Le quart de Nikos Kavvadias (19/07/2014)

Crédits photographiques : Christian Hartmann (Reuters).
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Il serait presque aussi faux de lire l'unique roman de Nikos Kavvadias, Le quart, publié en 1954, comme un texte sur la vie des marins, que de lire Ultramarine de Malcolm Lowry comme s'il s'agissait de la description de l'apprentissage d'un jeune homme confronté à l'étrange envoûtement dans lequel s'enfonce un navire que l'on dirait, à force de discours, statique, comme encalminé sur un rivage qu'aucun courant poétique ne serait plus capable de tirer vers le grand large.
Le quart est, comme tous les grands romans, un texte sur la puissance du langage, capable, ici, de convoquer le souvenir de femmes, toutes des putains ou peu s'en faut (1), aimées ou simplement prises par des marins qui ne cessent de nous raconter leur passé, les identités des interlocuteurs étant difficiles à établir, parfois même (comme dans la deuxième partie du roman), ceux-ci prenant directement la parole pour évoquer leurs souvenirs, de femmes bien sûr, prises je le disais mais si mal aimées que naît un triste sentiment de gâchis, abandonnées, toutes perdues, toujours, oui, toutes perdues (cf. p. 142) : «Si tu avais vu à Gênes comment embarquaient les émigrants ! Les haut-parleurs hurlaient en cinq langues. Une foule confuse, haute en couleurs. Chacun avait sa religion, et tous ensemble sans foi. Ils partaient recommencer leur vie. Beaucoup portaient encore sur le bras le numéro qu'ils avaient en camp de concentration. Il y avait des femmes qui venaient avec toi pour une cigarette, pour un verre d'alcool, pour rien du tout, parce que ça les fatiguait de refuser. Dès qu'on arrivait au dernier port, je m'allongeais pour dormir et à mon réveil le brouillard du Yara-Yara les avait tous engloutis. Où était parti ce bruit, ce brouhaha qui m'avait bercé pendant tant de jours, dont j'avais assez et que j'aimais ? Des ponts déserts, jonchés de chaises brisées, de journaux en toutes langues, de livres en hébreu, de peignes et de sachets vides. Enfin, tu imagines. La lance d'arrosage balayait tout ça d'un seul coup» (pp. 42-3).
Cette lance d'arrosage, pourtant, est bien incapable d'effacer les souvenirs, même ceux, innombrables, que nos marins ont accumulés dans les ports de la «vieille Europe au cul défoncé» (p. 164), souvenirs convoqués par la parole qu'il s'agit de transformer en harpon, pour que, lancée par certains marins plus adroits que d'autres, elle se plante profondément dans la chair de monstres des profondeurs, qu'il s'agira alors de ramener à la surface, les récits se suivant, s'emboîtant les uns dans les autres, les marins étant pressés, une fois qu'ils ont commencé d'évider leur histoire (cf. p. 134), de la terminer (cf. p. 124), confrontés les uns aux autres dans un jeu de miroirs troubles, où se perdent les identités, où les femmes, garces et putains, se confondent les unes avec les autres :
«Qu'est-ce qu'il y a ? Tu veux que je m'en aille ?
- Non, reste; l'autre idiot va revenir, tu pourras lui gratter son ulcère. J'admirais ta technique pendant tout ce temps...
- Tu te trompes. C'est mon propre ulcère que je creusais avec la bêche de Polychromis.
- Tes histoires, tu n'y touches pas, ça fait trop mal. Tu es un puits profond.
- En somme tu crois que je l'ai questionné par curiosité, ou pour m'amuser de lui ?
- Ça nous chatouille tous, ce genre de choses, mais nous ne l'avouons pas. Et comme tu lui tirais les vers du nez ! Rien d'autre dans les mains, rien dans les poches. Tu es passé maître» (pp. 93-4).
Ces innombrables récits et anecdotes, échangés par des hommes «droits comme des cierges» (p. 175), dont le fait de raconter ce qu'ils ont vécu est sans doute l'unique forme de respect de la beauté et de piété rendu, sinon à Dieu, du moins à la vérité qui «porte malheur» et qu'il faut seulement dire «dans le secret de nos cœurs, et même ainsi elle nous fait peur» (p. 178), ces magnifiques confessions n'ont dirait-on qu'un seul but, parvenir, pour ces hommes, à se décharger d'un poids (cf. p. 204) mais, en même temps, cruel supplice, rappeler, sans cesse, le souvenir de celles qui sont parties, que l'on a perdues, et dont il s'agit de garder le souvenir coûte que coûte par un signe, un parfum décidément cruellement inoubliable (cf. p. 301) ou l'observation d'un rite (cf. p. 224) qui semblera peut-être ridicule à tout autre que celui qui, silencieusement, dans le secret de son cœur, comme s'il dialoguait justement avec la vérité, parfois bourrelé de remords, l'accomplit.
Ainsi, si «les grandes personnes ne pleurent pas», il y a tout de même «un nœud qui remonte, un lacet qui étrangle», et qui pousse «les terriens à écrire des livres et les marins à sculpter et à gréer des caïques dans des bouteilles, ou à se peindre le corps» (p. 235), même si les matelots, à leur façon, écrivent aussi leurs propres récits, par exemple en inscrivant des phrases sur «les madriers, face au large» (p. 262) comme s'il s'agissait décidément, dans une ultime bravade, de tenir tête à la mer qui efface tout, tout sauf la douleur des hommes, la douleur et l'art peut-être, l'art vrai, celui qui n'a pas besoin, de la part de son créateur, d'explications pesantes, celui qui est accompli dans l'ivresse (cf. p. 306), la douleur, l'art et le souvenir des femmes aussi, qui semble pouvoir résister au temps et peut-être même à la mort, les récits passant de bouche en bouche comme les hommes sont passés de femme en femme, certains consumés par la petite vérole moins dangereuse tout de même que le souvenir qui dévore tout, comme si ces récits constituaient des talismans secrets mais puissants face aux dangers de la mer où toute crainte abonde.

Notes
(1) «Les femmes. À quatorze ans. Celles qui deviendront après les dernières des putains, celles qui se vautreront dans des draps sales, ou dans les rues, dans les parcs, sous les ponts, là où l'on fait l'amour debout, avec la courroie attachée au genou et passée à l'épaule en nœud coulant, dans les églises, devant les calvaires. Et celles qui ne se sont jamais vautrées et qui n'ont plus quatorze ans, qui ne coucheront jamais avec des hommes, qui ne songeront jamais à être adultères, à tromper, à trahir, qui ne se saliront jamais, elles sont toutes saintes et bénies», Le quart (Gallimard, coll. Folio, 2008), pp. 192-3, l'auteur souligne.

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