La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 4) (05/04/2008)
Crédits photographiques : Jack Delano.
La Ville..., 1.
La Ville..., 2.
La Ville..., 3.
L'enfer des villes, proclame le cliché : il serait plus juste de dire, la ville, l'enfer. On ne compte plus les pages écrites là-dessus, ni les toiles sombres peintes : une théorie d'écrivains du laborieux XIXe siècle qui a sonné la mobilisation totale, qui paraissent s'être donné la main, marchent et avancent péniblement pour ramener à la surface, comme le flambeau d'un Prométhée souterrain, le suint poétique de ses égouts colossaux, font comme une couronne de douleur sur le front du grand malade occidental, les pieds gangrenés par la neige qui fermente au dégel des toundras maigres, les mains crispées aux barreaux de l'échelle du Nouveau Monde, où il a cru quelque temps trouver du nouveau, entendre parfois, lorsque se taisait la voix de vierge de la terre nouvelle, envoûtante comme le chant des sirènes, les échos d'une musique en Europe oubliée, comme le chant fragile, la plainte à peine audible d'une petite fille chantant sous les corps morts de milliers d'hommes, le sang des sacrifices, où il a cru voir parfois, dans le poudroiement doré des vieilles prophéties, les colonnes prestigieuses du cinquième Empire étreint en rêve par Dominique de Roux, Pessoa, Camoëns et le Père Vieira. La ville, le dernier trou en somme, non plus la tour mais la fosse de Babel, le trou devenu plein, le béton gigantesque promu au rang d'impalpable réalité, la fosse de sédimentation où le plancton noir de nos prières se dépose comme une litière épaisse sur laquelle germent les derniers martyrs, l'ultime malebolge confiné dans l'éclatement de ses verticales fugitives, hautes cimes vertigineuses fuyant vers le Ciel (une coupole inversée en somme, où les mouches ivres bourdonnent comme des étoiles) jusqu'à le toucher dans un temps tout proche qui produira, l'instant érectif d'un tremblement de paupière, une rencontre terriblement attendue, inédite même à la prunelle des anges qui sont pure vision ! Alors, peut-être, oh !... alors peut-être Georg Trakl sera-t-il en paix, et la longue file pâle d'ombres qui le suivent, au moment où les deux lames, les deux lèvres de cette bouche dressée vers le ciel, comme la levée inespérée de deux aurores, à l'instant de la mort du dernier homme, dans les hauteurs éclabousseront le dernier front tendu vers l'ardeur ?
Comme des chiennes elles sont avides — quoi, les hautes cimes vertigineuses ? Avides d'espoir et attentives, patientes oui... aussi patientes que le vide devant l'Être, autre gueule vorace. Attentives à la moindre parole qui donnerait un sens à leur trajectoire infinie... Avides ? Avides d'un mot peut-être ?... Moins, d'une syllabe, pas même ! Avides du simple hochement de tête de l'idiot, du signe inachevé du moutard bavant d'émerveillement compréhensif. Mais le mot ne vient pas, nulle bouche pour le prononcer, pour le dire, pas une seule mémoire d'ailleurs pour s'en souvenir, pour se rappeler sur quel air facile se jouait la chanson... J'en suis absolument certain : des femelles de molosse, affamées depuis trois semaines, leurs dents pointues raclant les tiges de leurs cages — ces chiennes sont enfermées car la nécessité de ma métaphore impose que l'espérance soit, non pas, comme le binocle du bien-pensant pourrait le lorgner, une prisonnière mordant les barreaux de sa cage, ou mieux, une chienne plaintive, mais la cage qui enferme et emprisonne —, leurs griffes entaillant les murs, ces femelles donc, ces insupportables maigreurs dont l'échine décollée se balance de droite et de gauche lorsqu'elles relèvent la tête et fixent sans le voir le ciel, à qui on présenterait un morceau saignant de viande, j'affirme que de tels monstres étiques se jetteraient avec moins d'avidité sur la carne malpropre, la dévoreraient avec une moins inquiétante et avare joie que ne le feraient les parallèles voraces dressées par les hommes, qui, hurlantes dans les béances qu'elles lacèrent de leurs bonds, gourmandes des gouffres noirs, comme une meute de chiennes lancées sur les traces de l'Évadé, bondiraient sur lui pour le dévorer. Amos déjà, comme un chien errant et fatigué jeté sur tous les chemins de la peine poussiéreuse, tentant de rejoindre son maître comme El Hadj, annonce la recherche sans espoir : «On ira titubant d'une mer à l'autre mer, du nord au levant, on errera pour chercher la parole de Yahvé et on ne la trouvera pas !»
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