L'Archéologue de la mémoire. Conversations avec W. G. Sebald (12/12/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
4157929960.jpgW. G. Sebald dans la Zone.





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J'avais évoqué ce recueil d'articles critiques consacrés aux textes de W. G. Sebald, ainsi que de conversations avec ce dernier dans cette note, et je ne redonnerai donc pas les références à ce livre, paru initialement en langue anglaise, tant est pauvre l'intérêt que les auteurs français consacrent à cet écrivain singulier qu'est W. G. Sebald.
Ces différents textes sont d'un niveau correct, même s'ils s'adressent en tout premier lieu à celles et ceux qui découvrent l’œuvre de cet auteur mort en 2001 dans un accident de voiture, et il est en effet assez commode, d'entrée de jeu, de préciser quel est l'intérêt de son œuvre : «Comme beaucoup d'auteurs de génie, Sebald revient toujours à la même thématique. Son thème favori est l'épanouissement rapide de chaque entreprise humaine, quelle qu'elle soit, et sa longue et lente agonie, du fait de la destruction naturelle ou du fait de la destruction par les mains de l'homme, lequel laisse derrière lui non seulement une profusion de ruines qui invitent à de longues méditations mais encore une indicible souffrance humaine» (Lynne Saron Schwartz, Avant-propos, p. 12). C'est ce même auteur qui conclut son propos sur Sebald en déclarant qu'il n'a pas été «ce gardien parce qu'il croyait par optimisme au progrès et au possible amendement de l'humanité, mais parce qu'il croyait à la force de l'acte lui-même et parce que cela lui donnait la satisfaction de ressusciter ce qui dans le langage avait été occulté et malgré tout résisterait à l'oubli» (p. 21).
Il y a peut-être, dans cet optimisme, fût-il relativement mesuré, un contresens, car je ne suis pas certain que, hormis le patient travail de la mémoire façonnant l'écriture, quoi que ce soit puisse survivre du passé dans les livres de Sebald. La douleur me dira-t-on, elle, subsiste, et je serais, oui, tout à fait d'accord avec cette remarque de bon sens, mais il n'en demeure pas moins que c'est la tentative même de Sebald qui est peut-être condamnée à l'échec, puisque le fait de dire la douleur non seulement ne l'interdit pas mais ne peut strictement rien contre le fait qu'elle se soit déchaînée. Sebald est comme un paléontologue qui a tôt fait de comprendre qu'un drame ancien a eu lieu dans le paysage à présent désertique qu'il arpente, mais il n'est pas capable de reconstituer, sinon imprécisément, au moyen de vieux os blanchis, la terrifiante réalité de l'horreur.
Ainsi, si ce n'est en effet «pas pour rien que l'écriture de Sebald est fréquemment illuminée d'images de terribles conflagrations qui, sans qu'aucune explication ne soit donnée, consument tout et laissent le monde renaître sous un voile de cendres» (Tim Parks, Le Chasseur, p. 34), je pense que c'est Ruth Franklin qui développe la thèse la plus juste sur les textes de Sebald, en écrivant que «la lutte de Sebald contre l'oubli» se termine «dans l'évanescence. L'art qu'il a créé est d'une beauté presque miraculeuse mais il est aussi fragile, aussi éphémère qu'un rond de fumée» (p. 146). C'est également ce même commentateur qui affirme que «lorsqu'un peuple connaît de très grandes souffrances, génération après génération, la douleur est inscrite quelque part dans la terre» (p. 133), mais il n'en reste pas moins que les pouvoirs de l'art, même le plus subtil comme l'est celui de Sebald, sont parfois impuissants car, quand «la mémoire fait défaut, l'art y remédie mais l'art est un raccourci, pas un substitut» (p. 135).
W. G. Sebald est un homme complexe, lui-même sujet, semble-t-il, à de longues et profondes crises d'une irrépressible mélancolie, fuyant les pièges de la célébrité (cf. p. 64, Chasseur de fantômes. Entretien avec Eleanor Wachtel), n'aimant guère le divertissement propre à l'époque dans laquelle il vit, parfois, sans doute même, ayant été confronté à des crises de profond désespoir, mais qui n'en abandonne pas moins le but qu'il s'est fixé : «J'ai toujours pensé que c'était une absolue nécessité d'écrire l'histoire de la persécution, de la diffamation des minorités, la tentative, presque atteinte, d'éradiquer un peuple tout entier» (Une poésie de l'invisible. Entretien avec Michael Silverblatt, pp. 83-4), même s'il s'empresse d'ajouter qu'il a parfaitement conscience de la quasi-impossibilité de la tâche.
En somme, et pour reprendre les termes de Michael Silverblatt, l'écriture de Sebald ressemble à une «conque dans lequel [il autorise] le monde à hurler sa désespérance (p. 90). Conque ou bien «rond de fumée» (p. 146) selon Ruth Franklin, la tentative que Sebald a poursuivie de livre en livre est d'une extrême fragilité, alors qu'il s'est voulu, selon les termes de Charles Simic, comme une «voix de la conscience, comme quelqu'un qui se souvient de l'injustice, qui parle au nom de ceux qui ne peuvent plus parler» (La Conspiration du silence, p. 150).
W. G. Sebald, héritier d'écrivains comme Gottfried Keller, Adalbert Stifter ou encore Thomas Bernard, a parlé au nom des oubliés, n'hésitant pas à plonger dans les méandres du passé, comme s'il était invinciblement attiré par une pesanteur propre à des époques dont ne subsistent plus que quelques photographies jaunies et de la poussière, cette poussière qui s'est «infiltré dans les pages pour transformer le papier en pierre» (Franchir des frontières. Entretien avec Arthur Lubow, p. 168), essayant tout de même coûte que coûte d'approcher d'une vérité aussi intermittente que discrète dans son rayonnement.

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