Entretien avec Serge Rivron, 3 (08/09/2008)

L'escalier du 127, cours Tolstoï.


Rappel
Ceci dit, vous avez parfaitement le droit de ne voir en lui que le tricheur, puisqu'il est loin d'être un Saint. Quant à Marie, bien sûr, sa capacité de résignation, la durée miraculeuse de la gestation en elle de son fils, son obéissance à ses voix, sa modestie, dessinent assez franchement le portrait d'une Sainte. Vous omettez juste, en la voyant finalement traverser assez directement notre époque de grégarité, que le diable de romancier qui, elle aussi, l'a agitée a fermé son roman de telle manière qu'on puisse aussi parfaitement croire qu'elle est folle, ou qu'horrifiée de ce que le lecteur découvre à la fin du récit, sa pudibonderie hystérique (comme ils disent) l'ait conduite au double meurtre des enfants de Serge. Plusieurs lecteurs soutiennent cette hypothèse mordicus, et tentent de me prouver que c'est même l'évidence ! Je vous le dis, Juan, notre époque renverse les saints.

JA
Oui, j’avais entendu cette drôle d’exégèse, en effet, de la part de certains de vos lecteurs, lors de votre soirée de dédicaces, à Lyon, il y a quelques semaines. Je dois vous dire que pareille explication me semble hautement fantaisiste, surtout si l’on considère que la scène de découverte du lieu du crime est précédée par un chapitre décrivant les amours aussi débridées que meurtrières entre Michel et celle qui n’est autre que sa propre sœur ! Vous me dites que Michel est parvenu à repousser l’envie. Non : si quelque trait caractérise ce personnage, c’est justement l’envie il me semble, la convoitise de toutes les femmes désirables qui passent dans sa vie. Non seulement Michel n’a pas la «petite voie» facile, mais, je vous le répète, vous avez absolument tout fait pour en faire un jouisseur, torturé bien sûr, mais un jouisseur quand même, comme si vous cherchiez à l’acculer, à vous venger de sa trouille lorsqu’il s’agit, pour lui, à moins de sombrer dans la folie, d’accepter l’inacceptable, ce que notre époque considère comme étant du ressort de l’inacceptable, le surnaturel donc.
J’y songe : je me demande si vous n’avez pas autant insisté sur la dimension charnelle de l’amour pour nous faire comprendre que le surnaturel n’annihile jamais l’empire de la chair, mais au contraire la fait lever comme une pâte. Vous vous souvenez sans doute que, dans Monsieur Ouine, ce terrible roman où les anciennes vertus chrétiennes sont devenues des toupies folles selon l’image de Chesterton, nombreux sont les personnages hantés par la chair : le maire de Fenouille renifle à des lieues à la ronde son intolérable putréfaction, Jambe-de-Laine, autrefois belle, guette sa première fleur dans le corps des jeunes hommes, tout comme monsieur Ouine, d’une autre façon certes, infiniment plus intellectuelle, donc dangereuse. Vivrions-nous à l’époque où le surnaturel, auquel on barre tous les accès vous nous le rappelez, est obligé, pour s’épancher, de se déverser dans des chairs qui ne le reconnaissent plus et qui le combattent donc de toutes leurs forces, quitte à se plonger dans les limbes de la folie ou à se mutiler, voire se détruire elles-mêmes?
Oui donc, je vous suis lorsque vous m’affirmez que notre époque organise une véritable conspiration contre l’Esprit (Bernanos l’écrivait) : quoi que nous fassions, pour le dire avec Rimbaud qui hante les pages de votre roman, nous sommes rendus au sol, avec pour seul objet la rugueuse réalité (1). Contre la Chair aussi, réduite à son élasticité pornographique ou au terrain d’expérimentation des chercheurs. Vous allez me dire que j’ai lu trop de romans de science-fiction mais, de nos jours, avec la création de ce que l’on appelle des chimères, les scientifiques paraissent à tout prix vouloir dépasser les rêves les plus fous du Docteur Moreau…
Votre roman est donc celui de l’exaltation de la Chair… ou plutôt, de son apocalypse, au sens premier du terme ? Pourquoi cette rage à fouailler (2) cette pauvre chair, alors même que le travail des mystiques est de tenter à tout prix d’en comprimer les élans sauvages ?

SR
J'aime beaucoup cet extrait d'Huysmans que vous citez, et que je ne connaissais pas. Cette citation est toutefois un peu sombre à mon goût, un peu trop «paulinienne», au méchant et immérité sens de ce mot. La chair, c'est certain, est par essence le creuset de la tentation et, tout comme l'argent, un atout maître dans la main du Démon, puisqu'il existe. Mais contrairement à l'argent, la Chair n'est pas un reliquat, elle préexiste, au moins dans la tradition judéo-christiano-islamique, à la Chute, au Péché. Si mon roman n'est certes pas celui de l'exaltation de la Chair, je ne crois pas qu'il soit non plus celui de son apocalypse. D'abord, pour le pornographe et l'érotomane, pour l'homme sexué que je suis aussi, ce serait d'une hypocrisie sans nom que de parvenir à ce genre de leçon, fût-ce à l'âge très avancé qui n'est pas encore le mien. Ensuite parce que mes personnages principaux, y compris Marie certes d'une manière plus dolente, éprouvent une véritable jubilation des sens à répondre aux appels de la Chair – et, à moins de faire l'impasse, à cause du final, sur la moitié des pages de ce livre (comme Sarah Vajda étrangement l'a fait à l'occasion d'une préface que je lui avais demandée et que j'ai refusée), on ne saurait nier cette jubilation, qui contamine assez aisément le lecteur, il me semble. Enfin parce que la scène où s'engloutissent les personnages de Michel et de Carole, même placée sous le claudélien leitmotiv «la volonté de Dieu tout à coup verticale et sévère», est imprégnée d'un mysticisme bien plus orgastique que convulsif ou a fortiori intégriste.
Ce constat m'amène à votre proposition, qui me plaît bien : avoir «insisté sur la dimension charnelle de l'amour pour (tenter de) faire comprendre que le surnaturel n’annihile jamais l’empire de la chair, mais au contraire la fait lever comme une pâte». Je pourrais continuer de citer tout votre paragraphe et contresigner sa conclusion en la mettant à la forme affirmative : je crains effectivement qu'à force de barrer par tous les moyens et par toutes les fibules de son idéologie l'accès au sacré (et à la révérence que chacun de nous lui doit), notre civilisation gomorrhéenne ne nous contraigne plus individuellement qu'à cette quête d'épanchement éperdu de nos sens et de nos sexes, sans fruit jusqu'à la Possession. Oh ! ça se fait de manière assez douce, évidemment, avec des airs de liberté reconquise, de naturel retrouvé ! on s'échange des recettes pour mieux jouir de son point G, bander plus longtemps, avoir de plus jolies fesses ou savoir quel est le bon âge pour accepter une première sodomie (textuel, j'ai lu cette question dans un fanzine, avec commentaires d'inévitables psy)… Ça aurait presque des couleurs d'Âge d'Or, ces échanges mutins sur la qualité du sperme et de l'ovule – n'était que cette chair incapable de lien à ce qui la fonde se transforme sous nos yeux en barbaque, et que la date de péremption, qui inéluctablement frappe les biens putrescibles qu'on se croit uniquement, affole notre boussole collective. La Chair perd assez facilement le Nord, lorsqu'elle vaque à sa guise…
Ainsi, j'accepte volontiers l'analogie avec les personnages de Monsieur Ouine, ces pauvres hères épuisés par la sauvagerie à cent visages d'une sensualité d'autant plus harassante pour eux qu'ils ne l'éprouvent que comme pulsions – et qu'en plus ces pulsions font terriblement tache dans le cercle de bourgeoisie rurale qui est le leur. Toutefois, pour en revenir à ce personnage de Michel dans mon roman, à qui je conviens tout à fait d'avoir donné toutes les caractéristiques du jouisseur moderne – un modèle presque à la Houellebecq, intellocrate blasé mou cynique –, je continue tout de même de lui trouver (mais peut-être ai-je manqué à bien la faire sentir ?) une dimension autre, nettement plus métaphysique, ne serait-ce que par ces «pages arrachées» dont il n'est certes pas vraiment dit que ce soit bien les siennes, mais qui introduisent une fracture plus «surnaturelle» que psychologique dans sa constitution, dans son histoire. Et puis l'inacceptable auquel il a à faire face me semble, je le redis, le parangon de l'Inacceptable pour un homme né à notre époque, et pas seulement un basique problème de parentèle, ou de pulsions taboues.

Notes
(1) Vous écrivez : «Il y a des envols impossibles, qu’on y croie ou pas. Nous étions toilés et le vent ascendant portait bien mais pourtant, c’est au sol que nous sommes rendus», p. 214 de votre livre.
(2) Vous lisant, je n’ai pu m’empêcher de songer à Joris-Karl Huysmans écrivant, dans un de ses livres les moins connus, Sainte Lydwine de Schiedam paru en 1901 (Librairie Plon, 1952, pp. 22-3) : «En sus de notre nature même qui répugne à la souffrance, il y a encore le Maudit qui intervient pour la détourner du sacrifice, le Maudit auquel son Maître a concédé […] les deux plus formidables atouts, l’argent et la chair […]. Ne dirait-on pas vraiment qu’après le renvoi d’Adam du Paradis, le Seigneur, sollicité par l’ange rebelle, lui a dédaigneusement accordé les moyens qu’il jugeait les plus sûrs pour vaincre les âmes […] ?».

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