Requiem pour Emma Bovary et Gustave Flaubert, par Gregory Mion (29/09/2014)

Photographie de Gregory Mion.
«Je ne suis pas sans inquiétudes ni sans regrets d’être venue, à la suite d’un coup de tête, m’ensevelir dans ce fond perdu de province. Ce que j’en ai aperçu m’effraie un peu, et je me demande ce qui va encore m’arriver ici… Rien de bon sans doute et, comme d’habitude, des embêtements… Les embêtements, c’est le plus clair de notre bénéfice. Pour une qui réussit, c’est-à-dire pour une qui épouse un brave garçon ou qui se colle avec un vieux, combien sont destinées aux malchances, emportées dans le grand tourbillon de la misère ?... Après tout, je n’avais pas le choix ; et cela vaut mieux que rien.»
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre.

«Un petit homme, marmottant dans sa barbe, tapotait le fer au-dessus d’elle. Et la lumière qui pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, brilla soudain d’un plus vif éclat, illumina les pages demeurées jusqu’alors dans l’ombre, puis crépita, vacilla, et s’éteignit pour toujours.»
Léon Tolstoï, Anna Karénine.


Les Rouault : un terrain de prédilection pour le bovarysme

Vingt ans avant Tolstoï et Anna Karénine, Flaubert élabore avec Madame Bovary le portrait d’une femme prisonnière des hommes et de son environnement. Chacun de ces romans ne fait pas de mystère sur la fin malheureuse qui attend les deux femmes. Très tôt dans le texte on annonce la couleur des ténèbres : d’un côté la mort d’un ouvrier ferroviaire est un mauvais présage pour Anna qui vient de descendre du train à Moscou (1); d’un autre, la redondante rengaine des journées domestiques pousse Emma à vouloir atteindre un plus haut degré d’existence, au sens littéral d’une sortie de soi («Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris» (2)). Mais tandis que l’épouse de Karénine parvient à un degré d’amour provisoirement plus tolérable dans les bras de son amant Vronski, Emma Bovary, jusque dans son nom de mariage, porte sur elle une douloureuse marque d’engourdissement. Jadis pensionnaire au couvent des Ursulines et sujette aux motifs d’une «belle éducation» (p. 65, l’auteur souligne), Emma Rouault, en s’unissant avec Charles Bovary, contracte du même coup la maladie du bovarysme, une affection grave passée à la postérité littéraire et qui signifie l’impossibilité de réaliser la moindre part de fantasme en nous. De façon plus pernicieuse, le bovarysme touche les individus qui se représentent avantageusement sous d’autres latitudes et qui ne pourront pas réduire la distance entre ce Moi conceptuellement amélioré et le Moi concret dont ils n’ont pas les moyens de s’extraire. La maladie est d’autant plus terrible qu’elle est très contagieuse et qu’elle ne se voit pas sur ceux qui en sont les agents. Du moins ne se voit-elle pas au début, lorsque les meubles peuvent encore être sauvés.
Si Emma est tout de même un peu responsable de ses noces avec Charles, elle ne pouvait en revanche pas connaître les détails fondateurs de la jeunesse de son mari. Qui plus est, tout un équipage de malins génies semble avoir conspiré à la rencontre et à la formation d’un élan amoureux entre Emma Rouault et Charles Bovary. D’une part l’accident du père Rouault (la jambe cassée) constitue un premier signe de fatalité, celui-ci étant d’autre part recouvert par l’ambiance chagrine du veuvage (la mère Rouault est morte depuis deux ans, laissant son mari et sa fille dans la solitude subie d’une vie monotone).
C’est donc une souffrance dyadique que Charles découvre lorsqu’il arrive à la ferme des Bertaux pour soigner le père Rouault – le gémissement du corps meurtri et la discrète déploration d’une âme délaissée. On l’a fait appeler à la ferme alors que Charles est le médecin de Tostes, une commune située à «six bonnes lieues de traverse» des Bertaux (p. 58). Sans doute qu’il eût été possible de faire appel à un autre praticien, cependant ce choix en apparence anodin domine de tout son hasard la nécessité d’une troisième souffrance dans la maison des Rouault, à savoir l’entrée du bovarysme parmi les affligés. Redisons-le avec insistance : le bovarysme est imperceptible et facilement transmissible, surtout lorsque le malade originel s’avère insatisfait d’un premier mariage (avec Héloïse Dubuc) et qu’il fait la connaissance d’une jeune femme peinée (Emma Rouault). En vérité, pour se sauver du syndrome d’incomplétude impliqué par le bovarysme, Emma aurait dû faire partie de ce «Nous» qui lance le roman, le «Nous» de l’Étude à travers lequel on voit débarquer un Charles Bovary de quinze ans, paradigme de l’anti-héros, «nouveau» de la classe qui ne correspond à rien de brillant et d’un tant soit peu prometteur (cf. pp. 47-50).

L’épisode fondamental de l’Étude

Le nouveau de la classe est par définition un objet fondamental de curiosité; il ne fait rien comme il faudrait. Au milieu de ses congénères inconnus, Charles ne possède ni «l’habitude» ni «le genre» (l’auteur souligne). Charles est hors du concours de ces circonstances, hors-concours de la vie telle qu’elle se conçoit dans cette école, de même qu’il est hors-normes puisqu’il est précisé en amont, à la toute première page du livre, que Charles dépasse tout le monde en taille, attribut qui le rend immédiatement différent. Étant donné que le terme «genre» est écrit en italiques, on peut supposer que parmi ces garçons et les règles compactes qu’ils paraissent incarner, Charles a quelque chose de transgenre. On le regarde comme on observerait une anomalie. Non seulement il ne ressemble pas à la communauté des élèves, mais en plus il ne détient aucune sorte de créance ou d’intuition sur ce qu’il serait convenable de faire en vue de faciliter son intégration. Pour preuve, Charles n’ose pas esquisser un mouvement; il est pétrifié par son introduction à la fois sociale et romanesque («la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux»). L’usage des italiques accentue la nouveauté en s’opposant au «genre» établi. Il y a certes une similitude identitaire entre Charles et ses camarades dans la mesure où il est lui aussi un étudiant, toutefois plusieurs composants le distinguent en creux de cette meute qui le dévisage. Par son absence de mouvement et son allure de statue maladroite, Charles est tout de suite caractérisé par un état de grande pesanteur. Il apparaît au lecteur à l’instar d’un être dépourvu d’énergie, une victime dont on se moque volontiers, presque un phénomène de foire en définitive, ce que justifiera la suite de cet épisode primordial.
On devine par ailleurs dans cette phénoménale pétrification une nonchalance beaucoup plus profonde, c’est-à-dire un tempérament ontologiquement passif. Effrayé par des collégiens, comment Charles pourra-t-il s’affirmer dans la carrière d’une vie adulte ? Comment pourra-t-il assumer les devoirs qui incombent à l’homme mûr ? Le jeune Charles est en réalité déjà intimidé par les événements et par la découverte du nouveau. Cela étant, être le nouveau de la classe n’amenuise en rien la tâche de se confronter à la nouveauté de cette situation, le travail d’inclusion en quelque sorte, pourtant Charles demeure intransitif, replié dans sa carcasse, loin de jouer la partition qui l’assimilerait aux nouvelles têtes et à son nouvel environnement.
Quand le professeur demande à Charles de se lever, ce dernier devient réellement le centre de toutes les attentions. Il est comme un animal que l’on ferait monter sur un plot. Faisant tomber sa casquette à cette occasion, la maladresse de Charles suscite le «rire éclatant» du public juvénile, donnant à la scène une atmosphère de cirque. Charles est un clown malgré lui. Il est un objet de railleries, un défouloir. Il est le «nouveau» qui appartient aux désirs de la foule en transe. Cette convergence de moqueries et de gaillardises fait de ce moment une sorte d’exécution – le Nouveau est exécuté sur l’autel des Anciens. Les persécuteurs doivent profiter au maximum de cette nouvelle attraction. En outre, tout au long de sa vie, Charles sera toujours une espèce de «nouveau». Il sera un homme déplacé, un homme intempestif qui ne semble jamais être à sa place tant il y est pour de bon. Charles sera en ce sens le plus immobile de tous les hommes, le moins intéressant de tous les «nouveaux».
Ce pauvre caractère est d’autre part indirectement indiqué par un vêtement. La casquette du collégien Charles Bovary constitue le parfait symbole de ce personnage. Il s’agit d’un petit objet étrange («une de ces pauvres choses») assez inqualifiable («une de ces coiffures d’ordre composite»). Cet objet contraste forcément avec le «genre» de l’Étude. En premier lieu, lorsque Flaubert évoque l’incertitude esthétique de l’objet, en somme sa banalité constitutive, il évoque de manière sous-jacente la petitesse de l’être-Bovary. Si Charles est physiquement fort, il est caractériellement faible à bien des égards. Embarrassé par sa condition, il est semblable à un animal qu’on aurait arraché de son milieu naturel. Or quel est le milieu naturel de Charles Bovary sinon la passivité et la vie conditionnée de bout en bout ? D’ailleurs, une fois son mariage consommé avec Emma, il joindra la vie d’un esprit croupissant à celle d’un corps accommodant : il empâtera et il insinuera chez Emma une flétrissure esthétique, confisquant à sa femme le plaisir du divertissement littéraire ou de la rêverie (cf. pp. 110-123).
En second lieu, ce couvre-chef présente de nombreuses nuances animalières. On parle d’un «bonnet de poil», d’une «casquette de loutre», «ovoïde et renflée de baleines», pourvue de «poils de lapin». Ce bestiaire du vêtement transforme Charles en un personnage qui ne fait plus partie du règne classique des hommes. Il subit une forme de déclassement. Réduit à un rat de laboratoire que l’on examinerait au microscope, on a même de la difficulté à le considérer encore sur ce plan. De surcroît, lorsque le texte cite « une broderie en soutache » pour augmenter la verve ornementale de cette casquette, il est éventuellement possible d’entendre «sous-tache». Charles serait ainsi en-dessous du ridicule et du grotesque. Il habiterait une sorte d’inframonde que l’on piétinerait en surface. De ce point de vue, Charles se limite à un être de l’obscurité, un homme de la mauvaise profondeur, voire un être de la fosse commune.
D’une certaine façon, la casquette de Charles traverse tous les mondes possibles en vertu de ses multiples matières, néanmoins elle semble étrangère à toute notion fixe. Elle est partout à la fois (l’être le plus commun) et partout rejetée (l’être le plus stupide ou le plus détestable). Cet accoutrement résume clairement la condition de son propriétaire. N’empêche que le pire concerne la dernière partie de cette description cruelle : «[…] d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait». Pour commencer par l’élément le plus objectif, la casquette est aussi neuve que Charles est nouveau dans la classe. C’est sur lui probablement la seule chose capable de briller. Par conséquent, lorsque la casquette tombe, on ne voit que cela. Le scintillement de la casquette met en relief la médiocrité des gestes de Charles. Or cette médiocrité de la gestuelle se redistribuera dans sa profession de médecin. Finalement vaincu par l’oisiveté et par une somnolence qu’il hérite de son père (cf. p. 52), Charles effectue à Rouen des études passables qui ne feront pas tout à fait de lui un docteur en médecine mais plutôt un officier de santé. En étant un cran en-dessous, il est exactement à sa place. Son intelligence est de faible envergure et sa passion pour la médecine paraît accidentelle. Alors qu’il est installé à Tostes avec Emma, alors que le sort lui a été a priori favorable en faisant mourir subitement Héloïse Dubuc, Charles aurait de quoi se relancer, se réveiller ou remettre en selle quelques ambitions, cependant il ne fait que s’endormir sur ses revues médicales (cf. 115).
Dans une perspective plus subjectiviste à propos de ce bizarre couvre-chef, puisque Flaubert choisit le terme «gland» et qu’il complète sa terminologie en évoquant la suspension d’un «long cordon trop mince», on peut penser ici à une métaphore génitale et peut-être même à une allégorie de l’impuissance. Ce seul vêtement contient le drame de toute une vie, en l’occurrence la vie d’un sexe faible, d’un homme fini, personnification de la défaite. Composée d’un amas de matières, cette casquette est la première pièce montée du roman. Elle précède la description du gâteau de mariage servi pendant les noces de Charles et d’Emma (cf. pp. 74-80). Autant le chapeau du jeune Charles fait éclater des rires, autant la pièce montée de son mariage «[fera] pousser des cris» (p. 77). Les rires et les cris procèdent d’un rassemblement d’émotions divertissantes au détriment de Charles. Depuis l’Étude et jusqu’à son mariage, une faille spatio-temporelle raccorde plusieurs faisceaux d’impertinence, principes d’une patente Schadenfreude de la part de ceux qui se réjouissent d’observer la déroute d’un collégien et le manque d’assortiment d’un couple. Au reste, même si «deux boutons de rose, en guise de boules» (p. 77) surmontent ce gâteau hétérogène et plaident pour une éventuelle fécondité, ils sont écrasés par le lourd ensemble d’une composition pâtissière ubuesque. Au même titre que la casquette, cette pièce montée n’impressionne pas; elle subjugue par sa grotesquerie. De plus, la casquette est moins volumineuse que le gâteau, si bien qu’elle renvoie à une casquette-édicule (l’urinoir dans lequel la foule se délivre de son superflu), sinon une casquette-animalcule (petite chose, petite animal, et à plus forte raison petit sexe). Enfilée sur le crâne de Bovary, cette casquette est un vêtement-organe qui donne de la complexion de Charles une notion complète. Tout en lui se définit par un mou flottement du corps et de l’esprit. Aucune femme ne rêve d’être l’adjointe d’une telle viscosité, et certainement pas Emma dont le vêtement de nuit sous-entend de plus vives expectatives : «Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied» (p. 114).
Pour finir cet épisode de la salle de classe, notons que le texte dénote par sa quasi-absence de parole. La voix injonctive du professeur et les borborygmes de Charles mis à part, personne ne parle car en réalité tout le monde s’esclaffe. Dès le début de la scène, le poids du silence est perceptible. Charles et son couvre-chef accaparent l’attention. Le public est suspendu à cette double présence insolite. La voix qui s’introduit dans le silence général est celle du professeur – c’est la voix de l’ordre et elle enjoint Charles à se lever. L’ordre du professeur renforce la dimension subalterne de l’adolescent. Charles est quelqu’un de subordonné qui ne paraît pouvoir agir que sous l’effet d’un ordre ou d’une obligation formelle. Dans le silence pesant de la salle de classe, on comprend que c’est un être qui obéit davantage qu’il ne s’exprime. Ensuite un nouvel ordre surgit qui exige de Charles qu’il se sépare de sa casquette. Mais au lieu de prononcer le mot «casquette», le professeur mentionne un «casque», comme s’il hésitait lui aussi à mettre du langage sur un objet profondément étranger à toute catégorie. Cela étant, cette attitude a l’air de s’agréger à la tendance de l’Étude : ni pacificateur, ni rassurant, le professeur prolonge la moquerie et il fait office de bourreau. En fin de compte le professeur confirme Charles dans sa place de bouc-émissaire ; il autorise le couronnement de l’humiliation.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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