De l'art de la dissection : réponse à Olivier Noël (22/05/2008)

Photographie de F. Javier Alvarez Cobb, extraite de la série intitulée Autopsia, en référence à ce blog.


Retenons, du premier compte rendu d'Olivier Noël, la seule critique réelle adressée à Maudit soit Andreas Werckmeister !, à savoir, son «indécise oscillation entre essai et fiction».
Le reste du texte d'Olivier étant une paraphrase plus ou moins déguisée (à vrai dire, pas même déguisée : notre ami a au moins cette honnêteté toute simple de citer sans fard, à la différence des indigestes et aigrefines critiques journalistiques qui retranchent les guillemets et alignent des signes qui ne sont pas les leurs), le reste donc, étant in fine simple paraphrase, nul ne m'en voudra d'évoquer ce seul point puisque, lorsque Noël cesse de citer mon ouvrage, c'est pour écrire que «La parole d’Asensio en effet, sitôt incarnée par son narrateur, sitôt mise en fiction, se désincarne et revêt les atours agressifs du critique littéraire, alors même que pour faire mouche, son idée directrice exigeait d’être pleinement assumée comme brûlot polémique, ou, mieux, véritablement incorporée

Cher Olivier, tu es bien assis, oui ? Au premier rang je vois, c'est bien ! Ainsi, tu ne rateras rien de cette petite dissection menée dans les règles de l'art. Tu pourras même en faire un compte rendu. C'est une leçon... de choses en somme, comme on disait dans le temps.
C'était tout de même le but de mon petit livre, permets-moi de te le rappeler ou de te l'apprendre. Lequel ? Montrer, justement, que je ne suis pas un écrivain mais un critique littéraire, ce qui est déjà beaucoup, ce qui est peut-être même une tâche colossale, à condition de s'entendre (comme toujours) sur le poids de ce qui se cache et se révèle derrière ces mots banals. Sébastien (Bret, je suppose), dans l'un des commentaires de note, a eu raison de remarquer que la conception que je me faisais du rôle d'un critique littéraire ne pouvait être rien de moins que sacrée, en dépit même des ordures que, parfois, souvent, trop souvent, il est amené à lire. Ces ordures témoignent encore, malgré elles, pour ce qui les dépasse de toutes parts et les annihile en un milliardième de seconde, comme les grands textes témoignent de ce qui les soulève et les porte sans les détruire. Cherchez-LE dans les ordures, gueulait à peu près le désespéré de Bloy.
Poursuivons je te prie, je vois que tu prends des notes. Ta récompense sera de pouvoir, en ma présence et devant la classe tout entière (ainsi que tes amis Bruno qui tente de concilier Husserl et la métaphysique du ballon de basket, Pierre avec son exemplaire de La Chartreuse de Parme maculé de taches suspectes et cet étrange phocomèle nervalien, palmé et qui transpire un sirop verbal malodorant... Hum, tu es bien certain de le connaître ?), procéder, je le disais à la dissection d'une grenouille. Quoi, pourquoi soupires-tu en me faisant cette tête d'androïde non lubrifié ? Mais voyons... Il ne s'agit pas de n'importe quelle grenouille mon cher mais bien d'une grenouille tout spécialement créée pour toi, une transgrenouille en somme, que j'ai eu le plus grand mal à obtenir, après avoir fait savante et rusée pression sur mon distingué confrère, le Docteur Moreau, ce diable d'homme à l'esprit quelque peu dérangé mais quel savant n'est-ce pas !
Oui, je reviens à notre sujet de dissection, mon propre livre que tu as si mal... vite me dis-tu ? D'accord, vite lu, sans y voir tous les petits signes que j'y ai laissés, pour des lecteurs subtils. Moi qui m'attendais, de ta part, à des trésors d'introspection, de très riches et colorées coupes d'organes et d'entrailles, des gloses cascadantes de virgules, des almagestes érudites sondant les profondeurs de mes points d'exclamation, j'ai été bien récompensé par ta cavalcade critique menée sur dos de rossinante, vraiment.
Comment, c'était notre question, montrer cela, cette radicale absence de prétention ou plutôt : le fait de ne pas me revêtir d'habits qui ne sont pas les miens ? Peut-être, justement, en ne gommant pas trop radicalement les jointures, les coutures liant, maladroitement je l'admets bien volontiers, une partie fictionnelle à une partie davantage théorique : la maigre cheville que j'utilise, la présence d'une bouteille d'alcool (ainsi qu'un autre indice troublant, ne gâchons pas le plaisir de mes futurs lecteurs) est un poncif au moins aussi usé que la plume de Philippe Sollers. Un poncif employé en toute connaissance de cause, comme il se doit. Donc, pas d'hésitation à avoir, pas de doute sur la véracité des faits indiqués par l'auteur, hésitation et doute étant les signes indubitables, selon Tzvetan Todorov que tu as lu bien évidemment (l'un de ses rares bons livres; il y en a de plus mauvais), que nous sommes en présence d'un texte appartenant au registre du fantastique. Rien que de très connu, rien que je puisse, vraiment, ignorer, même en supposant de ma part une inattention prolongée de plusieurs mois, même en affirmant que je n'ai point été l'auteur de la note récente consacrée au roman de Thomas Glavinic, Le travail de la nuit qui, tout entier, est bâti sur cette hésitation.
Car enfin mon ami, n'est-il pas assez facile tout de même, avec un tout petit peu de métier et surtout beaucoup de lectures (j'espère que tu ne contesteras pas ces deux points, surtout le second, me concernant) à la portée de n'importe quel étudiant en première année de lettres, de trousser une jolie petite nouvelle à la manière de Poe, Hawthorne ou Borges ou même, comme le fait ton ridicule ami à bec mielleux dont le nom véritable est le secret le mieux gardé depuis celui de la descendance illégitime du Christ, à la façon de Nerval ? Crois-tu vraiment, mon indéfectible Sancho trop attaché à son bardot matérialiste, que l'écrivain que je ne suis pas n'avait tout de même pas la ressource, au bout d'une bonne vingtaine de lectures de son manuscrit étalées sur plusieurs mois, de corriger ce grave défaut, bien évidemment visible comme le nez de Don Quichotte au milieu de sa triste figure ?
Mon étonnement se mue en incompréhension lorsque je lis la phrase suivant immédiatement celle que je viens de citer sous ta plume. Cette phrase me prouve que, si tu as bien lu mon livre, tu n'as en revanche tiré aucune conclusion de cette maladresse volontaire (mon échec est patent : comment aurais-je dû écrire cela plus clairement ?). Tu écris donc, me citant de nouveau : «On comprend ce qui a pu motiver pareille prudence («[…] mon échec est patent, je ne parviens pas à écrire ce livre qui ne peut-être lui-même que monstrueux», p. 88) : passer de l’essai à la fiction, c’est non seulement se mettre à nu, tendre le fer pour se faire battre, c’est se confronter à ses propres maîtres, mais c’est encore laisser sa parole s’échapper, divaguer et n’en faire qu’à sa tête. Prendre des directions que vous ne soupçonniez pas. Et, à son tour, construire une œuvre, dont ce livre atypique ne présente que les linéaments.»
Je serai volontairement ironique, voire franchement moqueur, en relevant ta conclusion, te répondant : non, vraiment ? Sans blague ? Écrire de la fiction, c'est donc se mettre à nu ? Alors, quoi, la critique d'un texte n'est ainsi plus que le rhume passager d'une idole de glace ? L'impossible érection d'un faune enfermé dans son marbre depuis des siècles ?
Écrire de la critique littéraire, en donnant bien sûr toutes les clés de sa propre vision de ce que doit ou devrait être la littérature et ladite critique, ce serait donc ne pas tendre sa joue et faire, comme le très catholique Patrick Kéchichian, contre mauvaise pénitence brûlot ouaté, philippique tendre, écrit de combat pour soldat de sucre vanille, crucifixion de salle de rédaction ? A contrario, écrire une fiction, crois-tu donc vraiment, cher Olivier, que ce n'est que se laisser emporter par les flots, prendre des directions ou des chemins qui ne mènent nulle part, alors même que les brouillons des romans les plus objectivement fous et indociles montrent, de la part d'un Bernanos, d'un Faulkner, d'un Joyce, d'un Conrad, d'un Melville, des centaines, des milliers de ratures et d'hésitations, des années de travail non pas transhumain mais, proprement, surhumains ? Je doute que les heures de pure inspiration, si tant est qu'elles existent, représentent plus de quelques centièmes de secondes noyées dans une masse colossale qui, elle, bloc de douleur granitique, est la mise en forme de l'informe, sa lente, méthodique et acharnée gestation dans l'esprit et le corps de l'auteur.
L'image d'Épinal que tu emploies, apparemment sans mesurer son extraordinaire ridicule, n'est pas seule en cause. Il y a plus. Je m'insurge, Olivier, quitte à jouer mon petit Julien Benda gueulant contre les Byzantins des lettres, contre cette vision éminemment romantique de la création et, pour le dire en un mot : également sotte, en plus d'être fausse. Bien sûr qu'elle existe et qu'elle produit même la majorité de ces textes sans autres saveur ni odeur que celles d'un préservatif que leurs ridicules auteurs-eunuques ont tort de confondre avec le délicieux fumet de l'art, alors qu'il ne s'agit, tout au plus, que de brouillons habilement vendus par quelques marchands de saucisse régurgités sans talent par leurs petits clébards dûment récompensés, les journalistes.
Et puis, toi qui affirmes que Julien Gracq avec sa Littérature à l'estomac (ouvrage que je cite d'ailleurs, je le tiens en très grande estime, tu dois le savoir) est allé plus loin que moi dans la dénonciation de la littérature contemporaine, n'as-tu vraiment pas pris conscience de ce léger détail que je soumets à ta sagacité : j'ai justement refusé de jouer au romancier que je ne suis pas, ce que Gracq, lui, n'a pas hésité à faire, avec le résultat vaguement plaintif que l'on sait ? Tu me diras, il n'a écrit que trois romans... Oui, tant mieux, trois romans de trop, alors que le génie de Gracq (trait que je n'ai jamais contesté) a toujours été la notation fulgurante, qu'il s'agisse de la description d'un paysage ou d'un livre bref, la forme fragmentaire.
Connaissant mes forces, n'ignorant rien du périlleux chemin que j'ai entrevu bien des fois, en reculant systématique d'effroi à l'idée de franchir le seuil, je ne puis qu'indiquer la route à suivre. À qui ? Bonne question. Jules Monnerot l'écrivait déjà dans un essai remarquable (que Gracq, à juste titre, tenait en grande admiration), La poésie et le sacré : «Mais lorsqu’on parvient, ne fût-ce qu’un instant, sur cette cime rase, dans cet air raréfié, patrie de tout ravage où tant d’autres ne pourraient pas monter parce que leurs organisations débiles sauteraient en pièces à la figure de leurs dieux machinaux, on connaît que sans l’existence d’hommes capables de mettre simultanément en échec l’économique et le collectif, la vie humaine se dégraderait de proche en proche jusqu’à sombrer dans un type d’organisation plus uniformisé et mécanisé, un autre règne» (Gallimard, 1949, p. 162).
Et puis, Gracq a stigmatisé un système, celui de la publicité, sous toutes ces formes ondulatoires, de la littérature. Cette critique, chez moi, n'est que seconde puisque, pardon de te le rappeler ou j'en ai peur de te l'apprendre, mais je tente de m'attaquer à la source de cette capilotade bien réelle. Tu ne sembles pas avoir compris que le blanc, le trou, bref, l'aporie de mon propre texte signifiait non seulement mon échec mais aussi celui de tout auteur qui, tu as raison de railler ce point, tenterait benoîtement de remonter à la source puis de se désaltérer à ses eaux prétendument limpides. En fait chimériques.
De nouveau, je ne fais que me répéter, reprendre pour la développer mon analyse du rôle du critique littéraire, exposée en introduction de ma Littérature à contre-nuit. Tu me permettras de citer quelques-unes de mes phrases extraites de ce livre ? Voici : «Ainsi, mais après combien d’années de recherche peut-être infructueuse, combien de tentatives avortées et peut-être même le risque, consenti, à tout le moins entrevu, de la fermeture de l’herméneutique en cercle hermétique , ce patient déchiffrement devrait au moins nous permettre d’affirmer que c’était le cœur (sa conscience eût dit, prudemment, l’École de Genève avec un Béguin ou un Poulet) de l’artiste, romancier ou peintre, que nous voulions sonder plus que ce qu’il avait écrit ou peint. Considérées de telle façon, ces pages ne peuvent donc qu’avouer leur échec. Je ne sonde pas les reins et les cœurs. Reste que nous sommes ici, avec cet aveu qui paraîtra peut-être ridicule, à des années-lumière des jeux pour singe savant que goûte toute une partie – certainement, encore, la plus influente – de la critique contemporaine, celle par exemple dite derridienne ou bien déconstructrice contre laquelle un George Steiner n’a jamais de mots assez durs [lui qui] affirme que ces procédés décriés d’analyse textuelle souillent, littéralement, la beauté des textes étudiés, qu’ils sont des crimes contre l’esprit, ni plus ni moins, puisqu’ils posent comme conclusion que le sens du texte, si même il n’est pas déjà prétentieux de supposer ce dernier, est à jamais flottant, indéfini, libre de toute amarre, en somme inexistant.»
Vois-tu, cher Olivier, je ne me suis jamais imaginé être un écrivain même si, bien sûr, beaucoup de mes textes pourraient témoigner en ce sens, qu'importe. Même si, contrairement à tes cris faussement scandalisés, un auteur a tout à fait le droit de défendre contre les critiques fausses, idiotes ou, comme c'est le cas de ton compte rendu, superficielles et réductrices. Ce terme d'écrivain d'ailleurs, comme tous les autres, est galvaudé par une clique d'imbéciles tout juste bons à inaugurer les cocktails et à lécher le derrière des journalistes et des attaché(e)s de presse. Je ne me vois, si tant est que je me voie endosser quelque rôle, que m'affublant du paletot du lanternarius décrit par Carlo Ossola, à la fois «sobre et silencieux qui observe et garantit la cérémonie, en restant aux marges du banquet ; et qui a le devoir, et la responsabilité morale, de reconduire – après le repas du texte – les convives chez eux : l’accessus et le discessus lui appartenaient. Connaisseur de la nuit, complice également (c’est le sens figuré du terme latin), il savait quand le festin se terminait […], et une petite bougie suffisait à montrer le chemin derrière lui.» (1)
Connaisseur de la nuit, cela me va.
Poursuivons, la lumière de ma lanterne je crois suffira à nous ouvrir le chemin. Le phocomèle nervalien est retourné à sa flache doucereuse, Pierre à son cabinet d'études ou de toilettes, c'est apparemment la même chose et Bruno boude parce que l'arbitre l'a sorti du terrain de jeu. Tant mieux, j'aurais ainsi toute ton attention.

Sur ton second compte rendu, que dire ? Évitons de souligner autrement que fort légèrement l'étrange misogynie de certaines remarques lues dans ce texte ou ses commentaires. Évitons de moquer comme tu le fais les propos de Jérémie Sok ou Carmen Muñoz Hurtado : je te dirai que les toutes simples remarques du premier vont plus loin que tes plus fines intuitions sur mon texte. Je pourrais te dire que tu fais, un peu trop facilement donc bêtement, de Carmen Muñoz Hurtado une ravissante idiote déchirant sa robe pour se jeter dans les bras de son idole et n'ayant de surcroît (cela va de pair) rien compris à mon texte. Carmen, pourtant, écrit ceci : «Tal vez usted no ha entendido algo, entre el agujero negro y el resto del Universo hay una región que la física cuántica denomina horizonte de sucesos. En Maudit soit Andreas Werckmeister ! también existe ese horizonte, mi señor, sin embargo, si no logramos salir de las entrañas del monstruo, como logró hacerlo Jonas, seguiremos creyendo que la ballena es el mejor escenario para nuestras miserias, incluso aquellas que bautizamos como literatura. Si el verdoso cadáver [...] produce náuseas, debemos concederle a este escritor la capacidad de habernos recordado que, para que Jonas se libere, la ballena debe vomitarlo (je souligne).» En d'autres termes, Carmen a compris, tout comme Jérémie évoquant mon propre déchirement, l'intention éthique de mon livre qui, je traduis ses propos aussi directement que non fidèlement dans une langue que tu liras plus facilement que l'espagnol j'en suis certain : si toi, Olivier Noël, tu avais réellement compris l'intention de mon maudit Andreas Werckmeister , tu te serais jeté immédiatement sur une feuille de papier pour la noircir de ta création romanesque !. Comment n'as-tu pas vu cela ? Comment n'as-tu pas vu que mon rôle consistait justement à m'effacer derrière celle ou celui, le créateur, qui doit être en première ligne, à n'être que l'aiguillon, l'écharde dans la chair... soyons réaliste, dans la conscience, de celle ou de celui qui crée vraiment ? Je ne sais ce qu'est au juste le transhumanisme, ne connaissant que fort imparfaitement l'humanisme mais je conseillerai à son plus digne représentant, à tout hasard, de me lire plus calmement, plus humainement et surtout de ne pas me lire comme un auteur de science-fiction contrarié ou raté...
Revenons donc à ton second texte, dont je cite les toutes premières lignes : «Réagissant il y a quelques jours à ma critique de son livre Maudit soit Andreas Werckmeister !, notre ami Juan Asensio évoquait «le texte sans concessions (tant mieux) de Noël, qui n'a pas vraiment relevé la dimension religieuse de mon livre (ce qui est normal, chez lui) et s'imagine (ce qui est plus étonnant) que je ne parle que de métaphores lorsque j'évoque le mécanisme de certains romans». La «dimension religieuse» du livre ne m’a pas échappé en vérité, mais précisément, elle est moins d’essence religieuse, cette dimension, que mystique. Or ce mysticisme induit par la théorie de la littérature-trou noir, n’a nullement besoin d’être rapporté en termes religieux ! La notion même de trou noir, du moins pour qui a lu Stephen Hawking et Jean-Pierre Luminet, se passe fort bien du vocabulaire et de la symbolique chrétiens pour produire son effet de vertige (onto)logique.»
J'ai quelque difficulté, en premier lieu, à comprendre comment le Noël plus biblique que tous les prophètes juifs réunis (je suis allé un peu vite : c'était donc, effectivement, anormal...) lorsqu'il évoque La Route de Cormac McCarthy, quitte à tirer du plus anodin de ses éléments un embrasement capable de faire pâlir le triste feu d'artifice de l'Apocalypse, n'a point daigné commenté cette dimension de mon livre. Que tu ne sois pas d'accord avec une orientation métaphysique ou religieuse exprimée par un auteur est une chose que je comprends parfaitement. Que tu fasses l'impasse sur l'un des éléments essentiels susceptibles d'expliquer un texte en est une autre qui ne porte qu'un seul nom : une erreur de jugement, d'abord de lecture, une double erreur donc.
J'ai ensuite tout autant de difficultés à comprendre par quel truchement une expérience mystique pourrait se concevoir sans quelque recours a minima au vocabulaire religieux, y compris, dans mon cas, chrétien puisque, si mes souvenirs de premier communiant sont bons, le verbe est le Verbe n'est-ce pas ? Jacques de Guillebon, qui discrètement s'est assis au troisième rang, branle gravement du chef, je dois donc ne oint me tromper. Ensuite, pour qui a lu les ouvrages de MM. Hawking, Luminet et quelques autres astrophysiciens, le constat est facile que l'on peut porter sur de pareilles tentatives : pratiquement jamais, ces auteurs s'autorisent des digressions vers la sphère religieuse, si ce n'est de façon prudemment métaphorique. D'ailleurs, pourquoi le faire puisque la description de la théorie des trous noirs n'a nul besoin d'un vocabulaire qui ne serait pas celui, seul, de la science ? Tu as raison sur ce seul point : la simple évocation de la théorie du trou noir est, par elle-même, absolument fascinante.
Or, je n'ai pas tenté, n'étant pas un scientifique ni même un vulgarisateur scientifique, de copier MM. Hawking et Luminet : mon narrateur (pas moi Olivier, pas moi, quelle grossière erreur ! : mon narrateur) affirme tout bonnement que le rapprochement entre certains romans et le fonctionnement supposé des trous noirs lui avait sauté aux yeux, comme une évidence, nullement en guise de métaphore à manier avec prudence par de sourcilleux professeurs de lettres ou d'éventuels critiques hâtifs !
Expérience mystique ? Bien sûr, à sa façon vacillante, oscillante puisque, comme je le rappelle en exergue principale de mon ouvrage par la voix du grand Hamann (Aesthetica in nuce), «ici, nous [ne] vivons [que] de miettes. Nos pensées ne sont que des fragments. Et on peut même dire que notre savoir n'est qu'un patchwork.» Tout ce petit livre, par la multitude de ses références avouées ou cachées (relativement, du moins pour qui sait lire) peut se lire comme une redite (originale, je ne sais) du vieux drame d'un monde et d'une parole privés de Dieu. Que je Le cherche par l'entremise de l'art, singulièrement de la littérature, t'imagines-tu, cher Olivier, que je sois dupe quant à l'issue d'une quête que bien d'autres avant moi ont tentée ?
Il s'agit donc de dire l'expérience mystique ou, pour donner une orientation kierkegaardienne (déjà implicitement présente par la citation de celui qui fut le maître du Danois, Hamann), de sonder la validité du discours de l'homme qui prétend avoir eu une expérience mystique. Bien sûr, l'accusation de folie (ou de passagère ivresse) plane au-dessus de sa tête.
Une façon de figurer (et figurer, c'est déjà dire n'est-ce pas) cette impossibilité de proférer l'ineffable, pas la meilleure peut-être, était, comme je l'ai fait, d'accentuer le hiatus entre fiction et essai qui te gêne tant puisque tu écris : «Maudit soit… n’est pas un essai à proprement parler; il préfère l’évocation poétique, l’image du trou noir, à une description clinique, universitaire, de mécanismes que pourtant il entend éclairer, et se coupe naturellement d’un commentaire théorique digne de ce nom. Et, ainsi que j’ai tenté de l’expliquer dans mon compte-rendu [sic], Maudit soit… ne fonctionne pas non plus en tant que fiction.»
Diable, autant écrire que mon petit livre n'existe pas puisqu'il ne fonctionne ni comme histoire ni comme description clinique d'un phénomène scientifique ! D'où vient cette gêne ? Bien évidemment : du seul regard esthétique que tu as porté sur mon texte. Bien évidemment encore, celui-ci est primordial, essentiel, séminal oserais-je dire : m'incommodent au plus haut point les lectures des pucelles et des curés en habit de ville qui croient voir la Sainte Trinité dans la fiente d'un pigeon ressemblant vaguement à une colombe mais, tout autant, m'insupportent celles qui, du jugement esthétique, font un dogme. Tes critique m'avaient pourtant toujours paru tenter de s'aventurer sur les terres s'étendant au-delà des plantations de patates douces de l'esthétique... À moins que tant de tes textes, les meilleurs puisqu'ils dépassaient tes propres limites herméneutiques, ne soient restés qu'esthétique encore, à peine voilée : jeu de l'esprit.
Et puis, que je sache, à lire tes notes, vraiment impressionnantes (même si les menace, comme toujours, le danger d'une surinterprétation), sur un excellent roman que je n'avais fait que signaler, L'Enchâssement de Ian Watson, je me dis que tes analyses pour le coup théoriques n'ont pas franchement besoin, pour s'étendre, d'un support autre que purement fictionnel. Le compte rendu de mon livre, que je ne prétends ni grand ni petit mais simplement honnête et, quoi que tu penses de mon travail sur Stalker, qui consiste en bien autre chose qu'une note de blog développée, aurait effectivement gagné à être ce que tu as reconnu qu'il n'était pas : une critique véritable.
Cher Olivier, un dernier mot, que je te conjure de ne pas considérer comme une petite leçon de fin de partie chevrotante : la justesse de ton jugement esthétique ne sera que peu de chose, un commentaire plus ou moins habile donc, sans une profondeur qui, la creusant, la remplit de toutes parts et lui donne chair et âme. Non pas tant la nécessité d'une lecture religieuse que le pari que, sans cette dernière, un texte, quelles que soient ses qualités, a un poids à peu près équivalent à celui d'un moucheron fût-il génétiquement modifié.

Note :
(1) Carlo Ossola, L’Avenir de nos origines. Le copiste et le prophète (Jérôme Millon, coll. Nomina, 2003), p. 19.

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