Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1, par Francis Moury (08/07/2012)

Crédits photographiques : Charles Krebs (Issaquah, Washington, USA).
Première partie : essai de définition du cinéma fantastique

On part du principe esthétique que le cinéma fantastique est le genre et que les espèces de ce genre sont, au cinéma comme en littérature, l’horreur et l’épouvante, la peur et la terreur, l’étrange, l’insolite, le merveilleux, la féerie, la science-fiction, la politique-fiction.
La féerie et le merveilleux (les dessins animés de Walt Disney tels que Bambi où les animaux se parlent et parlent éventuellement aux hommes dans leur langage) renvoient aux mythes et aux légendes des sociétés primitives ou antiques, ici les mythes du paradis perdu ou de l’âge d’or durant lequel hommes et animaux communiquaient ensemble. Les péplums mythologiques du cinéma italien muet puis parlant, adaptent explicitement les mythes et légendes de l’antiquité (Les Travaux d’Hercule [Le Fatiche di Ercole] de Pietro Francisci), en leur conférant parfois une dimension ironique (Les Titans de Duccio Tessari), parfois une dimension d’épouvante (Hercule contre les vampires [Ercole all centro della terra] de Mario Bava, Maciste en Enfer de Riccardo Freda).
Le fantastique s’appuie souvent sur des mythes et légendes d’essence archaïque, reposant sur le «tremendum» et le «fascinans» répertoriés par Rudolf Otto comme éléments constitutifs du sacré religieux : évocation d’un démon commun à plusieurs mythologies dans Rendez-vous avec la peur [Night of the Demon / Curse of the Demon] de Jacques Tourneur, manifestation hiérophanique des dieux antiques grecs et romains dans Jason et les Argonautes de Don Chaffey, manifestation de divinités japonaises primitives dans la série des Yokai produite par la société Daiei à partir de 1968, manifestation du Dieu de la Bible aussi bien dans Samson et Dalila et dans Les Dix commandements de Cecil B. De Mille que dans les diverses vies de Jésus filmées, et même, à rebours puisque Mahomet ne peut être filmé, que dans Le Message de Mustapha Akkad. Le fantastique repose aussi sur les sources constantes de l’angoisse telle que la condition permanente de l’homme permet (c’était l’une des ambitions de Roger Caillois d’y arriver) de les déduire : possibilité d’alliance entre la vie et la mort (le comte Dracula est un vampire donc un mort-vivant, le White zombie de Victor Halperin aussi, la créature du Dr Frankenstein (chez James Whale comme chez Terence Fisher) est «fabriquée», littéralement «opérée» à partir de cadavres), failles dans l’espace ou le temps, irruption d’un surnaturel défini (un démon ou Satan lui-même, voire Dieu lui-même dans le cas des péplums bibliques fantastiques ou des films reposant sur la théologie du christianisme : Ordet de Dreyer raconte même une résurrection «protestante») y compris, parfois, d'un surnaturel indéfini et voué à demeurer inconnu.
La science-fiction développe, comme son nom ne l’indique pas, une science réelle poussée à ses termes ultimes, devenant ainsi probabilité démesurée (confinant à la pure fiction mais y confinant seulement) et pouvant éventuellement parler de régression. Il y a, en effet, une science-fiction eschatologique qui parle de l’apocalypse, de la disparition du monde : Terre brûlée [No Blade of Grass] de Cornel Wilde, par exemple. En littérature comme au cinéma, la science-fiction s'intéresse à ce qui se passerait Au-delà de l'effondrement, selon l'heureuse expression de Juan Asensio, utilisée pour rassembler, sur son blog, sa série de passionnantes études d'histoire littéraires de la science-fiction envisagée sous l'angle eschatologique. L’homme ou des êtres inhumains (un virus, un météore) peuvent y modifier l’ordre connu, produisant rationnellement des effets inédits (Le Voyage fantastique de Richard Fleischer) et terrifiants (La Variété Andromède / Le Mystère Andromède [The Andromeda Strain] de Robert Wise, La Nuit des fous vivants [The Crazies] de George A. Romero).
Enfin l’insolite, sans doute le secteur le plus diaphane et fragile du genre, sa catégorie la plus évanescente, peut recouper les secteurs précédents comme eux-mêmes peuvent se recouper entre eux, à l’occasion de films inclassables car «multigenres» ou littéralement «transgenres». La Nuit du chasseur de Charles Laughton en est un bel exemple : film policier réaliste adapté d'une série noire (un criminel poursuit deux enfants dont il a auparavant tué la mère pour leur faire avouer sous la contrainte la cachette d’un trésor), film fantastique (son héros négatif est un tueur psychopathe dont les actes provoquent l’angoisse, la peur, parfois la terreur), film insolite ou merveilleux (au cours de leur évasion nocturne, les enfants croisent d’étranges crapauds qui sont filmés en premier plan d’une manière inhabituelle, les rendant plus gros que les enfants eux-mêmes)… et bien d’autres choses encore, car sa variété de tons est constante. On en dirait autant de certains films d’Orson Welles et de Samuel Fuller, d’Hiroshi Teshigahra ou de Yasuzo Masumura, de Luis Buñuel ou de Federico Fellini, dans lesquels bien des genres peuvent cohabiter d’une séquence à l’autre au sein d’un même titre.

D’autres classifications sont possibles : distinction d’un fantastique interne et d’un fantastique externe, donc d’un fantastique reposant sur l’esprit et ses visions opposé à un fantastique reposant sur les modifications matérielles et corporelles, distinction d’un regard fantastique pouvant transformer un sujet en apparence réaliste en film de pure terreur, opposé à un regard réaliste sur un sujet étrange ou inhabituel. Des confusions sont possibles aussi : on pense parfois que le fantastique repose sur le surnaturel mais des pans entiers de ce cinéma reposent sur sa négation. Il n’y a aucun surnaturel dans Psychose d’Alfred Hitchock qui est pourtant un film policier pouvant être défini aussi comme un film fantastique, et plus spécifiquement comme un film d’horreur et d’épouvante. Enfin, au sein du fantastique, les autres genres pénètrent et s’interpénètrent assez régulièrement : lequel, du Fantômas de Louis Feuillade (1914) ou de celui de André Hunebelle, appartient vraiment au fantastique ? Six femmes pour l’assassin de Mario Bava – sans doute le premier réel «giallo» (histoire policière suscitant un climat de terreur par une série de meurtres) de l’histoire du cinéma italien, plutôt que La Fille qui en savait trop – est-il d’abord un film policier ou d’abord un film d’horreur et d’épouvante ? Le cinéma français est réputé pauvre en fantastique mais il existe bien des contributions françaises à ce genre, signées par des cinéastes aussi divers que Marcel Carné, Maurice Tourneur, Christian-Jacque, René Clair, Georges Franju, Jean Rollin et Alain Jessua (La Vie à l’envers, Traitement de choc, Les Chiens) qui flirtent d’une manière très poussée avec le genre, sans oublier la nouvelle génération française représentée par Christophe Gans, Alexandre Aja et quelques autres.

Deuxième partie : brève histoire du cinéma fantastique mondial

Période muette des origines à 1930

Le cinéma muet, dès les origines du cinéma, est riche des différentes catégories évoquées.
On renvoie ici volontiers à C. W. Ceram, L’Archéologie du cinéma (Éditions Plon, 1965) et aussi, plus récemment, à Alexandre Mathis, Edgar Poe, dernières heures mornes (Éditions Édite, 2009) dans lequel l'auteur montre Edgar Poe assistant en 1849 aux projections animées primitives telles qu'elle sont techniquement et scrupuleusement décrites et répertoriées par Ceram.
Georges Méliès (1861-1938) tourne des courts, moyens et longs métrages : des féeries (Le Royaume des Fées), des féeries confinant à la science-fiction (Le Voyage dans la Lune), des fantaisies comiques merveilleuses (Voyage à travers l’impossible), des fables (L’Homme à la tête de caoutchouc), des films de science-fiction pure, adaptés ou non de Jules Vernes (Le Tunnel sous la manche, 20.000 lieues sous les mers) devenus aujourd’hui des films d’anticipation au sens strict puisque ce qu’ils montrent est devenu (au moins en partie) réalité, et même des films fantastiques d’horreur et d’épouvante (Le Manoir du Diable). Louis Feuillade donne Les Vampires mais, tout comme Les Vampires de Riccardo Freda tourné presque 40 ans plus tard, on n’y traite pas des vampires de la mythologie européenne et ce sont des faux-amis. L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière est, sans le vouloir, le premier «film-catastrophe» à tendance fantastique : les spectateurs eurent si peur que le train pénètre dans la salle et les écrasât qu’ils s’enfuirent. Mark Robson et le procédé «Sensurround» mis au point à l’occasion de la sortie de Tremblement de terre n’obtiendront pas un tel résultat des spectateurs de 1974.
Aux États-Unis, D. W. Griffith tourne des courts métrages adaptant souvent la littérature classique, y compris la littérature fantastique américaine et donc, logiquement, Edgar Poe en 1914 (The Avenging Conscience), tandis que Raoul Walsh donne une première version féerique, aux trucages très poétiques, du Voleur de Bagdad (1924). Des courts ou moyens métrages concernant Frankenstein, le loup-garou, le Dr. Jekyll et Mr. Hyde et les autres monstres qui deviendront mythique durant l’âge d’or américain fantastique de 1931-1945, apparaissent dans les plus anciens catalogues des premiers distributeurs de cinéma muet.
En U.R.S.S. la science-fiction poétique et constructiviste du Aelita (1924) de Jacob Protozanov contrebalance la tendance fantastique slave romantique : il faudra attendre les années 1960-1965 pour que l’histoire contemporaine intégrant un élément fantastique puis la pure littérature fantastique russe soient adaptées par des cinéastes... italiens, français ou anglais : Mario Bava (Les Trois visages de la peur), Robert Hossein (J’ai tué Raspoutine), Don Sharp (Raspoutine, le moine fou). Notons, concernant ce dernier thème, que La Tragédie impériale (1938) de Marcel L'Herbier est une version qui ne relève pas autant du genre que les versions modernes.
Le «péplum» (terme commode et usuel désignant, à partir d’un accessoire vestimentaire, le cinéma mythologique, religieux ou historique de l’antiquité biblique, grecque, romaine, puis des invasions barbares en Europe jusqu’au début du Moyen Âge) italien muet constitue de son côté un empire oublié : on y trouve, outre Cabiria, des Inferno bien antérieurs à et bien différents de celui tourné en 1980 par Dario Argento, et explicitement inspirés par L’Enfer de Dante, sans oublier déjà un Maciste aux Enfers (1926) co-réalisé par Guido Brignone (projeté à l’Étrange Festival 2009) qui est très différent du beau film postérieur parlant Maciste en Enfer de Riccardo Freda, au titre d’exploitation française presque homonyme.
Le cinéma fantastique le plus important de la période muette est allemand et couvre le muet d’environ 1915 jusqu’au début du parlant des années 1930 avec M [M le maudit] et Le Testament du Dr. Mabuse de Fritz Lang. Cinéma purement expressionniste (Le Cabinet du Dr. Caligari de Robert Wiene, Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni), cinéma du clair-obscur (L’Étudiant de Prague d’Henrik Galeen d’après Chamisso), cinéma de la «Stimmung» (Phantom de Murnau), cinéma d’horreur et d’épouvante (Nosferatu le vampire [Nosferatu : une symphonie de l’horreur] de Murnau adapte sans en avoir les droits le roman Dracula de Bram Stoker, raison pour laquelle le vampire ne s’y nomme pas Dracula), cinéma mythologique (mythologie judaïque : les versions du Golem tournées par Paul Wegener; mythologie germanique : les Niebelungen de Fritz Lang, le Faust de Murnau), cinéma de « science-fiction médiévale » (Metropolis de Fritz Lang) ou de science-fiction futuriste et d’anticipation (La Femme dans la Lune encore de Fritz Lang). Il faut cependant noter que l’esthétique de l’étrange, de la peur, de l’angoisse, peut s’introduire sans crier gare au détour du film le plus réaliste qui soit : débutant comme un roman d’Honoré de Balzac ou d’Émile Zola, la Loulou de G. W. Pabst finit sous les coups de couteau de… Jack l’Éventreur. Le même Jack l’Éventreur était déjà en 1924 l’un des personnages maléfiques du Cabinet des figures de cire. La psychanalyse de Freud permet à G. W. Pabst de signer en 1926 un remarquable Les Secrets d’une âme / Les Mystères d’une âme [Le Cas du professeur Mathias] : c’est le triomphe du fantastique interne sur le fantastique externe, d’ailleurs contaminé par la mise en scène des fantasmes du protagoniste. Sigmund Freud ayant décliné l’offre des producteurs, les psychanalystes Karl Abraham et Hanns Sacht en furent les conseillers techniques : il faut attendre le Freud de John Huston pour retrouver une tentative aussi ambitieuse.
C’est Jack l’éventreur qui constitue, sans surprise, le personnage essentiel,emblématique et mythique, du cinéma fantastique anglais muet puisque Alfred Hitchcock signe son premier film d’auteur (le premier qu’il ait revendiqué comme tel dans ses déclarations publiques) avec son très beau et parfois expérimental The Lodger : a story of the London fog [Les Cheveux d’or] en 1926. Le cinéma américain parlant comme le cinéma anglais parlant multiplieront naturellement les adaptations (au ton mi-policier mi-épouvante : nous y revenons plus en détails à la section consacrée au cinéma fantastique anglais parlant, infra) de cette véritable histoire jamais élucidée et pour cette raison devenue un mythe moderne.
Les pays nordiques flirtent à l’occasion avec le fantastique : notamment Carl Th. Dreyer et son Vampyr ou l’étrange aventure de David Gray (1932) semi-parlant mais magiquement muet la plupart du temps. Séquence mythique, souvent pillée par la suite : un mort (qui ne l’est donc pas tout à fait) assiste à son enterrement depuis l’intérieur de son cercueil, en plans subjectifs filmés en contre-plongé à 90°. Des cinéastes aussi divers que Roger Corman (L’Enterré vivant d’après The Premature Burial d’Edgar Poe) ou Aldo Lado (La Corta notte delle bambole di vetro / Malastrana [Je suis vivant !]) et Renato Polselli (L'Amante del vampiro) s’en souviendront encore dans les années 1960-1970.
Il a probablement existé un cinéma fantastique japonais muet dans la mesure où une littérature fantastique japonaise correspondante absolument à la littérature fantastique européenne existait aussi. Les récits fantastiques du Konjaku-monogatari datent du Moyen Âge, ils furent recueillis en volume vers l’an 1 000 de notre ère. L’histoire de Hoichi l’homme sans oreille qui est illustrée dans le magique Kwaidan de Masaki Kobayashi est d’abord un conte fantastique appartenant au corpus classique de la littérature fantastique japonaise, tel qu'un Lafcadio Hearn la recueille : signalons au lecteur qu’on en trouve d’ailleurs la traduction française dans Anthologie du Fantastique de Roger Caillois (1). On le connaît évidemment moins bien (et encore aujourd’hui, en dépit de la multiplication des supports et des échanges) que le cinéma fantastique japonais parlant, section science-fiction incluse. Il n’est pas impossible non plus qu’un cinéma fantastique indien, chinois et d’Asie du Sud-Est ait prospéré à l’époque du cinéma muet.

Note
(1) Édition originale reliée Club français du Livre, 1958, puis réédition revue en deux volumes brochés chez Gallimard-N.R.F., 1965.

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