Borges/Sábato, Conversations à Buenos Aires (04/03/2004)

Crédits photographiques : Martin Acosta (Reuters).
À propos de Jorge Luis Borges, Ernesto Sábato, Conversations à Buenos Aires réunies et présentées par Orlando Barone (éditions du Rocher, coll. Anatolia, 2001 puis collection 10/18).

C’est à une véritable jubilation que nous convient les entretiens, tardivement publiés en français, entre Jorge Luis Borges et Ernesto Sábato. Entre le 14 décembre 1974 et le 15 mars 1975, le journaliste Orlando Barone a eu l’idée de convier les deux plus grands écrivains argentins alors vivants, l’auteur du Livre de sable et celui de Héros et tombes, à quelques entretiens hélas trop courts et peu nombreux. Cette conversation, ou plutôt ces conversations entre deux hommes aux relations complexes, parfois houleuses, n’a rien d’un échange froidement intellectuel : les deux écrivains se surveillent, s’interrogent mutuellement, s’amusent beaucoup également, et s’admirent réciproquement, cela est parfaitement indéniable. Celles et ceux qui connaissent bien les œuvres de ces deux romanciers n’apprendront rien de nouveau : tout au plus Sábato et Borges précisent-ils leur position quant à Dieu (par exemple, le mauvais Démiurge cher à Sabato, dont le triomphe sera plénier dans L’Ange des ténèbres), évoquant tous deux leur façon de créer, utilisant, pour les nouvelles de l’un et les longs romans de l’autre, la belle métaphore d’une île lointaine à atteindre, mystérieusement entrevue, riche de dangers et de fabuleuses rencontres : «Ces obsessions initiales, dit ainsi Sábato à propos de son deuxième roman, qui me donnaient le commencement et le dénouement de l’œuvre, doivent être respectées, justement parce qu’elles sont des obsessions, c’est-à-dire des visions profondes d’une réalité qu’on n’arrive pas encore à distinguer clairement» (p. 154). Bien d’autres thèmes, ou plutôt, devrait-on dire, bien d’autres sujets au sens premier du terme, sont évoqués par les deux amis, comme le tango, la solitude du créateur, la tentation du désespoir et, méditations chères à ce bizarre métaphysicien qu’est Borges, le rêve et la définition de la réalité. Surtout, je crois que l’une des caractéristiques unissant les deux visions de Borges et de Sábato est leur exécration du naturalisme et du scientisme, haine d’autant plus affirmée chez Ernesto Sábato que celui-ci a abandonné une carrière de scientifique qui s’avérait prometteuse : «De tous les modes de narration, le plus faux est le naturaliste affirme une fois de plus Sábato. Parce que la réalité est infinie et que le naturalisme ne peut la cerner complètement» (p. 158), l’auteur ajoutant que, à l’âge de l’adolescence, ce fut la lecture de Zola qui lui causa le plus de mal (Cf. p. 112). Sabato s’amuse en outre à citer le cas de la France, à ses yeux l’exemple même d’une culture qui, avec la Révolution française, a porté le rationalisme vers son épure philosophique. Pourtant, «Plus la pensée devient rationnelle, plus [la] vengeance [des furies] est cruelle» (p. 39), comme le rappelle celui qui a beau jeu d’insister sur les exemples de Gilles de Rais et du Divin Marquis (p. 179).
Je l’ai dit, le connaisseur devra chercher ailleurs son bonheur, par exemple dans les entretiens que Sábato a accordés à Carlos Catania (1), où l’auteur précise ses vues sur la crise actuelle de l’Occident, due, nous l’avons dit, à la débauche scientiste ainsi que sur la création romanesque, par exemple en écrivant des grands artistes que «leurs œuvres poussent sur le sang et le fumier de cette triste humanité, comme des statues immaculées, qui donnent la mesure des limites de l’esprit humain» (p. 47). Ce sont ces mêmes entretiens qui nous donnent du roman une définition paradoxale, rattachant ce dernier au Sacré, aux dernières traces d’un Sacré qui se meurt dans notre monde : «Ce que nous appelons, de nos jours, le roman est à situer entre le commencement des Temps modernes et leur déclin, et suit un développement parallèle à la croissante profanation des valeurs humaines» (p. 142). Peu importe au demeurant : reste, dans ces entretiens à Buenos Aires, le ton, le vibrato unique de la voix d’un grand écrivain encore vivant, sans doute l’un des derniers représentants d’une race d’écrivains métaphysiques à laquelle appartient sans conteste Jorge Luis Borges.

Note
(1) Mes fantômes (Pierre Belfond, 1988).

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