Enquête sur le roman, 5 (22/07/2008)



5 – Quel serait votre idéal littéraire ?

Question imprécise, que j’ai quelque mal à comprendre. Me demandez-vous quel serait mon idéal littéraire en tant qu’auteur, ce que je ne suis pas, en tous les cas de romans, ou bien en tant que lecteur critique et essayiste ?

Il me semble qu’une chose est claire me concernant : je déteste la facilité et goûte l’hermétisme tel que l’ont pratiqué un Hamann, un Kierkegaard, un Trakl ou un Celan, non pas par goût, pendable de nos jours, de raffiné ou bien esthétisme mais parce que, dans cet hermétisme (et non point : obscurité), il en allait de la nature même de leur recherche et que cette recherche était tout, le bond et la proie à saisir. Je dis là une demi-vérité car il n’y a pas d’hermétisme, je crois, sauf dans la nouvelle ironique de James intitulée Le Motif dans le tapis, qui résiste longtemps à une lecture patiente et instruite qui n’aurait pas peur de l’effort ni des difficultés : voyez par exemple les commentaires savants qu’un Jean Bollack est à même de proposer de tel poème de Celan. Or, il me semble que l’époque actuelle est fascinée par tout ce que vous pourrez imaginer à l’exception de la complexité, la difficulté, le refus de la transparence en un mot : la lenteur, celle-là même qui est nécessaire pour pénétrer dans une œuvre et, lentement, lecture après lecture, en saisir l’infinie richesse. Non pas, donc, l’hermétisme de l’Isolé comme le dit Kierkegaard mais au contraire le secret psychanalytique ou son tas misérable comme le prétendait Malraux, le secret de nos actes manqués qui n’est que mystère au rabais, ésotérisme de buvette, voilà bien l’unique préoccupation de notre époque. Et le risque bien sûr, comme le pointait Roger Caillois dans Babel en demandant «Qui réussit à se garder tout à fait de la contagion ?», serait de céder à cette facilité et donc d’être contaminé à notre tour… Il y a pourtant, en face de la fausse chimère qui occupe nos consciences, un autre secret qui s’apparente au mystère tel que l’analysa Gabriel Marcel, le secret d’une œuvre autant que de son auteur (celui de Kierkegaard a fait couler beaucoup d’encre tout comme celui de Trakl…), leur nœud gordien sans doute qui est aussi une voie, qu’importe qu’elle soit tortueuse, d’extrême souffrance ou même de désespoir, où se façonnent les questions essentielles que pose l’homme à l’univers, son âme, Dieu. J’ai ainsi relu une bonne douzaine de fois Macbeth, Cœur des ténèbres ou Monsieur Ouine et je ne passe jamais une année sans relire l’un ou l’autre des somptueux romans de Paul Gadenne car je sais qu’il y a là un secret, non pas d’alcôve mais de jubilatoire création, que je découvrirai peut-être avec beaucoup de chance, le temps d’un battement de cil et, surtout, j’insiste, après, uniquement après un travail acharné. Qu’importe même que je découvre ce secret pourvu que je m’engage à mon tour, aussi modestement qu’il conviendra de le faire, sur la voie périlleuse, la selva oscura empruntée par ces génies. Car finalement, ce mystère est celui de la rencontre, de la charité, d’une misère pascalienne (je ne parle pas de la pauvreté moderne) qui, selon John Donne, était le centre de l’homme. Bien évidemment, je sais que je continuerai de relire ces œuvres et quelques autres, parfois, certes (qui peut vraiment prétendre lui échapper totalement ?), guetté par le danger évoqué par Melville dans Benito Cereno consistant à faire des nœuds pour que d’autres les dénouent. Dieu m’en garde toutefois. Je pose donc la question : qui est encore capable d’un tel travail d’ascèse, qui veut encore faire cela, accomplir cette sorte d’apostolat pourtant bien modeste, témoigner de cette volonté inébranlable, non pas tant chez tel lecteur passionné (il y en a, heureusement) que chez le lecteur expert, dont c’est le métier ? En somme, quel critique professionnel est de nos jours prêt à s’effacer devant l’œuvre commentée, se contentant du rôle, modeste mais pas moins essentiel, du lanternarius, celui qui, la nuit venue, raccompagne le convive fatigué, voire aviné, à sa demeure ? Le voici donc mon idéal : un critique qui respecte l’écrivain de talent, qui ne cherche pas à violer son silence et, en lui tenant tête (quelle belle expression !), lui évite peut-être la noyade tout en l’acculant, sans cesse, à plus de profondeur et surtout tente avec lui de descendre dans les gouffres, à son tour rempli d’effroi, au risque, comme l’écrit Richard Millet dans le Sentiment de la langue, de nous « perdre peut-être avec ceux que nous tentons de restituer au jour ». Ce que je décris est certes, comme Charles Du Bos le pensait, une rencontre entre deux âmes (ou alors la littérature n’est rien) mais surtout une véritable descente aux enfers et la catabase qui la suit, aussi peu métaphoriques qu’on le voudra, qui annoncent le retour d’un art ayant des conséquences, pour inverser la proposition lucide de Jean-Philippe Domecq qui parle, pour le fustiger, d’« art sans conséquences ». Mais, une fois de plus, je demande : qui est capable, aujourd’hui, en direction des damnés de l’enfer, ad in inferno damnatos comme le disait saint Dominique, d’étendre sa charité ? Qui est encore capable, alors que notre main se dessèche, d’être suffisamment humble pour servir notre langue plutôt que, en se servant lui-même, la putaniser ? Les bons écrivains méritent bien qu’on leur offre nos maigres lumières, eux qui, souvent, avancent dans les ténèbres. Les mauvais, en revanche, n’auront jamais droit à ma pitié. Proxénètes, ils méritent d’être punis (ainsi un critique doit-il ne jamais hésiter à être partial, donc férocement méchant, comme l’enseignait Baudelaire) et c’est le verbe qui, justement, clouera ces nains et ces mégères au pilori du ridicule. Et puis, au-delà des débats savants, certes passionnants, sur la possibilité d’une réduction du langage à la portion congrue en raison de l’oubli de Dieu, je terminerai par un simple constat : Kierkegaard, dans nombre de ses ouvrages, réclamait à corps et à cri le retour de la «verte primitivité», de la passion en somme, cœur réel et secret de l’Individu tel qu’il le définissait. Pour ma part, je dirai que l’art crève, la littérature crève parce que les hommes sont devenus, depuis quelque temps, une réalité plus rare et même, je suis triste de l’affirmer, plus improbable qu’un bon livre.

C’est dire.

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