Entretien avec Serge Rivron, 1 (01/09/2008)
Toutes les photographies illustrant mon entretien avec Serge Rivron ont été prises par ce dernier. Il s'agit, ici, du cimetière de Loyasse, l'un des lieux décrits par La Chair.
«Dans l’âge de la publicité peut-on poursuivre une destinée littéraire sans intrigue ? Peut-on imposer la solitude comme honneur? Ou se fier à la valeur d’une œuvre est-il encore sage ?».
Pierre Jean Jouve cité par Guy Dupré dans Vieux Sphinx ignoré (Le Figaro, 1987), in Je dis nous (La Table Ronde, 2007), p. 321.
La voix est chaleureuse, la mine superbe, le regard, noir, vous fouaille, signe d'une intelligence aussi souple qu'ironique qui ne s'est point départie d'une évidente sympathie, peut-être même d'une réelle délicatesse : je dîne avec Serge Rivron, sa femme et l'une de ses filles dans leur maison.
Arrivé en retard à cause d'une méconnaissance assez manifeste des voies aussi rapides que mal indiquées sillonnant la région lyonnaise, je reviendrai chez moi avec tout autant de retard, l'alcool, quelques très bonnes bouteilles de vins rouge et blanc aux noms étranges, me servant assez peu curieusement de fil d'Ariane. Je lui fais part de mon enthousiasme sur son diable de roman, de quelques réserves également, lui me dit qu'il ne connaît pas l'ouvrage de Colosimo dont je lui avais recommandé la lecture mais que, bien sûr, il va s'empresser de se le procurer.
D'autres que je n'ai pas encore mentionnés comme Rimbaud ou Houellebecq (nous le retrouverons lors de notre entretien), sous la plume duquel certaines des critiques que Rivron adresse à notre société refusant le miracle, par crasse ignorance, par bêtise, par trouille convulsive, par atrophie du sens spirituel, ne choqueraient pas.
Il est vrai que ce roman aussi beau que violent risque de heurter quelques âmes chafouines qui, même lorsqu'elles auront leur nez dessus, n'aimeront pas sa dimension religieuse et feront comme Yves Bonnefoy, ce poète pour classe préparatoire qui a préfacé tel remarquable recueil de textes d'un auteur injustement oublié, Georges Duthuit, en s'efforçant de gommer ses aspérités essentielles, donc de le trahir.
Elles n'auront qu'à se boucher le nez, ces âmes sans Dieu (croient-elles !) ou bien l'affubler de l'accessoire habituel qui nous permet de reconnaître, même à une bonne vingtaine de mètres du lieu où elles jonglent en grimaçant, les clowns.
PS : j'ai ouvert les commentaires, pour cette note et celles qui suivront, Serge Rivron m'ayant donné son accord pour le faire.
Juan Asensio
Serge Rivron, vous avez écrit, avec La Chair, un bien beau roman, comme j’ai tenté de l’expliquer dans ma note. Avant de nous y enfoncer (j’assume cette métaphore), j’aimerais que vous répondiez à cette première question, banale il est vrai : comment est né ce texte ? Je n’évoque pas encore les possibles influences littéraires mais seulement : des dates, un ordre de composition. Bref, j’aimerais que vous livriez quelques indices au passionné de critique génétique que je suis comme vous vous en doutez.
Serge Rivron
J'ai commencé à imaginer un livre ayant pour sujet la chair à l'époque où je finissais Crafouilli. Je dis «un livre», pas un roman, parce que je ne sais jamais d'avance quelle forme prendra un texte dont je rêve. En 1991 ou 92, j'avais écrit pour la revue Les provinciales un texte intitulé La corruption, qui sonnait comme le début d'une quête – et qu'on retrouve d'ailleurs presque tel que en ouverture de La Chair. L'idée m'a hanté de lui donner une longue suite, d'essayer de raconter le combat que se font en nous les aspirations sensuelles et les mystiques, de comprendre de quelle manière il était possible ou impossible de poursuivre à la fois la jouissance et le ravissement. De bouts de textes en ébauches, cette idée s'est faite chair : c'est-à-dire que la Chair s'en est imposée à la fois comme inéluctable vecteur, comme titre, et comme histoire. Les fragments que j'avais essaimés en tournant autour pendant quelques années se sont agrégés autour de personnages, d'abord celui de Michel, puis celui de Marie, puis d'autres qu'appelait lentement la cohérence narrative que j'essayais d'installer. C'est très fumeux, la naissance d'un livre, toujours. On cherche un langage, une forme qui ira fouiller au mieux les recoins d'une idée, d'un pressentiment. Qui pourra les débusquer et les surprendre, et vous surprendre à les penser, à les construire. Enfin, il paraît que beaucoup d'écrivains se font une trame d'avance. Pas moi, ça m'ennuierait terriblement. Je ne progresse que par séquences. Quand elles s'enchaînent elles font le récit. Quand elles ne s'enchaînent pas elles font le récit quand même, si la forme et le langage qu'on a trouvés tiennent la route. Ou bien un autre livre.
JA
Justement, je suppose que vous avez dû expurger le manuscrit final de La Chair d’un certain nombre de pages. Les conservez-vous et même : pensez-vous qu’un autre livre puisse s’esquisser à partir de certains textes que vous n’auriez pas conservés pour votre roman ? Avez-vous eu la tentation, comme Georges Bernanos abandonnant l’écriture harassante de Monsieur Ouine pour écrire, presque d’un jet, le Journal d’un curé de campagne, de laisser reposer, comme on laisse reposer une pâte, le manuscrit de La Chair, pour vous lancer sur les traces d’une toute nouvelle histoire ? En d’autres termes : à quel texte rêve, aujourd’hui, Serge Rivron ?
SR
Je n'ai pas vraiment «expurgé» le manuscrit final de La Chair, le roman s'est expurgé de certaines pages, chapitres, au fur et à mesure de sa construction. Pour tout dire, j'étais parti sur un premier chapitre complètement autre, une sorte d'énigme assez vertement pornographique et violente, qui fut la matrice originelle du roman jusqu'au deux tiers environ. Et puis tout à coup, j'ai buté contre cette matrice, je me suis aperçu qu'elle m'emmenait quelque part où je ne voulais pas aller, un final seulement pressenti mais auquel mon cœur n'adhérait pas. Je suis resté comme ça environ un an sans pouvoir écrire quelque suite que ce soit, jusqu'à ce que j'ai compris, puis surtout admis qu'il fallait tout simplement faire disparaître ce chapitre inaugural, tout bien écrit que je le trouve, et tout essentiel qu'il avait été à la construction du roman.
Évidemment, j'ai conservé ce premier chapitre, comme d'autres passages qui ne menaient à rien, ou qui me paraissaient superflus, tant du point de vue de l'économie du récit que de celle du sens. On espère toujours pouvoir «recaser» un jour ou l'autre un texte qu'on aime, le faire tenir dans un autre ensemble… Pour ce qui me concerne, ce n'est d'ailleurs pas toujours illusoire, mes écrits avancent souvent à partir de fragments, une espèce de paradigme d'imaginaires que la quête de sens (le Verbe ?) parvient parfois à lier entre eux. Alors, en réponse à votre dernière question, je dirais qu'au fond le texte auquel je rêve aujourd'hui, c'est ce texte-là, celui qui s'élabore lentement en moi depuis que j'écris des livres, l'écart (comme on dit des cartes du tarot qu'on n’a pas utilisées pour faire sa manche) de ceux qui l'ont précédé. Roman ? Essai ? Poème ? Conte ?... Je n'en ai aucune idée pour le moment, aucune idée précise, j'évite de me poser la question du genre quand je commence un livre, et même quand je l'écris. Je prends le temps de me le rendre nécessaire, en espérant qu'il puisse l'être à quelques autres, à la littérature en général.
JA
«L’écart de ceux qui l’ont précédé» : étrange tournure, assez belle d’ailleurs qui me fait penser au «reste» des vieux textes prophétiques juifs, cette parcelle de vie incernable, sur la nature de laquelle on ne peut se prononcer (combien d’élus, par exemple, la composent ?) et dont l’absence serait pourtant inconcevable puisqu’elle provoquerait une destruction totale du cosmos. Le texte que vous rêvez n’est pas là, n’existera peut-être jamais (tant d’écrivains ont espéré accoucher de leur Grand Œuvre ou Livre total !) ou bien est déjà là, sous-jacent, palimpseste de tous les textes que vous avez écrits. Que vous le matérialisiez ou pas, vous semblez quoi qu’il en soit ne pas douter de son existence. Vous me parlez du Verbe. Avez-vous, justement, l’idée de cette totalité, de ce Livre de la nature peut-être dont vous écririez quelques lignes, paragraphes voire, je vous le souhaite, chapitres entiers ?
SR
Je me le souhaite aussi, mais pas pour faire genre ni postérité : pour l'aventure. Je crois sincèrement qu'il n'en reste pas d'autre, depuis la fin du 17e siècle, que celle de la Sainteté. Depuis que (presque) tous les territoires de la Terre ont été découverts, depuis que «l'oikoumenè» (la terre civilisée) a gagné les frontières de la planète, il ne reste plus à l'homme qu'à se confronter à son devoir, c'est-à-dire son Salut et celui de ses comparses.
Je n'ai aucunement l'ambition d'écrire Le Livre de la nature, ni a fortiori celui de la totalité. Quelques grotesques et néanmoins parfois talentueux auteurs de la fin du 20e siècle – celui de «la mort de Dieu» – ont cru pouvoir s'y risquer, et quelquefois le prétendre (Pierre Guyotat a été un de mes maîtres en «libérrature»). Les terribles désillusions de ce même 20e siècle, dont je suis un rejeton, nous forcent à plus de modestie. Nous ne sommes, écrivains, plasticiens, musiciens, philosophes, bûcherons, soigneurs, parents, que des passeurs.
Le texte dont je rêve est là, cher Juan, et il existera forcément, parce qu'il existe depuis la nuit des temps. Il ressemble à ceux qu'ont écrits Ésope, Virgile, Le Tasse, Rabelais, Villon, Dante, Racine, Baudelaire, tant d'autres… Moins ou plus fort, ça dépend toujours du lecteur, de celui qui au final fait «l'écart». Ce n'est pas forcément moi qui l'écrirai. Mais soyez gentil, revenons à nos moutons ! La Chair, qui a le mérite d'exister…
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Commentaires
Juan, vous savez que je n’ai pas lu La Chair, mais l’eau à la bouche m’en était venue avec cette note que vous lui aviez consacrée. Et au moment où vous revenez sur ce roman, la notion de chair m’occupe plus que jamais. Car elle entre d’évidence dans le cadre de mes réflexions sur la représentation dans l’art, mais aussi d’une quête, de questionnements plus intimes. Aussi, quand Rivron déclare que son livre «raconte le combat que se font en nous les aspirations sensuelles et les mystiques, de comprendre de quelle manière il était possible ou impossible de poursuivre à la fois la jouissance et le ravissement », je salive davantage encore…
La chair et le corps ne sauraient être confondus. C'est la chair que la mort emporte, pas le corps, lui est laissé à la putréfaction. La chair c’est la vie, c’est le sang et l’esprit qui l'animent, qui aiment à vibrer sous la peau, cette enveloppe qui retient et protège et unit le tout, l’être. L’être de chair. Cette peau qui autorise la conduction de la chair vers une autre chair, avec laquelle peut se jouer plus qu’un corps-à-corps, mais le chair-à-chair , la vie, une nouvelle chair.
«La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres. Fuir !», clamait un Mallarmé mélancolique dans la Brise marine. De ce désespoir à la résonance baudelairienne, pour ne pas dire désespérance, je ne suis pas tant éloignée pourtant ma chair résiste encore à la tristesse. Il faut dire aussi que je n’ai pas lu tous les livres, La Chair…
Écrit par : Zoé | 02/09/2008
En ce temps de "rentrée littéraire" où les murs de Paris vous agressent avec les affiches publicitaires du grand-roman-d'amour de Christine Ragot, Mio Dio come sono caduti in basso!, merci Juan d'ouvrir exceptionnellement vos commentaires sur ce livre bouleversant, la Chair. Ce roman "intelligent, violent et sensuel" comme vous l'écrivez est aussi, par endroits, d'un comique irrésistible: je pense à la scène d'initiation sexuelle de Michel par une garce de seize ans...
Serge Rivron dit "essayer de comprendre de quelle manière il était possible et impossible de poursuivre à la fois la jouissance et le ravissement" . Faut-il entendre dans "jouissance" cet état que connaît Michel avec Claire puis avec Carole, qui laisse toujours un manque, comme chez les personnages de Houellebecq, manque qu'il cherche à combler par des expériences de plus en plus débridées, avilissantes, qui ne le comblent jamais , puisque c'est la parole, qui manque ( d'où son incapacité à terminer son livre)? En d'autres termes, l'incapacité à s'incarner? A l'opposé, nous aurions Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, face à face, en extase, ravis?
J'aurais d'autres questions à poser à Serge Rivron, il y répondra peut-être, comme à celle-ci, dans la suite de l'entretien.
Serge Rivron, merci pour ce livre.
Écrit par : Elisabeth bart | 03/09/2008
La chair fraiche vous va bien, Stalker. Merci.
A défaut de jeux de guitare ou autres nudités au miroir, un peu de malthusianisme de la langue et de l’esprit ne sauraient vous faire de mal, Zoé : allez, hop, osez, cessez-de zozoter et déchirez-nous donc un peu ces lourdes chapes de facilités et ce vernis écaillé name-droppant qui ravagent votre prose !
Écrit par : Moqueur | 03/09/2008
Il a de l'allure, ce Serge Rivron. Passionnant échange, merci !
Écrit par : Didier | 03/09/2008
Bonjour et grand merci. Je vais lire et dévorer, tant se perçoit comme une expérience forte de vivre, ici la belle parole de Serge Rivron - pleine, ouverte, offerte, et accompagnée. Je l'ai trouvée tant participative qu'il m'est difficile d'y revenir autrement que par une seule question - visant au coeur, au mien. A propos de l'écart - pensez-vous qu'il puisse être trop grand (oui, le grand écart empêchant la position debout) ? Je veux signifier qu'il faut à l'écriture une "mère" - ou de notre levain de façon plus que mystérieuse, non ? En d'autres termes, le sens est-il donné la première fois ? Et se peut-il qu'il se confonde avec le genre ? (question publique - ici adressée à S.R, avec de sincères remerciements).
Écrit par : Marie Gabrielle | 03/09/2008
Au fond, on voit bien qu'il n'aura manqué à Bonnefoy que de croire en Dieu pour être un poète accompli. Comme à Gracq. Comme à Renaud Camus dont Asensio semble déjà lassé, et qui commence à faire l'objet de ses piques.
Car par où passe " le Salut " sinon par la foi ? Rivron adopte un ton un peu cafard dans cette interviou. Ne se plie-t-il pas aux réponses qu'attend de lui qui l'on sait ?
Et madame Roland Barthes qui déboule avec ses gros sabots en glosant sur l'incarnation d'un verbe qui peut-être eût échoué... Dame ! y avait longtemps ! Qu'elle se rassure : l'incarnation, on n'y arrive jamais du premier coup, comme disait Bouddha.
Écrit par : Giaour | 04/09/2008
Cher Juan,
Vous êtes comme un ruisseau violent d'intelligence qui sortirait de la montagne barbare pour féconder des lecteurs égarés dans l'avalanche de l'insignifiance criminelle de notre temps.
C'est pompeux mais c'est comme ça.
Vous êtes le grand critique littéraire de ce siècle d'effondrements.
Nous lirons toutes vos extases. Merci
Jean-Michel P.
Écrit par : Jean-Michel | 04/09/2008
Giaour, avez-vous lu La Chair?
Écrit par : Elisabeth bart | 04/09/2008
Merci à tous de ces commentaires souvent aimables, érudits parfois un peu trop pour ce que j'ai à en répondre, et bien imaginatifs comme il sied aux lecteurs que j'espère pouvoir quelquefois atteindre, quand j'écris.
Que vous répondre ? deux chapitres de ce petit dialogue avec Juan Asensio sont encore à soumettre à votre lecture, qui tentent aussi d'expliciter ce rapport à la langue qui fait les œuvres de la Chair à la fois captieuses et indispensables à l'esprit. Et puis, comme le dit à peu près mon interlocuteur dans sa belle critique de juillet dernier, "La Chair" ne se veut pas, n'est pas un traité de théologie, même si certains aspects des réflexions qui m'ont porté en l'écrivant ressortent bel et bien au genre. J'ignore si le sens est donné en une fois ou en plusieurs, ou jamais ; je ne sais pas qui attend mes réponses et si je les prépare même à aucune attente. Je vous promets seulement d'essayer de construire un peu de temps vivable avec les bribes de celui qu'on nous donne.
Écrit par : Serge Rivron | 04/09/2008