2 – Par corrélation, et une fois retenue la problématique de la Forme et du Fond, une telle normalisation de l’expression littéraire pourrait-elle provoquer logiquement, en retour, une normalisation des contenus, c’est-à-dire des modes de pensée et, plus profondément, des imaginaires ?
Bien sûr, vous avez tout à fait raison. Joseph Conrad remarque dans ses
Propos sur les lettres que les livres sont les objets les plus proches de nous, puisqu’ils sont vivants.
Comme Paul Gadenne l’écrit dans
À propos du roman (dans un texte datant je crois de 1944 intitulé
Efficacité du roman), les grandes scènes romanesques s’intègrent peu à peu à notre univers spirituel, et, ajoute l’auteur, « parce qu'elles représentent le point de culmination d'une pensée, un certain point de vue sur le monde, le concrétisent dans une image », un tel phénomène n'est sans doute pas sans influence sur notre vie. Je me demande quel peut bien être le sens, hormis celui de nous aider à ne pas désespérer, d’une image telle que Tarkovski, Bergman ou Tarr l’ont imaginée puis filmée, d’une lumière mystérieuse peinte par Georges de La Tour, Goya ou Rembrandt, d’une scène cruciale de Dostoïevski, de Melville ou de Faulkner dans un monde qui accueillera ces œuvres de l’esprit comme il accueille – avec indifférence et affairisme – n’importe quelle information : aussi vite digérée qu’ingurgitée. Gershom Scholem n’a jamais cessé de répéter que faire dire au langage n’importe quoi, tenir une plume pour rire en somme, pour prendre le contre-pied d’une maxime d’Angèle de Foligno, était un crime. Nous en voyons déjà les conséquences : une réduction inhumaine de l’imaginaire des adolescents (et des adultes !), perclus dans la répétition hagarde de quelques gestes et paroles directement puisés dans le langage médiatique au sens le plus large, mécaniquement transposés à une vie quotidienne qui est elle-même le clone de millions d’autres, tout aussi télévisuelles et anodines. D’une façon inverse mais bien évidemment diaboliquement liée, un univers aussi plat que le nôtre, à moins d’être transcendé par le génie d’une espèce de vision seconde, comme celle qui fit émerger selon Merleau-Ponty, des murs sans vie de Lascaux, de somptueuses fresques, ne fera surgir que des images d’une absolue pauvreté, des langues réduites à quelque sabir décérébré, des romans eux-mêmes épris de vitesse et d’efficacité, suintant de bons sentiments œcuméniques et tiers-mondistes. Des œuvres mortes, des cadavres. Ce n’est tout de même pas un hasard si des œuvres télévisuelles, voire cinématographiques de piètre qualité séduisent des millions de personnes, ce n’en est pas moins un si des navets littéraires, que l’on nous sert à grand renfort de sauce médiatique, se consomment à des dizaines de milliers d’exemplaires : ne me dites pas de ces rinçures qu’elles ont une portée universelle mais parlez-moi plutôt d’une réduction drastique et dramatique de nos attentes, fussent-elles celles de notre imaginaire ! Reste que demeurent des invariants troublants dans ce que je pourrais appeler, pompeusement,
l’imaginaire occidental, irrécusablement hanté (mais pour combien de temps encore ?) par le divin. L’un de ces invariants est à mon sens l’attente eschatologique du Sauveur, que l’on retrouve, autant de fois grimée qu’on le souhaitera, dans une œuvre telle que Dune de Frank Herbert ou bien dans la trilogie
Matrix par exemple (œuvres formatées d’une dimension pourtant infiniment supérieure, je m’empresse de le préciser, à celle des lamentables productions d’un Paulo Coelho et de tant d’autres boutiquiers du spirituel). Parfois donc, il faut admettre que la vérité choisit, pour paraître, de
se travestir, parfois donc ce que je lis m’empêche d’être totalement pessimiste même si je crois, comme le comique Sar Joséphin Péladan répondant fort justement à Jules Huret, que « Hors des religions, il n’y a pas de grand art et lorsqu’on est d’éducation latine : hors du catholicisme, il n’y a que le néant ». Qui, aujourd’hui, ose écrire cela noir sur blanc ? Péladan, mage de foire et polygraphe de nos jours quelque peu oublié, n’a toutefois pas craint d’écrire une phrase qui, à présent, ferait hurler de rire les belles âmes.