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08/03/2009
Futurologie de la mémoire
Crédits photographiques : Martin Bernetti (AFP/Getty Images).
«Voilà à quoi ressemblent les abîmes de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle et quand on y plonge le regard, on est saisi d’effroi et de vertige.»
W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (traduction de Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2004), p. 81.
Je dédie cette note à mes lecteurs, passés, présents et futurs.
LRSP (livre reçu en service de presse. Traduction de Patrick Charbonneau et Delphine Chartier, Actes Sud, 2009. Toutes les mentions de pages entre parenthèses renvoient à cette édition).
Si j'en crois mes notes électroniques, j'ai découvert W. G. Sebald en 2004, plutôt tardivement donc, avec De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, à la suite, sans doute, de la lecture d'un article paru dans la revue Inculte, que je n'ai achetée qu'une seule fois et uniquement parce que Sebald figurait à son sommaire. La lecture de ce livre, selon mes notes, était précédée de celles de quelques ouvrages comme Mary Burnet et autres contes de James Hogg, Histoire et Salut de Karl Löwith, L’expérience existentielle de l’art d'Henri Godard, La Main de Dante de Nick Tosches, Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus, Une autre langue de François Taillandier, Neuromancien de William Gibson et suivie de celles de titres tels que Etc. de Renaud Camus, Stalag de Jean Védrines, Les kabbalistes de la nuit de Moshe Idel ou encore Le caractère fétiche de la marchandise et son secret de Karl Marx. Je continuai ma découverte de W. G. Sebald avec Vertiges, lu l'année suivante, un livre lui-même précédé des lectures du Soulèvement contre le monde secondaire de Botho Strauss, La Divine comédie. Une entrée en lecture de Valeria Capelli, l'Exégèse des nouveaux lieux communs de Jacques Ellul, le Monde doit être romantisé et les Semences de Novalis, les Cheminements et Carrefours de Rachel Bespaloff, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue d’Hadrien France-Lanord, et suivi de George Grosz de Günther Anders, Diapsalmata de Kierkegaard, Automne allemand de Stig Dagerman, Mourir pour la patrie et autres textes d’E. Kantorowicz, Laissez-moi (Commentaire) de Marcelle Sauvageot et enfin du Chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner de Claude Romano.
Je constate d'abord que je ne dissèque pas, sur Stalker, tous les livres que je lis, de même que je mentionne qu'avec une extrême parcimonie les personnes que j'ai été amené à rencontrer par l'intermédiaire de mes textes. C'est là une impossibilité matérielle découlant d'un fait tout simple : je lis beaucoup plus vite que je n'écris et je lis bien plus de livres que je ne rencontre de personnes. Parfois, aussi, il me semble inutile d'évoquer longuement, alors que mes notes, le plus souvent, me demandent beaucoup de travail, un livre qui ne m'a pas plu. Je me contente, dans ces cas somme toute assez fréquents, de placer en exergue de telle ou telle note un passage de ces ouvrages qui seront tus et qui, pourtant, apporteront peut-être quelque utile contrepoint, un écho ou bien un éclairage subtil à un autre livre. D'autres livres, sans être mauvais, n'appellent pas l'écriture d'un texte, puisqu'une des définitions possibles d'un grand texte est de prétendre qu'il invoque une lecture qui, à mon sens, étant par nature silencieuse, n'en est pas moins réel dialogue, ou volonté de dialogue. Je sais ainsi que je ne finirai jamais de lire et de relire certains romans quitte à me taire, non point lorsque j'aurai épuisé la substance de ces livres (un grand livre est inépuisable) mais lorsque mes lecteurs, selon le danger que soulignait très justement Claude-Edmonde Magny, ne comprendront plus ce que j'écris. Une lecture véritable, l'acte critique qui en découle chez moi, sont à rapprocher, toutes proportions gardées sans conteste, de la difficulté éprouvée par les mystiques ayant tenté de relater leurs visions. Je ne résiste pas au plaisir de citer longuement ce passage (extrait d'Essai sur les limites de la littérature. Les sandales d'Empédocle [1945], Petite Bibliothèque Payot n° 122, 1968, pp. 263-4) d'un auteur injustement oublié, passage qui illustre magnifiquement les enjeux de la lecture et du travail de dissection qui en résulte : «C'est dans la mesure où notre progrès spirituel est jalonné d’œuvres imparfaitement transcendées que nous pouvons parler de celles-ci. Ainsi si je n'entrevois pas encore distinctement la ou les vérités qu'il y a dans le Bruit et la Fureur de Faulkner, c'est que je ne suis pas encore pris et comme englué dans la trame temporelle du livre. Je puis espérer qu'un jour viendra où elles se découvriront à moi avec la simplicité de ligne d'un dessin d'Hokusaï, cet Hokusaï qui précisément espérait qu'à cent et quelques années le moindre trait issu de sa plume saurait cerner l'Absolu. Il y a d'autres livres, Ulysse, par exemple, où j'ai l'impression d'entrevoir des directions, des amorces de vérités; de ceux-là, je puis parler ou écrire. Mais quand je serai au terme de l'ascension vers la vérité, quand j'aurai repoussé du pied le livre comme l'escabeau du suicidé, alors la parole me quittera comme elle a quitté Lord Chandos, comme le dessin peut-être a quitté Hokusaï le jour où l'Absolu s'est révélé à lui sans médiation aucune [...]. Ce jour-là, je serai sorti de la littérature, et de la critique, pour entrer en un autre domaine; et les quelques mots que je pourrai écrire pour exprimer ce que j'ai compris, je sais d'avance qu'ils ne seront que des allusions ésotériques à un secret indicible, coups frappés par le prisonnier aux murs de sa prison, que nul ne peut les comprendre de ceux qui n'ont pas, eux aussi, lu et assimilé Joyce et Faulkner, qui n'en sont pas au même point que moi. Ainsi, la critique, finalement, n'est utile à personne de ceux qui pourraient la comprendre et le gros livre que je viens d'écrire n'est rien que le témoignage de mon imperfection. Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique».
La lecture n'est pas une science exacte, ni même une science : la façonnent, plus sûrement que des grilles ne l'encagent, l'extrême volatilité de nos humeurs, le temps qui passe, l'office de la mémoire, lui-même sujet à tant d'influences parfois très subtiles. Une rencontre reste cependant possible, malgré son extrême difficulté, entre l'auteur et son lecteur, comme Giorgio Agamben le souligne : «s’il est vrai que toute lecture d’une œuvre doit nécessairement se mesurer à la distance croissante qu’instaure le temps entre ses divers niveaux de signification, il est vrai aussi qu’une lecture ne se donne qu’au point où semble se recomposer l’unité vivante qui faisait partie, à l’origine, de la rédaction» (1). Une lecture sérieuse est rencontre, dialogue, lequel ne peut s'affirmer et s'épuiser que par et dans le silence. Lire, c'est donc savoir que l'on peut renoncer à exposer sa propre parole, jamais refuser de recevoir celle de l'auteur.
Je remarque ensuite, mais peut-être n'est-ce là qu'un défaut de hauteur, l'impossibilité flagrante, à quelques exceptions près appartenant à l'association poétique plutôt qu'au domaine du lien logique, d'établir une quelconque cohérence dans cette modeste liste. Pourquoi avoir lu, après ma découverte de ce grand auteur, Vertiges plutôt qu'un autre ouvrage de Sebald ? Qu'est-ce qui m'a même poussé, après la lecture de ce qui est un essai assez documenté (dont on trouvera une première version dans Campo Santo), donc, a priori, une sorte d'exception dans le corpus de Sebald surtout composé de livres privilégiant la prose narrative, à lire tous ses autres livres, qui ne pouvaient provoquer la perplexité que provoqua cet essai déroutant et polémique ? Comment suis-je passé du pâle Neuromancien, qui n'a laissé aucun souvenir dans mon esprit (et dans mes notes, hormis deux lignes ayant réussi à sauver cet ouvrage de l'oubli) à De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, puis de ce livre à ceux de Renaud Camus, Jean Védrines, Moshe Idel et même... Karl Marx ?
S'agit-il, dans tous les cas, d'une obsession pour tenter de constituer, en amassant le plus possible de livres et bien évidemment en les lisant et les relisant, en colligeant des milliers de pages de notes, en me faisant la caisse de résonance des prestiges de la langue, encore énormes alors même que s'enfuit au-delà des montagnes comme l'écrit Walter Benjamin leur aura de présence, une espèce de bibliothèque non seulement personnelle mais charnelle, ancrée dans ma mémoire, ayant nourri durant des heures ou des jours mes conversations, mes faits et gestes les plus anodins, mes pensées, ayant coloré ces dernières d'un peu de leur substance et donc, partant, ayant influencé secrètement les personnes auxquelles je pensais alors, en vertu des mystérieuses correspondances qui nous lient les uns aux autres, qui nous agrègent aux livres et qui permettent à ces derniers de communiquer entre eux, en chuchotant ou bien en hurlant ?
Une phénoménologie de la lecture reste sans doute à écrire, qui déroulerait, dans un livre immense, peut-être même infini, l'itinéraire suivi par le lecteur (vers quelle direction insoupçonnée ?), accompagné non seulement des personnages inventés par l'écrivain, mais par ce dernier en personne ou bien masqué, suivi même par celui que le lecteur a été à la page 150 et qu'il ne sera plus à la page 260 ou 395. Un tel livre serait impossible, monstrueux, il saurait, littéralement, tout de nous, il le saurait même infiniment mieux que nous. Ce livre serait aussi vaste que le corps, tatoué de formules, que certains kabbalistes imaginaient être celui de Dieu. Il est donc l'objet exclusif de la quête de tout auteur ayant quelque peu sondé les tréfonds de son art, comme l'affirme Sebald écrivant, dans ses Séjours à la campagne : «Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil» (2).
Autre remarque, elle-même anodine. Je ne puis que me rendre à l'évidence : j'ai toujours lu les ouvrages de Sebald alors que j'étais en voyage, dans un état, donc, aussi particulier qu'inhabituel, d'extra-territorialité plutôt que de simple dépaysement. Archéologie de la mémoire autant que géographie, un livre s'imprégnant de l'atmosphère, du paysage dans lesquels il est lu, tout livre, s'il est sérieux, modifiant à son tour ce qui l'entoure, du moins la perception qui est la nôtre de ce qui nous entoure. Ainsi des Anneaux de Saturne, lus alors que je me promenais sur l'île de Jersey, le long de sa côte la plus sauvage, qui dès lors, j'en suis certain, ne sont pas le même livre que si je l'avais dévoré à Paris ou à Saint-Malo, tandis que j'évoquais, dans cette note consacrée à ce livre, l'impressionnant ouvrage de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, auteur et livre eux-même évoqués par Sebald dans Campo Santo (dans Avec les yeux de l'oiseau de nuit. Sur Jean Améry, pp. 143-162), alors même que je m'interrogeais sur l'acte de lecture comme je le fais dans ces lignes. Il y a, apparemment, pour reprendre un terme de Sebald, quelques impondérables (3) mystérieux qui font partie de la découverte, de l'apprentissage puis de la compréhension des ouvrages si étranges et mélancoliques de cet auteur : le voyage, parfois même l'errance, le poids des souvenirs, le dialogue avec les morts, la certitude de la destruction inexorable.
Maintenant, au moment même où j'écris ces phrases, je suis en train d'écouter la bande originale d'Angel Heart, plus précisément son dernier morceau composé par Trevor Jones et Courtney Pine, intitulé Johnny Favorite, coïncidant avec la fameuse scène où Mickey Rourke/Harry Angel, devant un miroir, prétend savoir qui il est, alors qu'il l'a oublié, qu'il a tenté de l'oublier pendant tant d'années («mais le temps, poursuivit-il, est un critère incertain, il n’indique rien d’autre que les fluctuations de l’âme» (4)) durant lesquelles il a essayé de fuir, vainement, celui avec lequel il a signé un pacte de sang, celui qui n'oublie rien puisqu'il est pure conscience et rumination éternelle, et que son cœur d'homme dupé, pourtant, va continuer de battre durant l'infinité de souffrances où il restera prisonnier des Enfers.
Les livres gardent, quelque part dans leurs pages les plus secrètes, un peu de notre souvenir, plus vivace néanmoins que celui que notre mémoire si fragile et malléable garde d'eux. Les livres gardent, comme les mains fines des aimées, quelque peu de l'odeur de notre peau et de la peine et de la joie et du plaisir qui façonnent nos visages.
C'est donc pour cela, parce que «l'incendie est toujours au-dessus de nos têtes et que depuis la terreur des dernières années de la guerre nous vivons une sorte de vie souterraine» (5) qu'il nous faut, à tout prix, protéger de notre propre folie les grands livres qui un jour peut-être constitueront le dernier témoignage, l'ultime «tentative de restitution» (6) mais sans aucun doute les plus grands, de notre présence rayonnante, lamentable, destructrice, poétique, amoureuse, éminemment charnelle, éphémère, sur cette planète moins façonnée par notre génie qu'elle ne l'a été, ne l'est et, espérons-le, ne le sera par nos livres à la si vive et féminine mémoire.
Parce que la mémoire, qui selon John Keats ne devrait pas être appelée savoir (7), comme les livres, est une arche, une «conque dans laquelle vous autorisez le monde à hurler sa désespérance» (p. 90).
Il importe que l'immense douleur des hommes ne soit point oubliée, le crime le plus obscur, l'atrocité non commentée, la vilenie impunie, la trahison la plus anodine, que quelque livre peut-être inconnu, jamais publié mais écrit à l'abri des regards par un auteur qui ne connaîtra pas, comme Sebald (8), une célébrité aussi dangereuse que méritée, il importe que quelques lignes seulement, mêmes anonymes mais un jour lues, soient sauvées du naufrage, témoignent de l'horreur que seuls les hommes sont capables d'infliger aux hommes.
Notes
(1) Giorgio Agamben, La Fin du poème (Circé, 2002), p. 57.
(2) W. G. Sebald, Séjours à la campagne (traduction de Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2005), pp. 156-7.
(3) «Peut-être chacun de nous perd-il la vue d’ensemble au fur et à mesure qu’il bâtit sa propre œuvre et peut-être est-ce pour cette raison que nous sommes disposés à nous imaginer que le progrès de la connaissance se mesure à l’aune de la complexité croissante de nos constructions intellectuelles, et cela bien que nous pressentions en même temps que jamais nous ne saisirons les impondérables qui, en réalité, déterminent notre parcours», W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne (traduction par B. Kreiss, Gallimard, coll. Folio, 2003), p. 236.
(4) W. G. Sebald, Les émigrants. Quatre récits illustrés (traduction par Patrick Charbonneau, Gallimard, coll. Folio, 2003), p. 236.
(5) W. G. Sebald, Campo Santo (traduction de Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, Actes Sud, 2009), p. 235.
(6) Ibid., p. 238.
(7) John Keats dans une lettre du 19 février 1818 à J. H. Reynolds, in Seul dans la splendeur (traduit et présenté par Robert Davreu, Points, coll. Poésie, 2009. Il s'agit de la réédition du livre paru en 1990 dans la belle collection Orphée dirigée par La Différence), p. 63.
(8) À ce titre, l'un des textes les plus intéressants de notre recueil (L’archéologie de la mémoire. Conversations avec W. G. Sebald, op. cit.) est l'étude écrite par Ruth Franklin (pp. 121- 146) intitulée Des ronds de fumée, laquelle se conclut en ces termes assez peu optimistes : «Ainsi la lutte de Sebald contre l'oubli se termine-t-elle ironiquement dans l'évanescence. L'art qu'il a créé est d'une beauté presque miraculeuse mais il est aussi fragile, aussi éphémère qu'un rond de fumée».