saxons puisqu'il a écrit pour des publications telles que le Times Literary Supplement, American Poetry Review, Boston Book Review, The American Book Review, London Magazine, Parnassus, Chicago Review, Prooftexts, Agenda, Translation, Raritan Review et Verse. Autant dire que l'excellent travail réalisé par Le Bruit du Temps, sur l'ouvrage de Levin comme sur d'autres, que l'on songe ainsi à la contextualisation entourant Robert Browning ou bien à La Femme de Zante de Solomos, doit être absolument encouragé.
Ostraca (1), ce beau recueil également publié par notre éditeur, est sans doute la meilleure façon de démêler quelque peu l'écheveau complexe des textes de Gabriel Levin, puisque ses poèmes présentent certaines des caractéristiques que nous retrouverons dans ses textes en prose : érudition, goût de l'Antiquité et de ses mystères, percées splendides vers un passé encore plus reculé baignant dans une mémoire que l'on dirait préservée par certains paysages grandioses, grande poésie de l'écriture confinant, souvent, à l'hermétisme, méditation sur les pouvoirs du langage, etc.
D'un poème intitulé Teraphim (in , p. 63) :

«En toute étrangeté
elles veillent sur notre solitude,
ces images au petit feu
frangible, sans toit
et grossièrement muettes.»


Pour Gabriel Levin, le passé, y compris les gouffres sans âge et peut-être même sans paroles ni signes, ne sont point hostiles à l'homme, aussi peu que l'est la nature, toujours débordante de signes pour celui qui sait lire. Même lorsque cette dernière semble se donner dans une inquiétante étrangeté, même lorsqu'elle demeure muette, selon la mystérieuse malédiction qu'évoqua Walter Benjamin (2), elle n'en préserve pas moins, en son recès le plus secret, la charge sacrée, éminemment symbolique, d'un verbe ayant précédé toute forme de langage articulé : la simple évidence que le monde ne nous trompe pas, pour paraphraser Edmund Husserl, qu'il constitue une arche de parole selon Jean-Louis Chrétien, la certitude que l'homme et le monde qui le porte ne peuvent être ontologiquement hostiles l'un pour l'autre, même si les développements fulgurants d'une technique bien souvent devenue folle excorient la surface de notre planète.
Il s'agit de tenter de redécouvrir les signes cachés, non perdus, moins par de patientes fouilles et méticuleuses recherches archéologiques que par une enquête littéraire, qui, après tout, est toujours une remontée du passé. La lettre est le miroir de la lettre, le livre contient tous les livres, donc l'univers tout entier (3), selon une proposition de la mystique juive mais aussi chrétienne et musulmane (songeons ainsi à Louis Massignon), mystique que Gabriel Levin semble dépouiller de ses aspects strictement religieux, pour n'en retenir que le fort terrestre et réjouissant vin de vigueur, coulant de sources fort heureusement ignorées par le plus grand nombre : des lieux retirés mais aussi des gestes très simples, quotidiens (4), presque insignifiants. Ainsi pouvons-nous lire dans le poème intitulé Ostracon IV (p. 67) :

«Pas plus tard qu’hier un simple enfant s’est glissé par ruse
entre les lignes avec un message de celui qui a les yeux ouverts :
«Prenez garde !» Le mot de chaque homme est son fardeau;
sa joie. Hissé comme un nouveau-né
sur de larges épaules. Écris-le – le mot
de chacun – sur la jarre du potier.»


Ou plutôt, il me semble que Gabriel Levin, se souvenant de telle légende qui raconte que l'ode de Tarafa Ibn al-Abd, appartenant à la noble tribu des Banu Bakr originaire de la péninsule arabique, était un des sept poèmes suspendus (ou Mu'allaquat) transcrits en lettres d'or sur un fin tissu égyptien accroché à la Ka'aba de la Mecque, ou plutôt, il me semble que l'auteur entremêle de façon inextricable les signes sacrés et profanes, les premiers pouvant vêtir leur chair spirituelle de toute forme de matière sans perdre leur puissance de rayonnement.
Les Notes du Wadi Rum ont été publiées en anglais en 2008. Ce texte étrange, qui mérite relecture, est le récit d'un dépouillement : «Il convient ici d’évoquer brièvement l’état où l’on est à la merci d’une nouvelle langue. Réduit à un bredouillement de temps embrouillés, de signes qui thésaurisent leur sens, vous laissant altéré de mots qui aussitôt après retombent dans l’oubli : la phrase la plus simple ouvre un abîme et vous contemplez le tohu, l’informé (le déconcertant, si l’on suit l’étymologie hébraïque), tel le coursier noir d’Antar, gémissant près de la mort : «S’il avait connu l’art de la conversation, il aurait protesté, / et si le langage lui avait été familier, il m’aurait parlé.» Mais le génie de la langue ne se révèle précisément que lorsqu’il s’effrite entre nos mains» (pp. 125-6). Semblable remarque eût pu être faite à propos de l'instant, si éphémère, qu'est le présent, mais aussi concernant une roche fragile, couverte de signes indéchiffrables, d'une enquête qui, comme celles de W. G. Sebald, auquel Gabriel Levin me fait songer, tenterait de retrouver l'énigme littéraire dans sa primordiale nudité.
Cet état que nous pourrions définir comme étant, au sein du langage même, une extraterritorialité (le langage est le fait même de l'homme; pourtant, les différentes langues se dressent les unes contres les autres, les dressent, parfois, les uns contre les autres) sera de nouveau expérimenté par Gabriel Levin lorsqu'il découvrira, «Incisées dans le vernis noir de pierres debout, de rocs et de parois rocheuses formant des abris naturels, des milliers d’inscriptions, aux côtés de dessins entaillés et d’idoles de pierre [qui] surgissent dans le vaste désert qui s’étend de l’Arabie du nord aux plateaux syriens, et se prolongent à l’ouest dans le Néguev, et au sud jusqu’aux montagnes granitiques du Sinaï» (pp. 127-8).
Ainsi l'auteur lui-même évoque-t-il deux époques, celle de son enfance où il apprit à lire et celle ou il découvre, sans pouvoir les comprendre, de mystérieux signes gravés sur la pierre, les rapprochant au moyen de l'arche du langage dont l'existence ne peut qu'être voilée, donnée dans son retrait même, provoquant ainsi la perplexité devant des signes qui résistent à la lecture et à la compréhension : «J’aimerais pouvoir me rappeler mes premiers efforts pénibles pour déchiffrer des mots sur une page quand j’étais enfant. [...] Car il me semble, alors que les années s’accélèrent, que je revis, dans un cercle qui va en se rétrécissant, une forme inconsciente, muette, de crainte révérencielle. Étais-je en train de recréer, ici même, dans ces étendues pierreuses, l’écart infranchissable que je percevais dans l’enfance (où j’apprenais lentement, avec réticence) entre les mots et les choses ? L’aporie de la lecture dans le sens d’une perplexité, d’une «absence d’issue», acception première de ce terme d’origine grecque» (p. 147).
Juste avant ce passage, voici les lignes qui m'ont fait songer aux travaux décriés d'Anati que je citai en début de note. Leur lecture attentive peut nous faire penser ou espérer que Gabriel Levin se perdra un jour prochain dans quelque désert immensément riche de signes que détruit lentement la poussière de sable : «Mais comment interpréter la dispersion apparemment fortuite des pictographes dans le paysage désertique ? Ces figures en bâtonnets qui représentent des scènes de chasse et de prouesse humaine ne remplissent-elles qu’une fonction purement mimétique, ou pourraient-elles être transformatives, dotées d’un sens et d’une aura que nous ne pouvons plus déchiffrer ou éprouver dans la mesure où nous avons cessé depuis longtemps d’être des habitants du désert ? Il est certain que la silhouette qui tangue sur la bosse d’un chameau, ou la femme avec un enfant rampant entre ses jambes, ou encore l’esquisse d’une paire de pieds, suggère un contexte plus vaste, plus mystérieux. Et si les sites spécifiques, les innombrables pierres, les rochers et pitons érodés dans lesquels les glyphes sont gravés étaient reliés d’une manière ou d’une autre entre eux et ressemblaient à des minuscules stations relais, des foyers d’énergie, des points de pression invisibles dans ce qui était autrefois un enclos sacré ?» (pp. 145-6).

Notes
(1) Publié en anglais en 1999, traduit par Emmanuel Moses pour Le Bruit du Temps. Les ostraca sont des inscriptions déposées sur dix-huit tessons de poterie datant du VIe siècle avant Jésus-Christ, connus sous le nom de lettres de Lachish et découverts parmi les ruines d'une salle de garde lors de la campagne de fouilles de 1932-1938 dans l'ancienne ville fortifiée de Lachish.
(2) Walter Benjamin, Sur le langage en général et sur le langage humain, Œuvres I (Gallimard, coll. Folio Essais, 2002).
(3) Dans Ghazals d’hiver (pp. 71-73) :
«Incertains
de nos coordonnées, nous perdons la tête – les plus beaux
secrets : de la poussière entre nos pages non-coupées.
Ouvre n’importe quel livre, à n’importe quelle page, et tu découvriras
une partie de nos vies. Le bleu est la couleur que craint
le djinn qui refuse de penser au ciel.»

(4) Dans Ostracon 1 (p. 21) :
«Dis-leur comment ce fut, de se débattre pour trouver les mots
telle une volaille en sac dans le corps de garde
«Ce jour-là, ce jour-là…»

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