Raphaël Dargent et Sarah Vajda sur La Critique meurt jeune (22/07/2006)

Crédits photographiques : Shamil Zhumatov (Reuters).
«Je crois ainsi que, si la France était, comme elle le fut durant le deuxième conflit mondial, placée devant des choix qui engageaient son existence même et son honneur, à n’en pas douter, de nouveau, seule une minuscule poignée de justes se lèveraient des décombres et du déshonneur pour sauver ce qui pourrait encore l’être.»
Juan Asensio, La Critique meurt jeune (Éditions du Rocher, 2006), p. 213.


Voici deux, ou plutôt trois textes (tous parus sur le site Jeune France) écrits par mes amis Sarah Vajda et Raphaël Dargent. Le premier, sous la plume de Raphaël, s'intitule Un homme fidèle. Rencontre avec Juan Asensio, le second, splendide je crois, Exercices spirituels. Plaisir à Juan Asensio a été rédigé par Sarah. Nous voici loin, bien loin de la critique lamentable d'un Jean-Louis Ezine sur mon ouvrage... Enfin, j'ai cru amusant d'illustrer cette longue note avec la photographie envoyée par un de mes lecteurs, même si elle évoque, sur une étagère de bibliothèque, la rencontre fortuite entre mon deuxième ouvrage (soldé : sans doute un exemplaire de presse; j'espère au moins que la dédicace, peut-être compromettante, a été effacée...) et l'un des innombrables bouquins du journaliste Assouline, en ce moment placardé dans trop de couloirs du métro (grâce aux bons soins de Gallimard) pour que ce vendeur de saucisses soit tout de même à plaindre. Nous serons sans doute tout près d'assister à la Révélation lorsque la couverture d'un de mes livres, aux dimensions géantes, paraîtra vouloir se jeter sur les badauds crevant de chaleur... Bref, cette photographie, il me semble évident d'affirmer qu'il s'agit d'une pièce d'archive, voire, encore plus sûrement, de quelque mirage inestimable dû aux très fortes températures qui poissent mes journées parisiennes, puisque jamais une parole inconsidérée (l'une de ces faciles métaphores goûtées par les critiques en culotte courte), et encore moins un cliché, n'avaient permis de laisser penser qu'une quelconque proximité littéraire pouvait m'unir à... à, mon Dieu, vraiment, quelle horreur tout de même... Pierre Assouline ! Je cours me frotter vigoureusement à l'eau froide, répugnant à une proximité aussi incongrue et, pour le dire, salissante.

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Il est des livres dont on sort grandi, comme si à les lire on se trempait dans un bain de savoirs, comme si du coup ils nous éclairaient, nous montraient un chemin qu’on n’avait pas aperçu jusqu’alors (ou qu’on ne voulait pas apercevoir, détournant la tête), une issue à l’enfermement du monde finissant. Ces livres sont difficiles, mais ce sont des livres d’espoir, d’espoir justement parce que difficiles. Ils surnagent sur l’océan de la sous-littérature contemporaine, non-écrite ou obscène, facile, beaucoup trop facile à lire et à oublier, cette littérature jetable, cette littérature de naufragé. Ces livres sont nos bouées. Je crois qu’on peut dire en un mot que ce sont des livres d’élévation, oui d’élévation. C’est le cas de La Critique meurt jeune de Juan Asensio.
«Un écrivain est d’abord un homme fidèle» écrit Juan Asensio page 222. La formule me plaît beaucoup, et elle est juste. Justement, comme critique et comme écrivain, Asensio est un homme fidèle. Car Asensio est un écrivain. Ceux qui lui demandent, ici ou là, s’il écrira demain son premier roman, ne comprennent pas son travail, ne le jugent pas à la bonne hauteur. Ceux-là croient que la critique n’est pas, ne sera jamais, un genre à part entière, un genre noble, reconnu comme tel, et que le critique n’est qu’un écrivain raté ou inaccompli, un écrivant sans vocation. Habitués que nous sommes, il est vrai, aux critiques plates, superficielles et même creuses, nous n’imaginons pas un instant que la critique puisse être autre chose qu’une dissertation banale distinguant d’un côté les qualités, de l’autre les défauts d’un roman ou d’un film. Au point où la hisse Asensio, la critique est une œuvre en soi. La critique telle qu’il la pratique est un art. Je sais qu’il aime parler de dissection, comme il l’écrit sur son blog où il fouille et remue le cadavre de la littérature, et aussi celui de la France. Pourtant, il me semble qu’Asensio fait mieux que disséquer. Il ne se contente pas en vérité de disséquer un livre comme un chirurgien mettrait à jour, étalés sur la table, chacun des organes d’un corps couché; ce corps démembré, éviscéré, il le reconstitue, le réassemble morceau par morceau, mieux encore que ne le ferait le docteur Frankenstein. Car Asensio non seulement reforme le livre, le remet en forme, mais il en exacerbe la forme, les formes, en accentue les pleins et les creux. Il creuse ici, remplit là, et c’est ainsi qu’il va au cœur du livre lu, c’est ainsi qu’il va jusqu’au tréfonds, au point même de toucher du doigt le cœur de l’ouvrage, ce qu’il appelle le motif dans le tapis, au point de mettre le doigt dessus et d’appuyer, jusqu’à en faire jaillir la grandeur ou la petitesse, la profondeur ou la fatuité.
Procédant ainsi, œuvrant ainsi, il n’est pas simplement fidèle aux auteurs qu’il étudie – ce qu’on attend généralement d’un critique et qui n’est pourtant pas si fréquent – : il est fidèle à lui-même, ce qui est bien mieux. Ses critiques, ouvrage de dissection puis de reconstitution, sont aussi des exercices de construction personnelle. Juan Asensio, critique re-créateur de Dantec, de Dostoïevski, de Joseph Conrad, de Léon Bloy, de Gershom Scholem, de Pierre Boutang, de Georges Bernanos, d’Hermann Broch, est créateur de lui-même, en tant qu’écrivain. Oui, le critique révèle l’écrivain. Derrière chacun des livres qu’il chapitre, se dessine un peu mieux son propre visage.
Mais Juan Asensio est fidèle encore sur un autre plan. Grand lecteur et parfait apôtre de Bloy et de Bernanos, fasciné tout comme eux par la question du Mal, il ferraille contre notre monde dévitalisé, déspiritualisé, vidé de sa substance proprement humaine au profit de l’Argent et de la Machine. Dans ce combat qui autrefois fit la dignité de la France, il enrage de ne trouver aujourd’hui à ses côtés que fort peu de Français, sinon un infime résidu de solitaires. Tel est Asensio : fidèle à la littérature (et non à sa dégradation, qu’il dénonce), fidèle à sa langue (qu’il écrit avec exactitude), fidèle à la France (qui n’est plus), fidèle enfin ou d’abord, à Dieu, c’est-à-dire à la parole [qui] souffle sur notre poussière, titre de son essai sur George Steiner. Fidèle parmi les fidèles, ou plutôt parmi les Infidèles, Juan Asensio a la Foi au milieu de ceux qui ne l’ont plus.

Fidèle, je crois, c’est encore mieux que religieux.

Raphaël Dargent
Tu fustiges l’art contemporain, «qui fait beaucoup parler, [mais] n’a strictement rien à nous dire.» Notre époque, c’est vrai, se caractérise par la perte du goût, non pas seulement lorsqu’il s’agit de nourritures au sens propre, mais aussi lorsqu’il s’agit de nourritures spirituelles. On n’a plus ni repères, ni valeurs, tout se vaut, tout devient égal, tout est mis sur le même plan, on ne sait plus distinguer le bon grain de l’ivraie. C’est vrai en musique où Mc Solaar est qualifié de poète; c’est vrai en peinture où le tag est considéré comme une œuvre, c’est vrai en littérature aussi où le meilleur voisine (rarement) avec le pire. Tous ces livres qui paraissent chaque jour, cela devient proprement écœurant, et si l’on n’y prend garde en effet, cela dégoûte, au sens justement de la perte du goût, car ces livres je ne veux plus les goûter, je ne sais plus lesquels goûter, et donc je finis par ingurgiter n’importe quelle pitance, exactement comme au Mc Do. Faut-il tout jeter et revenir aux classiques, comme à de bonnes vieilles valeurs sûres ? Quel est le tri que fait le critique lorsqu’il est en librairie ?

Juan Asensio
Cher Raphaël, je reste prudent. Je ne condamne pas tout l’art contemporain, mais simplement l’un des domaines que je connais tout de même quelque peu, par exemple celui des arts plastiques. Ayant fréquenté, il y a quelques années, certains membres de la bohème artistique lyonnaise (je rougis d’employer une expression aussi ridicule), j’ai pu assister à beaucoup de vernissages de galeries, me rendre dans des musées d’art contemporain mais surtout suivre ces créateurs dans leur vie et leur travail quotidiens. Je n’en ai gardé qu’une pénible impression de fumisterie, ces créateurs, femmes et hommes confondus, parfois doués, c’est un fait, qui s’affublaient en un clin d’œil du qualificatif de «rebelle» et faisaient de chacune des expériences qu’ils vivaient la caisse de résonance de leur art s’étant trop souvent joué de leur propre talent. Bien peu d’entre eux, en somme, accepteraient de concéder le fait que les 99% de l’art contemporain ou plutôt de ce que les imbéciles autorisés appellent de ce nom sont d’un parfait ridicule, d’une inculture prodigieuse, d’une nullité de laquelle ils extraient, à l’attention des seuls médias, un élixir enivrant dont la concentration extrême est l’inverse même de la plénitude d’inconsistance de leur art.
Je me tais sur les œuvres de la musique contemporaine en revanche, que je connais mal et qui me semblent, inversement, souvent intéressantes. Je songe par exemple au travail d’un Philippe Hersant ou encore celui d’un Thierry Machuel, tous deux, ce n’est sans doute pas un hasard, pétris de culture littéraire. Pour ce qui est de la littérature justement… Qu’en dire ? Effacement des repères, effacement, plus profond, à vrai dire dramatique, de tout sens de la verticalité, de tout horizon d’attente d’une transcendance, moins que cela même : d’une aspiration à la transcendance, et ce dans bien trop de livres, romans, recueils poétiques ou même essais que l’on nous présente comme des chefs-d’œuvre de hardiesse formelle. Tout jeter ? Non, certainement pas, je ne puis m’y résoudre. J’évoque tout de même un certain nombre d’auteurs qui, justement, ont encore et contre toute forme d’adversité quelque chose à nous dire, qui ne tiennent pas une plume pour rigoler, selon le mot de Bernanos paraphrasant Angèle de Foligno. Pour ce qui est du tri, je ne lis que ce que j’aime lire, je ne relis que les œuvres qui me semblent inépuisables. Est-ce affirmer là une sorte de principe de dilection parfaitement idiot au sens étymologique du terme ou, plus sommairement, une très plate évidence ? Sans doute mais la critique, pour être juste, se doit d’être paradoxalement partiale, Baudelaire, mais avant lui Diderot, ont exposé avec force cette conception, d’une certaine façon quelque peu galvaudée par les textes d’un Charles Du Bos par exemple, toujours soucieux, à mon sens trop soucieux, de faire en sorte que ce soit lui, le critique, qui puisse merveilleusement s’adapter à l’œuvre commentée. Ma nuque est beaucoup plus raide et ma colonne vertébrale n’est pas exactement gidienne dans sa consistance. Certains me le reprochent. Peu importe, je suis persuadé qu’ils ont tort : je n’aime, en matière de livres, que les œuvres qui, s’adressant à leurs lecteurs, n’ont jamais ménagé leurs efforts. En somme, je n’aime, je ne suis capable d’aimer qu’une œuvre qui, par avance, dès son élaboration mentale en quelque sorte, a été pensée comme un acte d’amour, une prière à l’adresse des lecteurs. Je prends un exemple qui illustrera la proposition contraire : à quoi me servirait-il de me ruer sur le dernier navet signé de Philippe Sollers, puisque celui-ci n’a strictement plus rien à nous dire depuis des années, peut-être depuis, proposition je le sais extrême, Une curieuse solitude ? Pourquoi lire Sollers puisque ce dernier, c’est une platitude qu’il me coûte de devoir répéter, se contrefiche de ses lecteurs comme il se moque d’avoir côtoyé, encore jeune, un écrivain de race qu’il n’égalera jamais, qu’il semble s’être forcé à oublier, Jean-René Huguenin, qui d’ailleurs, dans son splendide Journal, a très vite éventé la baudruche sollersienne ?

Raphaël Dargent
Tu écris que «si les artistes ne valent presque plus rien dans leur immense majorité, c’est que celles et ceux qui sont chargés de les critiquer, donc de nous dévoiler ce que nous ne savions pas lire, voir ou écouter dans une œuvre, ne sont que trop souvent de pauvres nullités intellectuelles.» Tu as des noms ?

Juan Asensio
Des noms ? L’immense magma indifférencié de la critique journalistique, qui englobe à mes yeux les plumes les plus fameuses du Monde des Livres ou de Libération tout comme, dans un registre à peine moins superficiel, celles du Nouvel Observateur, du Magazine littéraire, du Matricule des Anges. Je n’évoque pas même le cas d’une revue telle que Lire, qui n’a à mes yeux franchement rien de littéraire. Les noms sont donc faciles, je crois, à trouver. Du reste, après les avoir lus, oh, assez rarement, je tiens à ce que mes yeux conservent une certaine virginité, je ne les lis plus, puisqu’ils ne me servent à rien, hormis à avoir flatté mon penchant, acquis très jeune, pour les expériences de physique sympathique : par exemple, j’ai pu ainsi me rendre compte du fait que les abîmes des salles de rédaction étaient fréquentés par des créatures précieuses et bavardes qui, à la différence de leurs proches cousins invertébrés, refusaient de vivre dans les ténèbres et, pour se parer d’un maigre reflet de lumière artificielle, seraient prêts à tuer père et mère. Vois-tu, aussi monstrueuses qu’on les voudra, les bêtes étranges qui broutent placidement le fond des profondeurs de l’océan aspirent à l’obscurité et, de plus, ne dévorent que bien rarement leurs propres congénères, se contentant d’attendre que leur vienne d’en haut la manne pourrie des cadavres. Il y a une certaine noblesse, une certaine humilité aussi, à la différence des bruyantes agapes caractérisant le quotidien insignifiant d’un critique couru, dans le rôle de ces équarrisseurs discrets des mers.

Raphaël Dargent
Ce qui court aussi tout au long de ton ouvrage, c’est cette préoccupation de la langue. Tu cites évidemment Steiner qui parle de «retraite du mot» à l’ère de la vidéosphère, pour parler comme Debray. Ce n’est pas seulement une dénonciation de la novlangue propre à notre temps, ce politiquement correct qui subvertit le langage, et donc réduit la pensée ; il s’agit aussi, et peut-être surtout, de combattre cette langue déspiritualisée et proprement mécanisée, mécanique, comme si la Machine, comme si le Robot (celui que dénonçait Bernanos dans La France contre les robots) avait investi le langage, l’avait corrompu, au point d’en faire un outil fonctionnaliste sans aucune transcendance, sans souffle, sans âme. C’est cela ?

Juan Asensio
Oui, c’est tout à fait clair; le refus de la transcendance, sans laquelle, comme l’affirme dans un livre somptueux Vladimir Weidlé, les arts ne valent strictement rien de plus qu’une place (fort chère au demeurant) dans l’une de ces ridicules foires dédiées à l’art contemporain, ce refus n’est jamais plus manifeste que dans notre langue, aussi bien parlée qu’écrite. Dans un texte mystérieux, Gershom Scholem affirmait de la langue hébraïque qu’elle finirait par se venger des outrages qu’on lui faisait subir, que sa réserve sacrée jaillirait un jour pour confondre tous les eunuques et les profanateurs du Verbe moqué. Plutôt que d’évoquer le style eunuque, maintes fois punaisé, de nos journalistes, je me suis amusé, ces derniers jours, à tenter d’écouter les propos de Ségolène Royal, paraît-il notre futur Président de la République. Mal m’en a pris car cette personne est tout simplement parfaitement incapable de former autre chose que des phrases de sémantisme vide, d’une telle banalité, d’une telle absolue platitude béate que la prose cadencée de n’importe quelle ritournelle mièvre du chanteur Raphaël acquiert immédiatement un statut de complexité joycienne, voire poundienne… ! Tu me parlais plus haut d’un critère de sélection. J’en ai un seul, mais que je ne suis prêt à brader sous aucun prétexte : un artiste qui ne cherche point, par son art, une image de Dieu est un imbécile, plus souvent malheureux qu’heureux d’ailleurs.

Raphaël Dargent
Je ne crois pas me tromper en affirmant que beaucoup des auteurs que tu affectionnes (Bernanos, Bloy, Dantec, Steiner, Conrad, Dostoïevski, Kafka, Broch, Gadenne) entretiennent dans leur écriture, par leur écriture, un questionnement sur le Mal et donc un rapport au divin. Je dis bien «au divin» et non pas à la spiritualité, ce qui est bien différent. Pardonnes-moi cette question profane et volontairement naïve, mais pourquoi cette attirance ?

Juan Asensio
Pour être tout à fait clair : je n’en sais rien. J’ai toujours été attiré par le Mal dans ses formes artistiques les plus diverses et ai consacré de nombreuses années à étancher ma soif de lectures dans un domaine bien précis, peu frayé et quelque peu «sulfureux», ce que je pourrais appeler, avec Mario Brelich, la satanologie, c’est-à-dire non seulement l’ensemble des textes sacrés relatifs à l’existence du diable, mais encore les traités patristiques et l’immense littérature démonologique, tant érudite que littéraire. Cette fascination demeure, peut-être parce qu’en son dernier et plus profond recès elle n’est qu’une quête détournée, ardente, du Bien. Et puis, il est tout de même facile de constater que ce sont les plus grands auteurs qui, immanquablement, ont évoqué avec crainte et tremblement le mystère d’iniquité. A contrario, note que les imbéciles qui, aujourd’hui, passent pour des auteurs de valeur n’ont, sur le Mal, que des sornettes mielleuses à nous proposer. Bien évidemment, ayant entendu ce pseudo-argument des centaines de fois, les belles âmes me répondront que la littérature ne se doit en aucune façon d’être obsédée par le Mal mais qu’elle doit être légère, ironique, souriante, bécasse en un mot ? Ah bon mes agneaux ? Et par quoi d’autre que par le Mal, si ce n’est Dieu, la littérature devrait-elle être littéralement obsédée, comme l’affirmait dans un remarquable entretien avec Édith de la Héronnière, un superbe écrivain récemment disparu, Gustaw Herling ?

Raphaël Dargent
Tu écris à propos de l’œuvre de Gershom Scholem – qu’entre parenthèses, tu me fais découvrir, merci –, et Auschwitz, ou plutôt l’après-Auschwitz si tant est qu’il puisse y avoir un après-Auschwitz, que la question juive est au cœur de certains de tes choix littéraires. Il semble bien que le judaïsme, la pensée juive, je ne sais comment dire, constituent comme une sorte d’arrière-plan de ta réflexion sur la littérature.

Juan Asensio
Effectivement : la Modernité tout entière est tombée dans le trou noir qu’est la Shoah et, quoi que disent les optimistes, appellation commode à laquelle je préfère celle de crétins, cette même Modernité n’est point, comme Orphée, parvenue à trouver un chemin pour remonter des Enfers. Bien sûr, j’ajouterai que nous y avons nous aussi laissé notre Eurydice : tout simplement notre âme. Tout écrivain qui ne place pas, au centre de son œuvre, la question du Mal, singulièrement celle du Mal triomphant absolument qu’est le mystère noir de la Shoah, est, je le dis sans crainte, un imbécile, peut-être même un peu plus : un cochon. La question juive comme tu le dis, expression qui sent un peu trop son Drumont mais aussi son Sartre ; je préférerais parler de mystère juif. Toute réflexion sur la parole, la langue, l’écriture, si elle est sérieuse, ne peut que se heurter, d’ailleurs assez vite, avec l’exemple extraordinaire que constitue la tradition juive, la réflexion, bien souvent admirable, de ses innombrables penseurs sur la Parole de Dieu, la langue sacrée qu’est l’hébreux, le commentaire infini de la tradition kabbalistique et midrashique. Gershom Scholem mais aussi Walter Benjamin qui fut, tu le sais, son grand ami, me semblent à cet égard constituer des penseurs exemplaires, de même que Rosenzweig.

Raphaël Dargent
Dans ton ouvrage, il y a une phrase de Maurice G. Dantec qui m’a profondément intéressé, parce qu’elle correspond à une réflexion intime qui me taraude ces derniers temps, mais une réflexion qui reste encore dans le lointain, comme un point d’horizon qui vient d’apparaître soudainement. «Pour redevenir chrétiens il va falloir apprendre à être juifs», voilà cette phrase. Je crois que tu partages ce sentiment. Il y a je pense une grande richesse de sens dans cette assertion, concernant d’une part le ressourcement intellectuel et spirituel de l’Occident chrétien, et d’autre part la question d’Israël vu comme un poste avancé dans la guerre des civilisations qui s’annonce. Peux-tu davantage éclairer ma lanterne et m’expliquer en quoi il va nous «falloir apprendre à être juifs» ?

Juan Asensio
C’est une question bien trop vaste et complexe pour que je puisse y répondre en quelques lignes qu’on aura alors raison de prétendre sommaires et réductrices. Les ouvrages consacrés, d’ailleurs, au mystère de la destinée d’Israël, représentent des centaines, sans doute même des milliers de volumes. J’ai abordé, à ma façon que je n’aurais jamais l’outrecuidance de prétendre exhaustive, ni même pertinente, ces questions dans mon essai consacré à l’œuvre de George Steiner. Il est de même évident que, cette fois d’un point de vue géopolitique, l’existence même d’Israël est remise en cause non seulement par l’immense majorité du monde islamique, droit à l’inexistence si je puis dire qui est une de ses vieilles lunes et un leitmotiv de sa propagande furieusement antisémite mais, ce qui est tout de même quelque peu nouveau, par toutes celles et tous ceux qui haïssent les États-Unis et plus largement toute idée de résistance, non seulement spirituelle mais bien réelle, je veux dire armée, face à l’inexorable progression de l’Islam dans le monde.

Raphaël Dargent
Cette semaine, l’Église de France, par la bouche d’un certain nombre d’évêques, a exprimé ses réserves, pour ne pas dire son opposition, au sujet du projet de loi Sarkozy concernant l’immigration. Personnellement, je trouve ce projet de quotas d’immigration et d’immigration choisie, non seulement inefficace mais profondément immoral, puisqu’on catégorise, répertorie et comptabilise les êtres humains comme n’importe quel produit, n’importe quel rouage du grand système techno-marchand. Mais nos curés et nos évêques, eux, craignent surtout une loi «xénophobe» ! Les voilà porte-paroles des clandestins, des sans-papiers, au final de populations étrangères rarement chrétiennes. Voilà une autre Grande pitié des églises de France, pour reprendre le titre de Barrès. Et franchement, que peut-il rester de la France, hier «fille aînée de l’Église», quand ses supposés directeurs de conscience, catholiques, se complaisent dans un ridicule œcuménisme, alors même que le pays est gagné par l’islam et que les ayatollahs veulent tout bonnement notre peau ? On pourrait comme Bernanos en appeler au «front des cathédrales», mais las, les cathédrales sont vides, comme les églises. On parle de «l’islam des caves» mais ne sont-ce pas les véritables chrétiens qui doivent retourner aux catacombes, comme en résistance ?

Juan Asensio
Oui, mais affirmer cela cher ami, c’est scandaliser les mêmes imbéciles (plutôt : leurs descendants) que scandalisèrent Bloy, Barrès, Péguy et Bernanos. La déchristianisation de la France : en khâgne, il y a quelques années, je me souviens que de pesants ouvrages d’histoire tentaient de nous expliquer ce phénomène en effet complexe par de sereines considérations prétendument scientifiques sur les changements de mentalité ou les évolutions dites sociales… Ces analyses sont certes passionnantes mais… elles me semblent manquer l’essentiel. L’un des premiers responsables de cette déchristianisation, si ce n’est point le seul, je veux dire, le seul dans un sens métaphysique, est la médiocrité profonde, viscérale, d’une grande partie du clergé français. Le père Clérissac avait à ce sujet une phrase terrible, où il écrivait, je cite en déformant son propos mais c’en était bien l’idée, que le clergé vil faisait le peuple abject. Nous en sommes exactement à ce point de misère intellectuelle : nos curés n’ont plus la force d’affirmer que notre pays est en train de crever à petit feu, parce qu’il n’a plus la moindre idée de son rôle méta-historique, spirituel au sens premier de ce terme magnifique. Ces hommes a priori intelligents que sont, par exemple, LL. SS. Barbarin, primat des Gaules, Ricard, cardinal-archevêque de Bordeaux ou encore De Berranger, évêque de Saint-Denis, ces hommes dont la mission surnaturelle est de nous élever, nous abaissent en faisant de nous des lâches et surtout, en l’espèce, se mêlent de ce qui ne les regarde pas puisque, me semble-t-il mais je ne suis pas bien certain de ce point, Église et État, en France, sont séparés depuis quelques années… Certes, on aura beau jeu de me rétorquer que la charité chrétienne ceci, le message évangélique cela… Oui, bien sûr, mais ces pieuses âmes me semblent toutefois pécher par un manque grossier de réalisme politique et social car enfin, bon sang, nous ne pouvons continuer d’accueillir toute la misère du monde, n’est-ce pas ? Cela avait été dit par un homme politique d’ailleurs, peu suspect de nourrir des thèses extrémistes… Un homme de gauche me dites-vous ? Tant mieux… Parisien depuis quelques années, je me sens, lorsque je m’aventure (le mot n’est pas exagéré) dans certains des arrondissements de cette ville superbe non pas en France mais en quelque lointaine province sub-saharienne équipée de voitures plutôt que de chameaux (voilà d’ailleurs qui résoudrait d’un coup les problèmes de pollution chers à mes amis écologistes : la généralisation du chameau comme moyen de transport pour la ville de Paris)…

Raphaël Dargent
Voilà ce que tu écris dans le texte intitulé L’âme de Léon Bloy : «Il faut à la France, non seulement pour ramener à la vie son cadavre mais aussi lui rappeler sa secrète destinée, rien moins que surnaturelle, exiger que la plus formidable déflagration secoue sa chair molle, qu’un mélange étonnant d’épopée guerrière et de lamentable chute, de grandeur et de petitesse, fouaille sa paresse, la surprenne, la choque, soit proche de la détruire. En une phrase, il ne faut pas craindre, pour l’homme politique de penser et d’agir contre les atermoiements de lilliputiens des bien-pensants.» Faut-il à la France un nouveau cataclysme ? Faut-il qu’elle touche le fond, puisque nous pouvons, je le crains, descendre beaucoup plus bas encore ? Faut-il espérer le pire et attendre, quoi, un nouveau Napoléon, instrument de Dieu comme le pensait Bloy ?

Juan Asensio
Cette question me hante. Oui, je crois que le salut de la France, s’il doit venir, ce qui n’est désormais rien de moins que… possible, pas même probable, ne pourra se manifester qu’une fois la lie toute proche de triompher de ses dernières forces en étouffant les derniers hommes libres. L’histoire grandiose de notre pays a d’ailleurs toujours montré qu’une espèce de pacte mystérieux liait la France et la surrection, proprement providentielle, de grands hommes.

Raphaël Dargent
Nous nous sommes connus – et reconnus je crois – en lecteurs de Bernanos et de Péguy. Il y a, je le vois années après années, une véritable «confrérie», je crois qu’on peut dire le mot, oui, une «confrérie» de bernanosiens, de péguystes, et même de barrésiens. La plupart de ceux que je rencontre me viennent par cette porte-là, et à mon tour je vais à eux par cette porte. «Péguy, voici vos hommes» écrivait Bernanos. Et si le temps était venu de faire de l’addition de toutes ces solitudes une fine équipe ?

Juan Asensio
Je m’attendais à une telle question qui me fait… sourire. Je suis absolument certain que la force, à la fois géniale et indomptable, de ces hommes de droite est d’avoir, toujours, été des francs-tireurs. Tu te souviens du Général de Gaulle affirmant, dépité, qu’il n’avait pu, malgré tous ces efforts, atteler à son équipe le Grand d’Espagne. Souviens-toi aussi du fait que la décision de Bernanos de quitter Maurras et sa confrérie d’impuissants politiques n’a toujours pas été pardonnée par les petits caciques de l’Action Française ou plutôt de ce qu’il en reste. Boutang lui-même, qui pourtant admirait l’auteur de Monsieur Ouine, a eu des mots très durs à l’égard de celui que bien des royalistes considèrent tout simplement, encore, comme un traître. Pourtant, sans crainte de me tromper, je crois pouvoir affirmer que cet écrivain de race a fait plus pour le Roi que tous les conclaves plus ou moins grotesques où se réunissent ces représentants souvent dégénérés d’une France percluse de trouille et avide de se vendre à son Maître, l’ancien, Pétain, ou le prochain que nous ne connaissons pas encore.
Je te réponds à présent plus prosaïquement, puisque je devine que ta question est quelque peu intéressée : non, il me semble impossible de réunir aujourd’hui les nombreux talents se reconnaissant une inspiration droitière (j’allais écrire, amusé : droite) par exemple dans une unique revue. Cela vaudrait-il d’ailleurs quelque chose, d’un strict point de vue qualitatif ? J’en doute : Jean-François Colosimo a tenté, il y a quelques mois, de faire renaître la superbe revue de la Table ronde en réunissant la fine fleur des écrivains ayant une sensibilité dite de droite. Quel a été le résultat ? Deux ou trois numéros d’une qualité assez lamentable. Il est vrai qu’il eût peut-être fallu songer à ne point faire écrire d’aussi mauvaises plumes que celle d’un Nicolas Rey…
Pour ce qui est d’un parti… Mon Dieu, tout militant, qu’il soit de droite ou de gauche, est un âne en puissance, comme le dit Abellio dans ses splendides (et bien souvent contestables) mémoires. La seconde naissance qu’il évoque ne peut avoir lieu qu’une fois l’homme dépris des passions bassement politiciennes, une fois dépêtré du filet des influences, bien souvent peu capable de capturer des poissons de petite taille, généralement, tu le sais, les plus fins une fois servis à table. Je n’aime les baleines qu’en pleine mer, lorsqu’elles chantent dans l’immensité; certainement pas dans un bocal où leur préoccupation première est d’étouffer le voisin et tenter d’atteindre la surface, où l’air précieux est déjà fort rare et… pollué.

***


Exercices spirituels. Plaisir à Juan Asensio par Sarah Vajda

En dépit de tous ses efforts Juan Asensio ne nous trompe pas !
Il peut titrer son spicilège d’hommage aux maîtres Le critique meurt jeune (1), nous savons qu’il s’agit moins de théorie littéraire que d’exercice spirituel, moins de vanter les délices du «vice impuni» que d’identification du Moi.
Sous le signe du jeune Maurice, le jeune Juan, qui n’a que peu fréquenté Barrès, s’engage. Chaque génération se réveille «Sous l’œil des Barbares» et tout jeune homme d’exception croit devoir en mourir avant de décider, Pierrot le fou, Ennemi des lois, de survivre. La tentation première est d’abord de s’allonger sur une voie ferrée et d’attendre le train qui, n’importe où, hors du monde, au pays des Spectres ou en Paradis, emportera son âme en proie au dégoût à moins qu’il ne préfère la terreur, action directe ou Terreur des lettres. Juan a choisi les fleurs de Tarbes et un bouquet à la main est entré au jardin. En proie à la vive douleur de vivre un siècle abominable – ils le sont tous – sa jeunesse aspire à devenir la lame, son âme se voudrait sabreuse, guerrière, samouraï ou Sainte qui, d’un geste, séparera le bon grain rare de l’ivraie envahissante.
Suivre Juan Asensio en cette épaisse ronceraie est un salubre voyage ! Juan parle de zone vide, de désert du sens que visitent des mirages, nous entrons avec lui dans la touffeur du style, une forêt de symbole, un sur-monde peuplés d’étranges créatures. Anges et démons les armes à la main s’y confrontent en d’épiques combats dont il n’est pas l’aède, mais le Commandant en chef.
Le projet, à lui seul, mérite des bravos et bien des pages, génuflexions. Parfois le vertige, l’étouffement saisissent le lecteur convié à n’arpenter que des sommets où, loi commune, l’air se raréfie.
Qu’importe ce malaise !
Il fallait qu’un jeune homme se dresse, épée de vertu à la main, à la porte du Jardin des Lettres, ange gardien et portier qui accueille ceux qu’il convient de sauver – ici légion, Boutang, Dantec, K. Dick, Dostoïevski, Conrad, Gadenne, Bernanos, Borges, Hello, Bloy, Broch, Scholem, Dante, Evard, Nabe ou plutôt Alain Zaninni, Védrines – et chasse «les nains et les mégères» (2), tous ceux qui osent dénier à la littérature le statut de terre sacrée.
Juan se tient au seuil de la chose littéraire comme Thérèse D’Avila dans la nuit de Dieu, en ce limen, la lecture devient rite, attente d’une transverbération.
La Littérature, à ses yeux, est ce cadavre infâme qu’inlassable, sa patience autopsie, la culture, une nécropole, et le monde, un tombeau où «le critique» , plus exactement le survivant pélegrine.
En arrière plan, une mystique plus qu’une théorie littéraire taraude ce livre-monstre. L’insatiable désir du retour de l’aura, de la présence divine innerve chaque chapitre : «Artistes sans art, artistes sans parole, L’Avenue ou la transparence de l’art, Stalker ou la parabole de la grâce bafouée, La folle tentative de rédimer le langage, Liber mundi, Angelus ex machina, Le trou noir qu’est la littérature, L’impossible Reprise… », tels s’énoncent les principaux sous-titres.
Juan est de ceux qui savent «qu’il existe plus de choses sur la terre que n’en peut contenir la philosophie», ce qui conduit parfois cet Hamlet à se montrer un peu injuste envers la philosophie ou encore Éric Marty… Son âme rigide et pure refuse toute vertu à l’idée de limites, ce qui parfois irrite.
Que vaut un énervement passager comparé à un supplément d’âme ?
Car Juan, en Basque, ignore le sens de la mesure et sa passion comme une vague nous arrache à nos vies minuscules.
C’est dans l’illimité de la passion littéraire qu’il faut lire ce recueil, y découvrir ou y redécouvrir les langues de l’utopie, les langues du Paradis, celles de Walter Benjamin et de George Steiner, happées par la «présence réelle» , conviés ici à reconnaître la Voix du Christ faite chair littéraire. Chair-âme, ce titre auquel Guy Dupré a renoncé préférant Comme un adieu dans une langue oubliée, conviendrait à merveille. Lui seul peut-être décrirait l’étrange volition du jeune Juan en quête de rédemption. Responsabilité illimitée de la Littérature, crie-t-il, en un siècle marchand. Si pour nous sauver, il n’y avait que la Littérature, je crois en la littérature ! Voilà tout son poème. Par elle, le Verbe incarné fait retour sur la terre, beugleur d’Apocalypse ou rédempteur. Le monde, à ses yeux, semble une forêt de signes que le poète seul saura reconnaître, saluer, interpréter.
Dans l’attente de la Fin, Asensio dévore les livres, étanche sa soif aux fontaines les plus pures Eckhart, Kierkegaard, les maîtres de la Cabale en un vivifiant syncrétisme où seule importe la dignité de l’existence.
Aucun lecteur ne saurait se montrer indifférent à ce geste superbe. Même si d’aventure, plus médiocre, il croit la rue du sens barrée à l’entendement et préfère l’errance à la certitude, appliqué à consoler sa mélancolie au bruissement de la langue, il ne pourra demeurer insensible à cette folle entreprise.
Asensio est-il le samouraï, le sabreur, ou seulement la pierre qui polit la lame, aiguise le couteau de la valeur ?
Dans son texte, le vivant peine à affleurer, en ceci il est encore le frère du jeune Barrès qui devra subir l’expérience de la nuit d’Haroué pour extirper de son cœur le Je et parvenir au Nous, découvrir qu’il n’est qu’un mot dans une phrase qu’ont commencé les père et que fils, un dans la chaîne, il poursuit avant de tendre le relais.
Pour moi qui lit avec passion depuis trois ans tout ce qu’écrit Asensio, j’attends, patiente, que la gangue minérale, l’érudition se colorent et qu’un jour, il écrive les yeux fermés, et avoue comme le vieux Barrès : «Je ne fais que du bleu» (3). J’attends que la musique surgisse, m’envoûte et m’arrache au monde qu’il pourfend. Car ses maîtres, c’est là son paradoxe, ont su l’art de nous délivrer quand Asensio nous enchaîne au malheur de l’ici et du maintenant.
En attendant ce jour, il me plaît de l’accompagner, «de la boue aux étoiles, du réel aux Merveilles», ainsi parle James Ellroy, du non-sens à l’entendement, souhaitait Kant. Sa lecture est de celles qui déroutent des voies ordinaires, sa ferme main et sa voix obscurcie par l’attente du Verbe transportent vers l’infini et au-delà.
Á le suivre, peine et plaisir à l’envi se conjuguent.
Les complexités de style de l’écrivain en devenir qu’est Asensio constituent la rançon de son merveilleux projet.
Le jeune Barrès, le théoricien du Moi, le dandy à Sainte Thérèse voué, l’intellectuel se rangeant dans l’armée de Loyola n’était ni plus clair ni moins orgueilleux que le jeune Asensio arpentant la Zone à la suite du héros de Tarkovski !
Que cherchent-ils ?
Á être des hommes libres au cœur de la Barbarie, des dandys dans un monde à la médiocrité et aux masses voué. Juan a l’âme d’un fils de Roi voilée par le mépris. «Tout désirer tout mépriser» disait Barrès : savoir la vanité des choses et ne cesser jamais de trouver les conditions de possibilités de la réussite et de la reconnaissance pour n’être point dévoré par la haine. La haine n’est que l’intrusion des Barbares dans le cœur, le cerveau, la vie des êtres d’exception.
Très cher Juan, poursuivez l’exercice spirituel que vous avez commencé en faisant le vide du monde. Qu’importe la profusion des faux livres, des fausses gloires, les opéras-bouffes qui les célèbrent, n’y voyez qu’une super-Illusion, un cauchemar. En compagnie des maîtres que vous avez élus, ré-enchantez le monde ! La littérature ne mourra qu’avec le dernier homme. L’ère des masses, frauduleusement, a prétendu multiplier les lecteurs. En réalité ils ne sont pas plus nombreux aujourd’hui qu’au siècle d’Auguste qui fut celui de Virgile, d’Ovide et d’Horace. «Nous allons obscurs dans la nuit solitaires», écrivant «pour nous, pour nos amis, pour adoucir le fil du temps», ignorant l’impact réel de nos mots sur les maux du temps et c’est très bien comme ça.
Ce qui nous sépare, vous le savez, je vous l’écris toujours, ne saurait nous désunir.
Vous oubliez qu’Éric Marty critique la perspective de Bloy, celle du katekon, se plaçant sur un plan purement terrestre. Le pauvre, à mon instar, je le confesse, ne voit dans le mythe et le conte de l’élection juive qu’un danger pour les masses juives, et laisse à la Synagogue et à l’Église, le soin de décider du destin surnaturel de ce peuple. Il se réjouit de le voir enfin entré dans l’Histoire et déplore que ses ennemis grattent encore les cicatrices du passé. Il voudrait les faire disparaître au laser de la raison que vous abominez ! Je salue son livre précisément pour cela. Voyez-vous, très cher Juan, il me plaît de faire dévotion à la déesse Raison, en raison de la déraison des mythes jetés en pâtures aux masses !
Faut-il brûler Marty pour cela ?
Voudriez-vous me brûler, sorcière qui, loin de l’idée du Salut, claudique, malhabile ?
Vous confondez Marty. Il a mélu Bernanos. Vous avez raison et tort, chevalier Asensio. Ses réserves quant au motif de «la noble cause de l’antisémitisme» sucée aux mamelles chrétiennes, à celles de l’Action française, à celles de l’anticapitalisme d’Édouard Drumont ne sont pas sans fondements. Certes, Marty ignore l’existence du texte rédempteur que vous citez. Mais cette ode aux Insurgés de Varsovie ne retranche pas une ligne à La Grande peur des Bien Pensants. Bernanos célèbre le kleos, la belle mort des juifs enfin devenus guerriers et chevaliers, morts les armes à la main, l’étoile de David, non plus au cœur mais, motif du drapeau. Il célèbre les juifs métamorphosés en Gentils. Il salue les juifs rédimés et réserve son mépris aux juifs spéculateurs et spéculatifs : les bêtes noires – intellectuels allemands néo-kantiens, misérables usuriers par Rome fabriqués – de l’AF et de Drumont ! Marty ne dit pas autre chose. Le réel est complexe et la Littérature, parfois, dépend de contingences. L’horrible mot, Juan, l’horrible mot sur lequel ont fleuri des chef-d’œuvres vers lesquels jamais vous ne vous penchez : le motif de l’argent sous-tend la geste stendhalienne aussi sûrement que celle du Mendiant ingrat…
La littérature file sa tapisserie de mille détails sans importance et la grâce surgit souvent où nul ne l’attend. La tension entre sensibilité et intelligence portée à l’incandescence façonne des œuvres aussi admirables que celles de votre Panthéon et le travail de Marty sur Genet et Barthes est de ceux qui réclament admiration.
Bernanos, en dépit de son génie, s’est parfois trompé, le romancier est immense, le penseur d’aventure vaut moins que ce qui lui échappe. Bloy se montre parfois difficile à saisir. Sa génuflexion «aux pieds d’une juive qui s’appelle Marie» n’efface pas la violence de son évocation des juifs, au ghetto emmurés. Cette vision ressemble à s’y méprendre à l’imagerie antisémite.
Ce n’était qu’une image.
Était-ce une image juste ?
Marx, je vous le concède, a été plus loin dans la dénonciation des thèmes de l’argent et la juiverie, mais cette image bloyenne a blessé, en Marty, le Moderne attaché à sa re-visitation par Genet et ses amis de Palestine. Bref séjour à Jérusalem est un livre de combat, écrit au moment même où, à Paris VII, des universitaires prétendaient rompre tout lien intellectuel avec Jérusalem.
La contingence on y revient toujours !
La fille du cabaliste Georges Vajda, pas plus que son père vous le savez, ne croit au scandale de la mission surnaturelle d’Israël, mais n’y voit qu’une fable dangereuse destinée à voiler le secret juif. Ils adorent un dieu absent, leur Temple est vide, s’étonnait Tacite qui les haïssait déjà de refuser d’accueillir les étrangers en leurs temples et l’hospitalité des Dieux de Rome et d’ailleurs ! Le secret du judaïsme se trouve dans le livre de l’Ecclésiaste, un athéisme pour les délicats, des commandements et l’exigence d’observance, pour les autres.
«Un sens pour le Vulgaire, un autre pour les délicats», disait Barrès.
Pour clore cet infini débat, il me semble qu’un poète français, un seul, a su, en termes congruents, parler d’Israël. Ce poète c’est Charles Péguy et le poème sa Jeanne d’Arc, palimpseste du récit de Judith. Péguy s’y montre, chose et mot que vous abhorrez, je le sais, structuraliste à l’avance !
Foin de taquineries, je vous admire trop pour vous escagasser davantage.
Le Critique meurt jeune, un livre à lire à relire, sans modération.
Il a juré, promesse tenue, «de nous émouvoir de joie, de colère, qu’importe !» Pari tenu.
Ce serait être pion que de distribuer des satisfecit. Néanmoins les pages sur La Mort de Virgile de Broch et celles que vous consacrez à Gadenne forcent le respect, vous avez pleinement raison de saluer Jean Védrines. Quant à Dantec et Nabe, ils peuvent se réjouir d’avoir eu un avocat tel que vous.
Qu’au diptyque du Moi, Sous l’œil des Barbares, Le Culte du Moi, qu’à l’effort des Taches d’encre, journal que le jeune Barrès anima seul comme vous le faites de la Zone, succèdent un Jardin de Bérénice, des romans d’énergie diverses, des voyages à Sparte, à Tolède, des Nuits de Venise, des Temples consacrés à l’amour et à la douleur, des Jardin sur l’Oronte ou le Jourdain, voilà tout le mal que je souhaite au gardien de phare solitaire qui veille quand le monde se repose.

Notes :
(1) Paru aux éditions du Rocher en avril 2006.
(2) La formule est de lui.
(3) Ce qu’il confia en souriant au jeune Aragon venu rendre hommage au Maître.

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