Raskolnikov, une ombre de surhumanité sous le soleil de Saint-Pétersbourg, par Gregory Mion (15/08/2013)

Crédits photographiques : Edgard Garrido (Reuters).
«Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites car elles sont si métaphysiques et si peu communes qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable.»
René Descartes, Discours de la méthode.

La personnalité schismatique de Raskolnikov : pourquoi cet homme n’est pas immédiatement capable de se recommander à Dieu


Située en 1865, l’action de Crime et Châtiment (1) ne dure pas plus de quinze jours, mais elle a lieu sur le territoire d’une Russie prodigieusement mutante. Comme toujours avec Dostoïevski, le roman médiatise les idées générales qui composent la société russe, et la période qui court entre les règnes de Nicolas Ier et d’Alexandre II est particulièrement mouvementée (1825-1881), riche de théories et de réformes décisives. Au cœur de la tourmente, Crime et Châtiment insinue une tentative de formalisation de ces accélérations historiques, proposant une lecture à la fois temporelle et spirituelle de la situation de l’homme russe. Pour comprendre le passage d’un tsarisme à l’autre, pour aller du très impopulaire Nicolas Ier, qu’on surnomma «la Trique» ou «le gendarme de l’Europe» en raison de sa gouvernance absolutiste qui fut vaillamment critiquée dans une Europe qui marchait vers le libéralisme et l’industrialisation, pour aller, donc, de ce chef autocratique à la figure réformatrice d’Alexandre II, il était indispensable que se constituât un personnage de fiction suffisamment perméable, un être qui pût se trouver à la fois dans la tradition et la volonté de progresser, et l’individu qui fut recruté par la littérature pour traduire le saut qualitatif de Nicolas Ier à Alexandre II porte le nom de Raskolnikov, c’est-à-dire, en russe, le «schismatique».
Puisque Raskolnikov est formellement celui qui se sépare, celui qui fait sécession avec le monde en vue de se prescrire une condition spirituelle autonome, il supporte plus ou moins bien la dynamique de son époque, du moins jusqu’à ce que son ambition démesurée se corrige, jusqu’à ce qu’il se remette dans le rang de la société, après que la mauvaise conscience de son crime le transporte vers une aggravation définitive de son état, en pleine escalade des maladies de la tête. Quand il n’est plus possible de rendre raison de quoi que ce soit, il ne lui restera plus que le secours de Dieu pour s’accrocher au dernier parapet de la vie, en bordure du précipice, à deux doigts d’une destruction qui ne se lasse pourtant jamais de solliciter l’âme de Raskolnikov, parce que la mort est partie prenante de la vie dans l’organisation d’un personnage aussi divisé que le jeune Rodion Romanovitch. Mais s’il bascule, Raskolnikov ne tombe pas. Plusieurs fois il est tenté de se jeter dans la Néva, mais ce sont d’autres que lui qui se suicident, à commencer par Svidrigaïlov qui se brûle la cervelle (p. 538), Svidrigaïlov dont on peut dire en outre que les maraudes impures dans le sillage de Raskolnikov en font une sorte de double du héros, un genre de portrait de Dorian Gray qui agit comme un reflet préventif et qui dissuade en dernière instance de se vautrer dans le licencieux absolu.
En effet, si Raskolnikov était tout entier ensemencé par la mauvaise graine, il ne serait pas un personnage fonctionnel vis-à-vis du projet que se fixe Dostoïevski lorsqu’il compose Crime et Châtiment. Tout d’abord, quand on parle de Rodion Romanovitch Raskolnikov, enfant de la société roturière et provincial délocalisé à Saint-Pétersbourg en vue d’y faire son droit universitaire, on parle d’un jeune homme de vingt-trois ans, orgueilleux et irascible, logé dans un affreux cagibi qui domine une triste ruelle – ce logement de fortune sera même comparé à un cercueil par la mère de l’étudiant (p. 245). Raskolnikov est aussi affligé par des économies presque inexistantes, forcé à s’assumer comme un crève-la-faim, bien décidé à nourrir une idée qui lui engraissera l’âme à défaut de lui redonner une consistance physique. Présenté de cette façon, le très irritable Raskolnikov refuse implicitement de répéter la vieille trinité de Sergueï Ouvarov, jadis ministre de l’Instruction publique de Nicolas Ier, et qui formula les fondations de l’Empire en trois temps : «Une foi, un tsar, un peuple», non sans livrer corrélativement un système éducatif qui fit ses preuves (2).
Bien entendu, en tant que schismatique, Raskolnikov ne se perçoit pas du tout à l’instar d’un individu qui se contenterait d'une posture hétéronome. Il n’est pas homme à se satisfaire d’une foi conditionnée, il n’est pas celui qui se rassérène d’un «Tu dois» nébuleux sans véritable émetteur. Il est au contraire de ces gens qui prétendent à l’autonomie en toutes circonstances, quitte à se sacrifier dans un ascétisme qui ne mène nulle part et à s’inscrire plus tard dans le crime, lorsque cette fragile position de sagesse endossée au départ devient intenable. Ensuite, dans la mesure où nous avons affaire à un jeune homme qui proclamerait volontiers «Je veux», tel un disciple avant l’heure de la parole du Zarathoustra nietzschéen, il serait incapable de faire une stricte allégeance au tsar, tout comme il renierait le principe d’égalité d’une société national-populiste. C’est que non content de vouloir, désireux qui plus est d’une volonté qui ne veut que son vouloir afin de rendre son patient plus fort, Raskolnikov envisage également d’être, c’est-à-dire d’exister dans la pleine puissance de ses hypothèses. Raskolnikov ne cherche pas à débusquer les lois de la civilisation russe dans l’étalage d’une cohésion nationale politiquement stipulée, ce n’est pas là sa visée, pas davantage qu’il ne se soucie des inquiétudes théologiques qui devraient apporter à la Russie de quoi se penser orthodoxe ou de quoi se fabriquer une âme. Raskolnikov se représente en dehors de la couche sociale, donc en marge d’une certaine conscience collective, à l’exception peut-être de la nouvelle donne instaurée par l’intelligentsia, un terme que l’écrivain Piotr Boborykine systématisera dans le vocabulaire en 1866. Cette intelligentsia balbutiante fait le pari des «hommes nouveaux», qui vivent en éprouvant leur différence, convaincus d’être ceux qui réinjecteront dans la société les ferments d’une spiritualité consistante (3). Mais Raskolnikov expérimente un repli de soi tout à fait incommensurable, ensauvagé dans le mouvement et de plus en plus seul avec sa pravda. Sa perception d’une intelligentsia, si elle était consciente, se résumerait à une assemblée qui ne réunit que des hommes qui appartiennent encore à quelque chose d’institutionnel, or Raskolnikov, puisqu’il est fauché et qu’il a dû se retirer des couloirs de l’Université, n’est rien d’autre qu’une courbe solitaire sur le terrain des idées en chantier, rien d’autre qu’un point d’expérimentation qui conteste le degré de constitutionnalisation des théories naissantes.
Sa solitude est cependant consentie, et nous pouvons la considérer à la rigueur comme la retraite nécessaire du penseur qui doit s’absenter du monde pour mieux endurcir sa subjectivité. Rodion Romanovitch s’isole volontairement dans les hauteurs de son boui-boui en espérant redescendre transfiguré, à l’image de Zarathoustra qui aspira à «redevenir homme» quand vint le temps de s’expatrier, quand il se sentit prêt à enseigner la surhumanité à ceux qui n’étaient pas au courant que Dieu avait trépassé. Cette attitude de Raskolnikov, pour ne pas dire son érémitisme, traduit l’expression d’un essor et d’une domination de la subjectivité, pour autant que l’on puisse accepter qu’il n’est pas la victime d’un réseau de conditions, lesquelles causeront finalement ses crimes et permettront son magnifique repentir. Façon de dire par ailleurs que Raskolnikov, en se posant comme sujet, suggère que l’on pose tout le reste comme objet.
L’objectivation du monde qui découle de ce jeune étudiant fiévreux implique le déicide que colporte «l’insensé» du Gai Savoir (4). À l’abolition du servage promulguée à la fin de l’hiver 1861 par Alexandre II, Raskolnikov adjoint en 1865 le plus spectaculaire des parricides inachevés, à savoir le meurtre enfiévré de Dieu, comme si, en définitive, les libertés accordées par la suppression du servage avaient pris des tournures néfastes dans l’esprit de cet étudiant venu des bas-fonds, à peine installé à Saint-Pétersbourg depuis l’entame de son cursus en droit, et déjà avide d’adhérer aux difficiles postulats de la volonté de puissance. Il est en fin de compte tellement avide qu’il nous semblera aussi extravagant que «l’insensé» nietzschéen, sans toutefois posséder les caractéristiques d’un esprit qui aurait pris acte d’une authentique mort de Dieu. En réalité, l’ermitage de Raskolnikov est incomplet parce que son éviction de Dieu est moins affirmée dans la sphère pratique qu’elle ne l’est dans la sphère théorique – c’est d’ailleurs parfaitement similaire à sa théorie du crime, en tant que cela paraît valoir quelque chose en théorie alors que les applications concrètes de ces idées sont médiocres. En d’autres termes, les déplacements de Raskolnikov sur l’espace public ne nous montrent ni un profanateur ni un aspirant de la parole hérétique, encore moins un héros ou un créateur de valeurs dominantes, ce qui tend à réfuter la thèse d’un individu passablement représentatif du camp des forts ou des «surhommes», alors même que l’étudiant entretient une haute opinion de sa personne. Cela dit, indépendamment de ces considérations qui doivent encore être étoffées, quand bien même Raskolnikov vit provisoirement en reclus, une lettre perspicace de sa mère se tracasse à son sujet, une lettre où il est écrit la crainte qu’il ne soit tombé dans la maladie du moment : l’athéisme (p. 44).


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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