La vérité sur le cas de M. Gracq (16/01/2008)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
19413725970_13cf32cc22_o.jpgAprès un vivant s'adressant aux morts plus vivants que nous, Guy Dupré, il était naturel que j'évoque un mort qui ne s'est jamais vraiment adressé aux vivants et qui peut-être même, à présent qu'il nous a quittés, ne s'intéresse pas aux morts qui l'entourent et le pressent de questions. La France est-elle encore vivante ?, lui demandent-ils. Ses veines sont-elles encore bien pleines d'un sang qu'eux, les morts, ont versé d'abondance ? Le fantôme de Gracq se contente de lever le sourcil, sans doute agacé par le peu de politesse propre aux façons des morts : la France est belle est bien morte, voilà la réponse de notre romancier crépusculaire, ou tout du moins elle paraît telle aux yeux de n'importe quel oscultateur peu scrupuleux et surtout ignorant des pratiques magiques. Ceci dit... Je crois plutôt qu'elle est très profondément endormie continue-t-il, par l'influence de quelque charme noir. Pour bercer son sommeil, moi, Julien Gracq, j'ai ainsi filé la corde paralysante d'histoires qui jamais ne la réveilleront de sa longue torpeur. J'ai réduit son immense empan à la surface bicolore d'un mouchoir de soie mouchant de très délicates narines. N'ayez crainte, ajoute le mage à l'adresse des pâles silhouettes, je ne vois pas de sorcier vivant assez puissant pour rompre ce charme. D'ailleurs, voyez Dupré, meilleur prosateur que je ne le suis, et surtout romancier qui n'est pas paralysé comme je l'ai toujours été, paraît encore, inexplicablement, m'accorder quelque crédit.
Pauvres morts. Je ne sais si ces derniers ont dignement accueilli celui qui les a rejoints voici quelques jours : ils ont après tout peu de temps à consacrer à ce patient exemplaire qu'est Gracq et leurs affaires sont de toute façon suffisamment importantes pour que la perspective de jouer les cicérones auprès d'un Dante de carton-pâte qui aurait mal appris la leçon de la philosophie hégélienne les enchante beaucoup. Ils s'en retournent donc, déçus de constater que ce nouveau mort n'a pas beaucoup plus de force qu'un demi-vivant, que le vivant économe qu'il a toujours été. Ils le rejettent : ce mort n'est pas mort, il va, comme Valdemar, nous apprendre quelque horrible vérité sur le royaume plaintif. Les morts demandent à Julien Gracq, en attendant d'être mort, de rester un vivant mais Gracq n'en a cure : il lui faut écrire ce qu'il a vu, et l'écrire à la façon des fantômes. De ce rejet sont nés les ouvrages d'imagination de Julien Gracq.
Le territoire (ou plutôt, dans ce cas, l'espace sans bornes) métaphysique qui convient le mieux aux pérégrinations fuligineuses de l'écrivain ? Les limbes voyons, qu'il a patiemment arpentées dès la fin des années 30 et où il a entraîné quelques grappes dolentes de lecteurs pressés de recevoir ses explications évasives... C'est sans doute le fameux Avis au lecteur écartant les drapures inconsistantes du Château d'Argol qui éclaire le mieux, c'est-à-dire de façon blafarde, l'ambition romanesque de Julien Gracq, qui écrit : «Il restait peut-être à éclairer de cette lumière nouvelle certains problèmes mal définis, mais durablement passionnants [...] et en tout premier lieu celui du salut, ou, plus concrètement [...] celui du sauveur, ou du damnateur : les deux déterminations n'étant dialectiquement pas séparables.» (1)
Inséparables certes (mais point identiques, Gracq ne semble pas s'en apercevoir qui mélange tout, le haut et le bas, le Bien et le Mal, Satan et l'ange de bonté, le plaisir et la douleur, l'inspiration et le pastiche; les savants nous assurent que Gracq n'a rien confondu du tout et que la littérature, c'est même cela : l'aimable confusion...), nos deux déterminations vont être le sujet d'une discussion entre quelque opalescent Usher devenu narrateur et son hôte démoniaquement éthéré, Herminien, «éblouissant reptile» (p. 81) accompagnant les pas d'un «docteur Faust» de guimauve (p. 42), Albert, dont il est l'«âme damnée» (p. 182), lui-même attiré par les gouffres et les belles dames sans merci qui veulent s'y jeter en lâchant de beaux vers en guise de paroles consolantes (2).
La toile de fond de cette pièce de théâtre filandreuse étant elle-même vapeur fragile toujours sur le point de se sublimer, parions qu'il s'agira pour l'auteur de nous désigner ce qu'il convient de voir sans que jamais nous ne puissions en étreindre la procrastinante surrection : ce monde qui environne un des personnages n'est soutenu dans «son existence d'une fantomatique fixité que par la tension proche de sa limite de quelque force insoupçonnée qui le maintenait par miracle au-dessus du néant» (p. 120). Quel est ce déchirement qui ne dévoile rien ? De quelle nature cette blessure qui infecte et sauve ? Cette nuit aussi lumineuse que le jour ? Cette révélation s'enfuyant vers l'horizon comme un cheval au galop parti rejoindre quelque Carcassonne qu'il n'atteindra jamais ? Nous ne le savons pas. L'art de Gracq est même de nous persuader que nous n'avons rien à gagner à le savoir. Tactique oblique, celle du diabolique selon l'écrivain, comme Gérard le rappelle dans le deuxième roman de Gracq : donner à voir un pan de peau claire sous la tenture puis nous en refuser la fraîcheur, non par ruse mais par simple épuisement. Impuissance et voyeurisme, c'est un distique aussi vieux que la littérature. Julien Gracq est le romancier qui, traversant un désert dont il ne connaît point les limites, ne se soucie pas de pointer son doigt vers quelque oasis dont la silhouette tremble sur l'horizon liquide. Boire, à ses yeux, étancher notre soif, serait même d'un vulgaire insoupçonnable si la magie prétendue de sa littérature ne faisait office d'excitant en même temps que de misérable cordial. Hélas, les romans de Gracq ne nous ont jamais permis de survivre en territoire hostile, lorsque les terres grasses de la littérature s'assèchent inéluctablement.
Gracq écrit à mesure même que le sol, sous ses pieds, s'effrite : l'impression pourrait être juste si ce n'était plutôt, à mes yeux, la force créatrice de l'auteur qui, dès le départ, manquait de tout appui et, désireuse d'escalader un Himalaya de bulles de savon, se dressait sur la pointe exquise dun seul doigt de pied. Gracq a écrit ses romans sans la moindre intention, non point de les écrire (et encore...) mais de nous mener vers quelque destination.
Bernhild Boie, dévidant sottement la trame de notre tapis transparent, peut donc, fort logiquement, faire remarquer que Gracq ayant supprimé «l'antagonisme simple et le jugement moral» qu'implique toute confrontation avec le double, seul subsiste dans son roman, en guise de «schème moteur, le concept de la polarisation, de l'unité des contraires» (3).
Alors nous comprenons tout ou plutôt, nous ne comprenons pas pourquoi Julien Gracq aurait dû s'encombrer, passant de la vie au trépas, de quelque pesant bagage invisible alors que, aériennement porté par les lectures (ou le souvenir de ces dernières) de Verne, Poe, Coleridge, Barbey et quelques menus talents du lyrisme noir, il lui était si facile de se dégager de la pesante chair, de la si rude réalité à étreindre, pour rejoindre le rivage sépulcral d'une Syrte depuis longtemps engloutie par les eaux de l'oubli.
Ainsi, sur son excellent blog, à la date du 4 janvier 2008, Dominique Autié écrit : «J'ai pris quelques journées de recul avant de revenir à ce bref article paru en ligne le jeudi 27 décembre (2007) à 19 h 02 sur le site du Nouvel Observateur : L'écrivain Julien Gracq a été incinéré, jeudi 27 décembre, au crématorium de Montreuil-Juigné (Maine-et-Loire), près d'Angers. Ses obsèques étaient simplement civiles, selon l'avis publié dans la presse locale. En effet, ses proches ont indiqué que l'auteur du Rivage des Syrtes ne se préoccupait pas de l'au-delà.
Dominique Autié poursuit : Les temps sont tels que nul ne fronce plus le sourcil à la lecture de lignes comme celles-ci. J'ai toujours trouvé glaciale la prose de l'auteur et mon imaginaire semble retors aux dispositifs inventés par le sien pour construire ses fictions. Je n'ai donc pas la moindre compétence à évaluer la dimension métaphysique de l'œuvre de M. Gracq.»

Que mon ami se rassure, je ne puis faire montre de plus de compétences, sur cette matière difficile, que lui mais je viens de relire, en luttant contre un ennui grandissant et en me demandant comment j'ai pu, adolescent, parvenir à terminer ces histoires sans vie, Au château d'Argol et Un beau ténébreux, respectivement parus en 1938 et 1945 dans une maison d'édition bien trop célèbre pour que je la nomme et qui a perdu son unique écrivain vivant de réelle valeur, tout du moins éclat. Il ne reste plus à José Corti que le recyclage d'auteurs anglo-saxons mineurs et la découverte de quelques perles noires, vite serties dans la belle collection Romantique, qui semble cependant se tarir, alors qu'une collection de poche qui n'ose s'avouer telle, Les Massicotés, ne me paraît guère vaillante. Sans Gracq, Corti va lentement, comme un mourant cacochyme, s'endormir en rêvant doucement à son ancienne gloire, l'époque, après tout récente, où il éditait une excellente critique littéraire qu'il ne prend même plus la peine de rééditer. N'ayez crainte de faire du bruit, le sommeil des fantômes est au moins aussi lourd que la digestion des vivants, puisqu'ils ne sont ni de véritables vivants ni de véritables morts.
Je ne puis m'expliquer par des motifs raisonnables l'espèce d'aveuglement ayant brûlé les yeux de la plupart des critiques, et ce depuis quelques années tout de même, dès qu'il a fallu évoquer les romans de Julien Gracq. Quelques couacs certes, dans ce beau concert d'éloges mais vite étouffés : l'argument était imparable, puisque qui n'aimait pas Gracq n'aimait tout simplement pas la pure musicalité de la littérature. L'écrivain a dû magnétiser son assistance crédule ou, plus sûrement, la plonger dans une profonde léthargie, comme Valdemar : ainsi les lecteurs de Gracq ne me paraissent, eux-mêmes, ni morts ni vivants, tant ils éprouvent de difficultés à rendre compte, d'une façon quelque peu argumentée, de leur passion immodérée. On dirait qu'ils nous parlent depuis un gouffre lointain qui déformerait leur voix : tout est vague, imprécis, réfugié dans de lointaines lectures, dans un plaisir d'autant plus cher qu'il a été perdu, l'aorasie commode justifiant la douce et doucereuse magie dans laquelle baignent les longs après-midi de lecture vivifiante. Même le légendaire silence qu'observait Gracq, ces dernières années apparemment fissuré par l'interminable ronde, auprès du vieil homme solitaire, de nains pressés de recueillir ses plus anodines confidences, même ce cocon pas vraiment étanche m'apparaît comme une imposture.
Disons donc que l'écrivain se taisait parce qu'il n'avait strictement rien à dire de plus que ce qu'il écrivait dans ses livres, et que cette quantité de phrases, surtout romanesques, était elle-même de peu de poids. Je vois Julien Gracq comme le plus parfait des réalistes, loin de l'image sotte de quelque mage s'appropriant les recette de l'élixir de nonchalance décadente : l'homme connaissait mieux que nul autre ses limites et, en conséquence, se taisait. Sagesse louable. Il savait ainsi qu'il n'avait jamais été un romancier : au moins aurait-il pu se contenter de nous faire descendre dans les douves peu profondes d'Argol sans prétendre ensuite aérer nos esprits fiévreux sur les plages vides où quelque beau ténébreux, sottement confondu avec le démon, déclame son ennui de vivre. Paraphrasant une déclaration de Gracq, je pourrais ainsi écrire que pour tout dire, on a rarement en France autant parlé des romans de Julien Gracq, en même temps qu’on y a si peu cru.
Car Julien Gracq, peut-être excellent professeur de géographie, styliste impeccable (trop souvent surestimé néanmoins), grand lecteur, bon critique n'est évidemment pas un romancier. Lui-même le sachant, il n'a absolument rien abandonné, il n'a pas jeté au feu ses rinçures, contrairement à la légende que colportent les imbéciles qui, ne sachant eux-mêmes ni lire ni écrire, tentent de faire frémir une peau délicate avec les onguents du conte gothique qu'ils pensent avoir reniflés dans les livres du maître malicieux qui, en guise de lectures, en savait bien plus qu'eux bien évidemment. Qu'ils lisent Melville et Hawthorne plutôt que Gracq, De Quincey et Stevenson plutôt que le très morne romancier du Rivage des Syrtes : c'est le message même que chacun des livres de Gracq semble vouloir nous faire comprendre.

En guise d'épilogue, Florent Georgesco qui dirige La Revue littéraire publiée par Léo Scheer, ne m'en voudra pas de publier la partie de son dernier courriel relative au cas Vald... Gracq.

5 janvier

«[...], cher Juan [...].

J’ai lu votre papier sur Gracq, qui éclaire et approfondit utilement la position exprimée chez nous [référence faite au blog des éditions Léo Scheer], que je trouvais un peu courte. Je la comprends très bien, mais je ne la partage pas, ou peut-être, plus exactement, avons-nous le même genre de sentiments à sa lecture et leur donnons-nous des valeurs différentes. Beaucoup d’écrivains répètent le memento mori, le néant est une des tartes à la crème de la littérature, aussi n’est-il qu’un mot (un apparat seyant de mots), un flatus vocis comme disait Ockham. Mais combien sont capables de nous en imposer la certitude, et de nous le faire éprouver ? Gracq est de ce petit nombre à mes yeux, dans certaines fulgurances (je regrette de ne pas avoir Le Rivage des Syrtes sous la main, j’aimerais vous en citer une page, en particulier, qui suffirait à sa gloire), et plus encore sans doute dans la lenteur et la flamboyance calme de sa phrase, dans son art de la description (qui, du point de vue de la littérature seule que vous évoquez dans votre article, suffit lui aussi à sa gloire: il doit y avoir des thèses sur la description chez Gracq, j’espère qu’elles montrent ce qu’elle a de radicalement unique), dans sa géographie tout ensemble grammaticale et physique (les propositions déroulées comme des paysages). Nous sommes avec lui dans un monde toujours sur le point de se débarrasser de l’homme, de l’engloutir, un monde qui se suffit, où l’homme n’est en réalité déjà plus présent, ou comme un détail, ou une écume. La dissipation de cette écume : c’est tout Le Rivage des Syrtes. Aussi suis-je bien d’accord avec votre mot : le vide l’emporte, mais ce n’est pas le vide d’une littérature belle et gratuite, c’est le vide central dans la poitrine des mortels, qu’une littérature ne peut assumer si elle n’a pas quelque chose à voir, malgré tout, avec une forme de grandeur.
Tout cela jeté un peu à l’emporte-pièce, pardonnez-m’en, mais vous me comprendrez à peu près, je suppose.

Amitiés»,

Florent.

Ma réponse :

«Merci cher Florent [...].

Sur Gracq : je relis ses trois premiers romans et je m'endors chaque nouvelle page tournée.
D'accord sur votre analyse dont je ne partage néanmoins absolument pas la visée : l'homme est au centre de l'art, donc de la littérature et une littérature (ou un art) qui prétendent se passer de l'homme, même en décrivant dans la plus belle des langues les plus infimes paysages de nos contrées, les mouvements d'écriture les plus fins, est purement et simplement une aberration ou alors, un excercice de style, du reste dûment pratiqué par Ponge ou Caillois.
Aberration redoublée par le fait que les romans de Gracq prétendant nous conter par le menu la lente disparition de l'homme s'adressent à des hommes je crois.
Gracq aurait donc été génial s'il n'avait publié aucun de ses textes, les préservant jalousement, à l'abri de tous les regards, dans quelque malle ouverte puis déballée après sa mort, à la stupéfaction générale : éh oui, là encore, ce seront toujours, du moins pour quelques années encore, des yeux d'hommes qui liront des textes ayant prétendu se passer d'yeux d'hommes...
Regardez Ouine (encore une fois, mais il y a aussi les romans de Broch ou de Musil, au choix) : le vide est bien le centre absent du roman, ce qui n'empêche absolument pas Bernanos de s'adresser aux hommes, de les mettre en garde puis de tendre un doigt décharné leur montrant la brume compacte et fuligineuse qui s'avance sur l'horizon et masque déjà le soleil couchant...
Elle est déjà là d'ailleurs, voyez comme elle nous empêche de nous voir : voilà les mots que lance le Grand d'Espagne.
Rien de ce qui concerne l'homme ne devrait être indifférent au créateur, un homme après tout, surtout lorsqu'il a d'abondance reçu, comme Gracq, les talents pour en chanter la geste infinie.
Amitiés.»

Notes :
(1) Au château d'Argorl (José Corti, 1988), p. 8.
(2) Les dernières paroles d'Allan sont elles-mêmes d'une originalité poussive : «Qu'on m'enlève à tous ceux que j'aime. Maintenant, Christel, adieu. Tout est dit» (Un beau ténébreux, José Corti, 1989, p. 256).
(3) Notice de Bernhild Boie au Château d'Argol (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989), p. 1136.

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