Georges Molinié, prince des cacographes (05/09/2007)

Crédits photographiques : Queensland Brain Institute.
«Ma langue est la putain de tout le monde, dont je fais une vierge.»
Karl Kraus, Pro Domo et Mundo [1912] (trad. par Roger Lewinter, éditions Gérard Lebovici, 1985), p. 134.


9edcc44de0adf98784cdc45f54fb61c8.jpgJe croyais avoir lu, en matière d'inepties verbales, de torcheculatives envolées post-grammaticales, de barbarismes mongolo-oulipiens, de zeugmatiques attelages de verbes à sémantisme vide, d'hypallageux truismes soupliniens, de métaphores synesthéphages d'une laideur diacritique, d'infatuesques et tudeux rudoiements de notre langue à bout de souffle et de coups, de sémiostylistiques épanchements de sinovie, je croyais donc avoir lu, en cette matière hélas aussi profonde que les océans de la planète Solaris (matière et planète autour desquelles, comme dans le roman de Lem, une véritable clique de spécialistes qui les étudient sans relâche orbitent), beaucoup de belles et bonnes choses, d'insignes réussites, par exemple sous les plumes badigeonnées de sottise diafoireuse de MM. Jacques Derrida, le singe savant que les douanes nord-américaines n'ont malheureusement pas mis en stricte quarantaine, Jean Bessière l'énigmatologue contrarié ou encore François Rastier le chercheur légèrement subventionné mais je dois reconnaître que jamais, jamais je n'ai eu la chance de lire un des somptueux ouvrages de Georges Molinié, ancien directeur de l'UFR de Langue française à l'Université de Paris-Sorbonne, éminent stylisticlinologue, émérite patricien de la sémantolophagie, roi des fonds où broutent quelques milliers d'étudiants et, très probablement, leurs professeurs, admirateurs discrets et sujets immodérés du prince des cacographes.
Si l'on me demandait par quel miracle, aussi, j'ai pu contourner l'obstacle pourtant de belle taille que mes professeurs de classes préparatoires m'avait tendu avec malice, justement la lecture des ouvrages dudit Georges Molinié, spécialiste universellement connu de la catachrèse anapestifuge, je ne saurais quoi répondre. La chance sans doute, rien de plus, cet aveu m'en coûte puisqu'il ne suppose point, de ma part, quelque précoce capacité de résistance à la stupidité institutionnalisée. Il est vrai que, parvenant non sans mal à éviter, grâce à mon portulan personnel, l'amer que constituait la lecture du cuistre moliniesque, je ne pus toutefois qu'encalminer piteusement mon frêle esquif sur l'îlot clippertonien colonisé par plusieurs milliers de manchots que ma carte, dûment tenue à jour, répertoriait sous le nom de Genette-Soulevent. Je tombai donc de Molynide en Derryda pour sûr, Genette n'étant qu'une sous-épigraphe presque anodine d'un texte autrement complexe, bien que fou.
De plus, absolument accaparé par la modeste tâche consistant à tenter de décortiquer, pour les soumettre à une saine analyse, les pelotes de déjection où je lis la destinée brumeuse de mes nains favoris tels que Todorov ou Kéchichian, je n'ai pu me résoudre à lire Molinié dont l'écriture infra-verbale, si je puis dire, m'a été mise sous les yeux (ou plutôt, ici, sous le nez) par René Pommier, agrégé des Lettres classiques, ancien élève de l'ENS, docteur d'État et professeur ayant enseigné vingt-deux années à Paris IV. D'habitude, les théories ronflantes de titres universitaires me font sourire mais, ma foi, je constate avec plaisir que l'empilement des diplômes n'est pas toujours le signe d'une profonde stupidité, d'une intelligence dévoyée seulement désireuse, sans doute pour se prouver qu'elle est de belle taille plutôt que de réel poids, d'aligner sagement les épreuves écrites comme autant de moutons qu'il s'agira d'enjamber les uns après les autres.
Mes chers lecteurs, quelques spécimens dangereux du sabir moliniesque vous attendent derrière cette cage en titane. Le bon docteur Moreau n'y est pour rien je crois, mais il est bien vrai que ses descendants sont beaucoup plus discrets que lui, puisqu'ils vivent désormais au milieu de nous tous et non plus à l'abri des regards, fou expérimentant sur quelque île perdue.
Je vous prie de ne point jeter à ces monstres hélas sexués des friandises, de peur que nos étranges créatures phocomèles (mais pourvues pourtant d'une gueule vorace et d'organes génitaux conséquents) ne se reproduisent inconsidérément.
Nous les verrions alors peut-être se retourner contre leur créateur, le placide docteur Molinein, et poursuivre ce dernier sans relâche jusqu'au pôle Nord, où le froid extrême régnant dans cette région, espérons-le tout du moins, immobiliserait durant des siècles l'ardeur créative des uns et la docte stupidité de l'autre.

3487a5445e7e4babef6dce91f2df8d70.jpgSpécimen 1
«Le narrateur dit au lecteur que la princesse de Clèves dit à son mari, M. de Clèves, que la reine Dauphine lui a dit (à elle la princesse) que le vidame de Chartres lui a dit (à elle la reine) que M. de Nemours lui a dit (à lui le vidame) qu'un ami lui a dit (à lui le duc) qu'une dame a dit à son mari (son histoire)», Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de la réception (PUF, 1993), pp. 79-81.

c94d35e0b0494d921a31c2e322b16ea5.jpgSpécimen 2
«le stylème est appréhendé comme un caractérisème de littérarité, c'est-à-dire comme une détermination langagière fondamentalement non informative (même fictionnellement) dans le fonctionnement textuel», La Stylistique (PUF, coll. Que sais-je ?, 1989), p. 105.



fb9034b87c37ccf681c7819b2492162e.jpgSpécimen 3
«On peut donc se livrer à un deuxième ratissage de la page, en quête de marques langagières se constituant peu à peu, par accumulation-augmentation-imbrication, à l'intérieur et au cours du tissu textuel concret en question», La Stylistique (PUF, coll. Premier Cycle, 1993), pp. 191-2.



f6448dcf8f3052dc08f6fe29b8d475e7.jpgSpécimen 4
«il convient d'associer à la considération, méthodologique, que la façon dont une discipline construit ses objets décide de l'interprétation qu'elle en tirera, la considération, épistémologique, qu'il y a distance, différence, entre l'objet et le concept, entre les formes empiriques et les constructions épistémiques», Approches de la réception (op. cit.), p. 2.


106ce3a01801ee751a74135d34dcf2f6.jpgSpécimen 5
«car, justement, c'est plus il avance que le texte devient plus nettement lyrique», La Stylistique (op. cit.), p. 177.





86189bfb7b27e6afb4b528b17d57ebb3.jpgSpécimen 6 ou prince des monstres
«L'environnement interdit une analyse selon la saisie 1 (S1), qui impliquerait ici un simple niveau I, difficile à concilier avec l'extrême focalisation introspective du narré : en revanche, cette saisie 1 (S1) serait parfaitement interprétative, avec un actant émetteur de type JE (récit à la première personne) : ce qui n'est matériellement pas le cas. Mais il ne faudra pas oublier ce sentiment (ou ce fantôme de sentiment) du lecteur. La saisie 2 (S2) est, paradoxalement, plus évidemment exclue encore : elle impliquerait une distanciation analytique très forte des héroïnes, bien difficile à admettre en l'occurrence, sans artifice de lecture assez violent. Et le modèle de la saisie 3 (S3) ? Elle permet [...] toutes les intégrations-fusions imaginables, ce qui est effectivement exigé dans cette phrase. Mais justement, l'intégration-fusion semble ici excessive : trop lisse, trop belle, et, finalement, comme se donnant presque elle-même en objet de discours. À l'intérieur de cette fusion, s'instaure comme une distanciation qui souligne à tout le moins, la manipulation d'une instance émettrice par l'autre instance (celle du niveau inférieur) : la saisie 3 (S3) ne suffit plus. Il faut pouvoir rendre compte de la fusion actantielle du type de la saisie 3 (S3), de l'impression que le narrateur (actant émetteur de niveau I, quelle que soit la stratification interne du I) est d'une certaine façon partie prenante de l'histoire racontée, et aussi de l'extériorité stylisée qui marque ce narré; ce dernier trait peut se gloser en disant que l'objet du récit est alors qu'une histoire est racontée. C'est tout ce mixte qu'il s'agit d'expliciter», Approches de la réception (op. cit.), pp. 82-3.

À titre purement informatif, rappelons que le texte ayant généré ce commentaire est le suivant : «Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait à l'intérieur de leur bouche et leurs narines», Le Clézio, La Grande vie.

Sources des illustrations :
Spécimen 1 : Aldrovandi, Ulysse (et Ambrosino, Bartholomeo), Monstrorum historia cum paralipomenis historiae omnium animalium Bartholomaeus Ambrosinus (Bologne, N. Tebaldin, 1642, cote BIUM 881).
Spécimen 2 : Boaistuau, Pierre, Histoires prodigieuses (Paris, 1566, cote BIUM 42.194).
Spécimen 3 : Liceti, Fortunio, De monstrorum caussis, natura et differentiis libri duo (Padoue, P. Frambotti, 1634, cote BIUM 6.964).
Spécimen 4 : Rüff (ou Rueff), Jacob, De conceptu et generatione hominis, de matrice et ejus partibus, nec non de conditione infantis in utero... (Francfort sur le Main, 1587, cote BIUM 71.560).
Spécimen 5 : Schenck, Johann Georg, Monstrorum Historia memorabilis, monstrosa humanorum partuum miracula, stupendis conformationum formulis ab utero materno errata, vivis exemplis, observationibus et picturis referens (Francofurti, 1609, ex officina typographico Matthiae Beckeri, impensis viduae Theodori de Bry, et duorum eius filiorum, cote BIUM 72.438).
Spécimen 6 : Paré, Ambroise, Vingt cinquième livre traitant des monstres et prodiges, Œuvres (Paris, G. Buon, 1585, cote BIUM 1.709).

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