La Terre n'est pas une citadelle ou cinquième partie de la dispute opposant quelques doctes (02/01/2005)

Illustration d'Hisaharu Motoda tirée de la série intitulée Neo-Ruins.

D’abord, après avoir lu un texte splendide, consacré à Noé, de Dominique Autié qui, par son sujet, est bien proche du nôtre, je donne ci-dessous un rapide récapitulatif de la médiévale dispute (je dis cela sans la moindre ironie et avec un respect infini pour les deux bretteurs historiques) qui oppose en ces temps de passage (d’une année à l’autre, d’une catastrophe à l’autre, d’un médiocre à l'autre, etc.) Francis Moury et Serge Rivron.

Réagissant à l’inimaginable catastrophe qui a frappé l’Asie, Francis Moury, que je sais personnellement lié à ces régions par bien des fibres de sa chair, nous livre une réflexion de haute volée et, il faut le signaler, quelque peu provocatrice, consacrée à la capacité, qui désormais n’a plus rien d’un rêve de science-fiction, dont jouit dès à présent l’homme, en cas de danger menaçant la survie même de notre espèce, de sauvegarder d’une façon ou d’une autre l’ensemble de nos connaissances, de nos arts, etc., bref, notre histoire et notre préhistoire, depuis les premières peintures rupestres jusqu’aux derniers chefs-d’œuvre de Florian Zeller. Soupçonnant Francis de ne s’être livré qu’à une belle spéculation se préoccupant peu, en fin de compte, de l’espérance chrétienne («Tout ce qui arrive est adorable», répète l’auteur après Bloy), Serge Rivron, à la suite du texte de Francis, s’efforce de penser la radicalité bouleversante d’une disparition définitive de l’espèce humaine. C’est la première partie de notre dispute.

Francis Moury réagit au texte de Serge Rivron en lui précisant la conception qui est la sienne du terme «eschatologie», nullement réservée à ses yeux, preuves à l’appui, au seul usage des théologiens. Rivron «persiste et signe», écrivant «qu'un discours eschatologique qui ne met pas en perspective la notion de Jugement Dernier et de Résurrection de la Chair n'est qu'un jeu de l'esprit». C’est la deuxième partie de notre dispute.

Alors que je m’interroge ironiquement sur la belle ampleur que ce débat commence à prendre et que j’oppose, naïvement, l’exemple de Husserl à l’inébranlable Francis Moury, ce dernier affirme que sa proposition somme toute raisonnable, est dictée par la vertu cardinale de prudence, concluant par ces termes : «Or quel oubli plus complet qu'une telle destruction si elle devait avoir lieu ? Et quel autre remède à cet oubli que ma proposition technique de sauvegarde – terme dont les sens religieux, moral, technique sont ici confondus dans une même finalité prudente ?». Serge Rivron, tout aussi marmoréen, continue de flairer, dans la proposition bien trop raisonnable, justement, de Francis, une secrète désespérance, affirmant que l’Homme trahirait sa propre grandeur s’il tentait de se soustraire au Jugement de Dieu. C’est la troisième partie de notre dispute.

Me laissant aller à une colère, pour une fois, bien peu philosophique (donc raisonnable et prudente), en lisant les immondices que Julien Dray veut nous faire confondre avec une écoute des misérables citoyens que nous sommes, K. Bourkache, un lecteur de la Zone qui décide de participer à notre dispute, devenant de la sorte son troisième bretteur, nous rappelle fort utilement l’existence d’une nouvelle de Pierre Drieu La Rochelle, intitulée Défense de sortir, laquelle oppose les zélateurs inflexibles de l’Ailleurs à ceux, tout aussi fanatiques, de l’Ici-bas. C’est ainsi la quatrième partie de notre dispute.

Voici à présent la cinquième partie de notre dispute, rédigée par un des lecteurs de la Zone, le quatrième bretteur donc, qui sans doute ne m’en voudra pas de préciser ses prénom et nom, Gabriel Kevorkian. Lui cite un très beau texte d’Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle. Au passage, je précise un point puisque, de temps à autre m’est reprochée l’attitude dictatoriale consistant à ne pas autoriser, sur le Stalker, les commentaires : je suis donc absolument ravi d’ouvrir la Zone à ses lecteurs, sans être obligé, comme le font tous les autres ou presque, de devoir faire le cerbère attentif flairant, dans les commentaires, les trop nombreux étrons qui se veulent fruit de la réflexion alors qu’ils ne sont qu’épanchements incontrôlés de glaviots malodorants.

La suite, je l'imagine, ne saurait tarder...

J'arrive certes après la bataille mais je souhaitais tout de même adresser ces quelques lignes à Serge Rivron.
Si l'on considère que tout en ce monde se déroule suivant la volonté de Dieu, ce qui semble être à l'instar de Bloy et de quelques autres, votre position, ne peut-on dès lors envisager que le désir de certains de vouloir faire survivre un condensé de la création humaine à un quelconque cataclysme ne participe pas d'une telle volonté ? ; à tout le moins nous appartient-il de juger dès à présent si telle tentative serait vaine ou non (ce qui reviendrait à connaître les desseins cachés de Dieu, ce dont à l'évidence nous ne pouvons nous prévaloir) ?
Pour ma part, et mon sang y est peut-être pour quelque chose, j'ai quelque mal à admettre ce que vous qualifiez de constat («Tout ce qui arrive est adorable») et ce, pour les mêmes raisons que celles invoquées par Ivan Karamazov (dans le passage qui précède la parabole du Grand inquisiteur).
L'injustice, plus largement le mal, en ce monde est certes un grand mystère mais il m'apparaît bien souvent comme le fruit du libre-arbitre plutôt que le résultat de quelque volonté tyrannique et obscure, conception qui réduirait l'homme à la condition de sinistre pantin, alors qu'il a été créé libre, à l'image de Dieu. Il s'ensuit que la volonté de Dieu est limitée en ce monde par le libre-arbitre qu'Il a concédé à l'homme. Peut-être n'y a-t-il pas ici de contradiction véritable mais cette phrase ainsi que certains passages de Bloy et de Maistre sont susceptibles d'interprétations assez dangereuses dans la mesure où ces dernières conduisent potentiellement à une déresponsabilisation de l'homme.
Pour en revenir à la question, à défaut d’admettre peut-être vos arguments, je partage votre conclusion et je trouve la proposition de Francis Moury quelque peu mesquine, je dirais presque bourgeoise.
Les objets ne sont rien en tant que tels, c'est l'esprit qui en est l'invisible nœud qui prime. C'est la création en ce qu'elle a de fervent qui importe, non l'objet créé qui n'est que témoignage. Et certes il y a dans ce témoignage une volonté d'immortalité. Mais cette volonté est vaine, car tout ce qui est matière est destiné à périr et le témoignage, quand bien même persisterait-il, devient inintelligible dès lors que les hommes disparaissent.

«Car j'ai découvert cette autre vérité. Et c'est que vaine est l'illusion des sédentaires qui croient pouvoir habiter en paix leur demeure car toute demeure est menacée. Ainsi le temple que tu as bâti sur la montagne, soumis au vent du nord, s'est usé peu à peu comme une étrave ancienne et commence déjà de sombrer. Et celui-là que les sables assiègent ils en prendront peu à peu possession. Tu retrouveras sur ces fondations un désert étale comme la mer.
[...]
Et, perdu désormais dans le disparate des choses, ne sera plus que matériaux en vrac offerts à de nouveaux sculpteurs. Ils viendront, ceux du désert, leur refaire un visage. Ils viendront, avec cette image qu'ils portent dans le cœur, ordonner selon le sens nouveau les caractères anciens du livre».
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle.

Cordialement,
Gabriel Kevorkian.

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