Le maljournalisme à la française : une année au Celsa (06/10/2008)

«Les dieux sont morts, et nous nous méfions de nos rêves. Nous émergeons du vide et le contemplons un instant avant d’y replonger. Une jeune femme gît morte sur son seuil. Un crime gratuit, mais le monde s’interrompt. Nous écoutons, et l’univers n’a rien à dire. Il n’y a que le silence, nous devons donc parler.»
J. G. Ballard, Millenium people [2003] (Gallimard, coll. Folio, 2006), p. 422.


Le hasard, donnons à la mystérieuse loi qui nous gouverne un nom commode qui n'est bien évidemment pas le sien, le hasard fait bien les choses comme disent ma boulangère et tel pigiste du Parisien. Lisant l'un des ouvrages qui, selon Guy Dupré, infusent d'une essence secrète et inflammable le sang de la littérature française, le magnifique et crépusculaire Solstice de juin de Henry de Montherlant, je suis frappé par les propos de simple bon sens que le général Jean-Louis Georgelin a livrés au Figaro du 22 août (1), où il affirme quelques évidences aisément oubliées (ou simplement occultées) par les cervelles de moutons de nos compatriotes, comme celle-ci : «La guerre a déserté nos esprits. Il est vrai qu'à l'origine de la construction européenne, il y avait la volonté de rendre la guerre improbable et les guerres interétatiques, qui ont jalonné notre histoire, ont disparu de notre horizon européen». Le chef d'état-major des armées françaises poursuit : «Mais elles ont été remplacées par d'autres types de conflits, qui se déroulent loin de chez nous. Nos concitoyens n'ont pas forcément conscience que notre sécurité s'y joue. L'actualité internationale récente, de la Géorgie à l'Afghanistan, nous rappelle que la guerre reste une réalité et que la France n'y échappe pas plus que les autres pays».
Citons d'autres phrases qui, elles, ne sont pas réduites à un liquide aussi malodorant que transparent après être passées par le double filtre de l'administration et du journalisme, ces tamis du langage qui sont conçus pour se débarrasser d'éventuelles pépites plutôt que pour les conserver, citons donc les phrases de Henry de Montherlant, publiées en 1941 et qui sont, comme l'écrivent nos journaliers, d'une étonnante actualité. Ces phrases sont justes parce qu'elles sont implacables.
Et, comme s'il fallait insister encore sur la thématique évidente que j'ai tentée de mettre en relief dans mon entretien avec Roman Bernard, ces phrases justes, implacables et cruelles évoquent, tout autant et en premier lieu que l'état lamentable des forces vives d'une nation qui est la nôtre, l'espèce de mauvais rêve dans lequel nous ne cessons de nous enfermer, oubliant que la réalité a très peu en commun avec le décor fantasmatique que le reportage universel érige en guise de création malade et chétive : «Et c’était bien cela, l’armée chrétienne, c’était bien une armée académique qui se battait, ou, plus exactement, qui était battue : rouscaille, genre affranchi, et en réalité académisme et conformisme effrénés; couplets sur la jeunesse (sa propre jeunesse !), et en réalité sénilité conformiste, académique et chrétienne : tradition ! tradition ! Alors que l’armée qui nous poussait devant elle était celle d’un pays qui avait fait une révolution, et qui ne se souciait ni des conventions, ni des codes ni des usages. Officiers de réserve qui commandaient non parce qu’ils étaient des chefs nés, mais parce qu’ils avaient une bonne mémoire, et officiers d’active qui commandaient non parce qu’ils étaient des hommes de caractère, mais parce qu’ils avaient de bonnes notes de conduite, lesquelles prouvent généralement le manque de caractère : guerriers qui avaient peur de tout, de leurs supérieurs, du qu’en-dira-t-on, du «lendemain», des lois, de «Dieu», – de la mort, de la vie. […] faux aventuriers, qui ne s’étaient jamais aventurés que dans les salles de rédaction, pour y dicter à un copain complaisant leurs exploits imaginaires; faux «durs» (les belles épaules étant du rembourrage); faux bronzés (le hâle était obtenu à l’électricité) : une société où tout était chiqué et trompe-l’œil, où tout était fait pour la phrase, la caméra, le reportage, l’opinion; une société où tout était creux, et qui de là s’écroulait au premier choc, comme un cartonnage de théâtre […].»

Note
(1) À la suite de la mort, le 18 août 2008 en Afghanistan, de dix de nos parachutistes.

NB : l'entretien ci-dessous a été légèrement modifié (uniquement dans mes réponses bien sûr) par rapport à celui que Roman Bernard a publié sur son excellent blog, Criticus.

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Roman Bernard
Vous portez un regard très critique sur les journalistes et les médias, aussi bien sur votre blog que dans votre dernier livre, Maudit soit Andreas Werckmeister !. Vous remettez notamment en cause le traitement qu’ils donnent à l’actualité littéraire, en concentrant leur attention sur des auteurs que vous jugez médiocres et, à l’inverse, en ignorant des auteurs qui vous semblent talentueux. Pourquoi, donc, avoir fait la démarche de suivre une formation au journalisme ? Était-ce une manière pour vous de «connaître l’ennemi», ou, pour paraphraser Georges Brassens, d’apprendre «les mille et une recettes qui vous valent à coup sûr les honneurs des gazettes» ?

Juan Asensio
Georges Brassens ? Je préfère Karl Kraus (1) écrivant que son propre «courage – celui qui consiste à déceler l'ennemi dans son propre camp – fut un des plus estimables !». Mon courage fut de peu de poids. J’ai même trouvé, vous le verrez, des compensations esthétiques à mon séjour d’une année dans les limbes.
Très critique, oui, pour le moins, même si, remarquez-le, le travail de bénédictin accompli par mon ami Jean-Pierre Tailleur dans Bévues de presse, qui jamais, à ma différence, n’use du style pamphlétaire, est une charge d’une extraordinaire efficacité contre un milieu qu’il connaît infiniment mieux que moi et les pratiques lamentables du maljournalisme. D'ailleurs, fort bizarrement, j'avais proposé à Hervé Demailly, le responsable de notre formation, en guise de sujet de mémoire de fin d'année, une étude comparée sur la réception critique de deux ouvrages polémiques quant aux pratiques du journalisme : l'un de ces ouvrages, pratiquement inconnu du grand public, était celui de Jean-Pierre Tailleur et l'autre, bien trop connu, La face cachée du Monde de MM. Péan et Cohen. À ce jour, ce sujet, pourtant intéressant il me semble, n'a toujours pas été validé...
Quoi qu'il en soit, la liste de ces pratiques lamentables a été dressée mille fois : imprécisions, incorrection de la langue, bidonnages manifestes, petits ou grands renvois d’ascenseurs entre amis, népotismes outranciers, inculture crasse, vulgarité, etc.
Un bémol à vos dires toutefois : je n’évoque, sauf exception bien sûr comme celle que constitue le cas de l’inénarrable Pierre Marcelle officiant pour Libération, que des journalistes spécialisés en critique littéraire, vous le savez mon domaine de prédilection. Dans ce champ beaucoup plus économique et publicitaire que réellement culturel qui finalement n’intéresse pas beaucoup de personnes hormis le tout petit monde de Saint-Germain-des-Prés, le vide y est aussi sidéral qu’infiniment bruissant : cela palabre, gazouille, babille, ânonne, bavarde, crie, chuchote, se tape sur l’épaule, fait des sourires, éreinte, baise, s’entredéchire, s’entrelèche, se copie, s’entreglose comme l’écrivait Rabelais mais cela (l’il y a, le domaine du neutre, qu’évoquait magistralement Lévinas) n’évoque presque jamais intelligemment les livres. Un journaliste spécialisé en critique littéraire n’est bien trop souvent que deux choses : un pigiste ayant à peine digéré sa première année de Lettres modernes, corvéable à merci ou une vieille catin dont les tarifs dépendent, comme il se doit, de ses prestations plus ou moins expertes. Entre ces deux pôles dont le premier n’est rien de plus que le passé du second qui le méprise dans le meilleur des cas, officient, comme ils le peuvent, quelques journalistes sans doute honnêtes. Je ne sais pas vraiment s’il m’a été donné de les rencontrer, pour le moment du moins.
Je réponds à votre seconde question : je travaillais dans la Bourse, pour une banque internationale qui a décidé de fermer le département Recherche de l’analyse financière dont je dépendais, acculant au chômage plus de cinquante personnes. Ledit groupe gaspillant des millions d’euros pour vanter son image «socialement responsable», j’ai pensé (et je ne me suis pas trompé) qu’il pouvait aisément financer une possible reconversion (c’est ainsi que j’ai dû vendre mon projet, vous vous en doutez) à laquelle, légalement, j'avais de toute façon droit. Depuis des années, j’avais le désir de connaître l’ennemi comme vous dites mais le plus intimement possible, de l’intérieur bien évidemment, afin de vérifier empiriquement si toutes les critiques que j’avais lues et entendues sur l’enseignement du journalisme étaient fondées ou parfaitement aberrantes, provenant à l’évidence de quelques esprits aigris, jaloux et tout simplement dérangés.
Je vous laisse deviner quelle sera ma réponse.

Roman Bernard
Comment décririez-vous la formation que vous avez reçue au Celsa ?

Juan Asensio
Pour être parfaitement précis, il s’agit d’une année de formation professionnelle, intitulée MSJ ou Master spécialisé en journalisme. Cette formation est récente – le Celsa étant plutôt connu pour ses cours sur la communication – et s’adresse à un public déjà inséré de longue date dans le circuit professionnel. Elle se compose de cours théoriques (les plus inintéressants, de très loin) et de modules pratiques, ateliers de presse écrite, de télévision ou de radio par exemple. J’estime que le Celsa n’a pas à se préoccuper de ma culture générale, surtout lorsqu’il s’agit de m’enseigner les vertus de l’étude comportementale de la sexualité des tribus sauvages (véridique !) pour bien nous faire comprendre que le modèle patriarcal occidental est horriblement coercitif et machiste, mais plutôt doit m’apprendre le fonctionnement des outils avec lesquels les journalistes travaillent. Cela n’a été le cas que fort imparfaitement.
J’attire également votre attention sur le fait que ce master est destiné à l’élite de l’élite si je puis dire, tout du moins à des personnes ayant, le plus souvent, exercé ce métier de journaliste durant des années. En aucun cas nous ne nous sommes mêlés à la population-type de cette école : à savoir, de ravissantes idiotes bronzées toute l’année qui se destinent à la communication, à la publicité, ou à ce drôle de métier à peu près inutile, sauf, apparemment, lorsque l’on a un joli physique, attachée de presse. Vérifiez ce que je vous dis : allez ainsi sur Facebook et tapez Celsa dans le moteur de recherches. Vous y constaterez qu’un parterre de Lolitas, qui apparemment toutes ont été élues miss Camping durant leur dernier été de farniente, y constitue la population pas franchement hétéroclite de cette école prestigieuse, qui s’est transformée en succursale de la Star Academy ou peut-être, dans les cas les plus impressionnants, de L’Île de la tentation.
Au-delà de mon amusement et de mon ironie absolument pas misogynes, il faut bien comprendre que cette féminisation excessive, pour ne pas dire aberrante d’une grande école doit signifier quelque chose de plus grave qu’une simple baisse du niveau général ou au contraire une augmentation des phéromones des rares mâles s’y trouvant : j’y vois le fait que le journalisme n’est pas considéré autrement que comme une branche de la communica…, pardon, de la Com, cette lèpre contemporaine.
Après tout, je pourrais dire de la Com, bien sûr en exagérant volontairement le rapprochement qui donc choquera, ce que Victor Klemperer (2) écrivait du nazisme, on le sait passé maître en propagande : «Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente». «Expressions isolées», «tournures», «formes syntaxiques»… Voyons, est-ce que le monde des médias contemporains est parfaitement indemne de semblables détournements de sens, mensonges éhontés, approximations hasardeuses, slogans publicitaires, simplifications excessives du sens des mots, consécutivement du sens des propos tenus ?
Poursuivons. Au sein de ce MSJ, mon cas a lui-même constitué une exception apparemment, puisque je n’ai à mon actif que quelques pages en tant que pigiste (pour La Revue des deux Mondes) et une connaissance plutôt théorique du métier de journaliste, même si certains de mes amis exercent cette très noble profession. Le Celsa nous choyant comme sa vitrine professionnelle, que pensez-vous qu’a été l’enseignement qu’il a délivré à des individus qui avaient tous plus de trente ans et tout de même un peu plus d’expérience que les midinettes prépubères nommées plus haut ?
En quelques adjectifs : cet enseignement fut très rarement bon (il le fut tout de même, surtout dans l’apprentissage des techniques radiophoniques), bien plus souvent sommaire, partisan, rageur (lorsqu’il m’est arrivé de m’étonner de certaines dérives dans le comportement de nos intervenants), bref, presque totalement insignifiant, à des années-lumière du prestige dont jouit et continue apparemment de jouir, je ne parviens toujours pas à m’expliquer ce mystère, le Celsa.

Roman Bernard
Quelles conclusions en avez-vous tirées sur le système médiatique français, d’une manière générale ?

Juan Asensio
Tout d’abord, mes conclusions ont porté sur la façon dont ce même système organisait son enseignement. Que voulez-vous que je pense de journalistes qui, la plupart, ont traîné leurs guêtres dans des salles de classes où on leur enseigne à ne pas trop penser, à avoir toujours un œil rivé sur le fil de l’AFP, cette intarissable source du pauvre qui alimente en eau tiède des milliers de nécessiteux, à «ouvrir» un flash en privilégiant l’information la plus sensationnelle au détriment de la plus intéressante, à lutter sans merci contre les affreux dictateurs sanguinaires qui nous gouvernent, etc. ? Plus largement, j’ai été frappé par un phénomène dont j’avais trouvé la description hallucinée dans un remarquable ouvrage d’Armand Robin, que tout étudiant en journalisme devrait avoir lu et relu une bonne quinzaine de fois avant d’oser coucher par écrit ses maigres certitudes. Ce phénomène est relativement simple à caractériser, complexe toutefois, je le suppose, quant aux mécanismes langagiers qu’il met en branle : «Des univers géants de mots tournaient en rond, s'emballaient, s'affolaient, sans jamais embrayer sur quoi que ce fût de réel» (3). Robin, évoquant les «bas-fonds» du langage qu’il était contraint de disséquer pour gagner sa vie, était frappé par la formidable puissance et extraordinaire fragilité des techniques de propagande, qui paraissent ériger une espèce de monde virtuel, de contre-monde non pas totalement désamarré du nôtre mais lui ressemblant étrangement, un peu comme nous le voyons dans les récits de Kafka ou dans ceux de Dick. Tout vous semble a priori normal et pourtant, une drôle d’intuition vous avertit que la réalité dans laquelle vous vous déplacez n’est absolument pas la vôtre !
Robin poursuit : «La fausse parole ne peut être tout à fait aussi fausse qu'elle le prétend; et même la non-parole ne saurait devenir tout à fait non-parole; en effet un néant réclamant sa qualité de néant cesse d'être du néant; le négatif-à-l'extrême (et c'est précisément le cas des êtres de propagande) est par définition non-possible, pour la très simple raison que la nature du négatif-à-l'extrême est de tendre à l'inexistence et que tendre à l'inexistence suffit à empêcher d'inexister» (4). C’est affirmer en somme que le langage médiatique (je le confonds volontairement avec celui de la propagande) érige sans peine une fausse réalité ayant elle-même ses lois et ses codes. C'est affirmer encore que le langage médiatique n'embraie sur aucune réalité, où alors sur une réalité déjà déformée par le filtre médiatique.
Ainsi, au Celsa, une certaine Valérie Mahaut, appartenant au Parisien, nous demanda de travailler sur une dépêche faisant comme si Nicolas Sarkozy avait effectivement donné une gifle à son ex-femme. Cette intervenante, qui passa la majeure partie de ses heures de cours à griller des cigarettes au soleil, était absolument certaine que quelque mystérieuse entité au pouvoir phénoménal et tentaculaire nous cachait la vérité sur l'existence de ce lièvre présidentiel, dont la découverte, la capture puis l'exposition devant les yeux du public admiratif seraient explosifs selon ses dires. C’était bien sûr l’honneur, ajoutait Valérie Mahaut, de la profession journalistique tout entière de se boucher le nez et de plonger dans les poubelles pour mettre la main sur cette fichue main courante censée apporter gloire et prospérité à celle ou celui, certainement opiniâtre et prêt à courir sa vie comme un Fox Mulder de petit calibre ou un véridique élève de Mark Felt, qui la dénicherait. Je me souviens m’être étonné en plein cours, auprès de Valérie Mahaut, de la bêtise et de l’insignifiance de pareil exercice : après tout, elle voulait nous faire travailler sur des bruits, des rumeurs alors qu’il y avait tant de sujets plus intéressants qui, eux, étaient dûment confirmés. Que croyez-vous que notre Mata-Hari de la plus réputée presse d’investigation me répondit, usant de l'habituel et insupportable tutoiement ? Ceci : «Et tu veux être journaliste [je n’avais jamais prétendu une telle horreur] ? Toi, tu commences super mal»… !
En effet. J'essaie tout du moins de terminer en beauté, ma chère Valérie...

Roman Bernard
Nous avons déjà eu l’occasion de discuter de l’actualité des Illusions perdues. Le jugement de Balzac sur les médias vous semble-t-il pertinent aujourd’hui ? Pensez-vous que l’évolution des technologies de l’information ait aggravé les dérives qu’il dénonçait déjà sous la Monarchie de Juillet ?

Juan Asensio
Pertinent ? Il est imparable vous voulez dire, ce jugement ! Vous citez Balzac, je vous renvoie aux premières pages de L’Imposture de Bernanos, qui décrit par le menu une longue conversation entre des lettrés, des hommes d’influence comme on les appelle sottement de nos jours et un minable grouillot exerçant la noble profession de pigiste, du nom de Pernichon, tout un programme… Il y a là quelques pages d’anthologie (il serait temps que Bernanos y entre) sur la giration folle de ces univers virtuels décrits par Armand Robin. Tout de même, le pauvre et pathétique Pernichon finira mal puisqu’il se suicidera, ayant peut-être compris qu’il n’était rien de plus que l’une des innombrables bouches sales qu’utilise le journalisme.
Les exemples, du reste, sont innombrables, qu’ils soient spécifiquement littéraires ou à la charnière entre la littérature et l’essai philosophique, comme les ouvrages de Karl Kraus, redoutable pourfendeur, au début du siècle passé, du journalisme en tant qu’il créait une sorte de réalité seconde (de «mauvais rêve» eût écrit Bernanos) presque totalement décorrélée de celle de notre monde. Je cite ce long extrait, saisissant, de Kraus évoquant la Première Guerre mondiale, ne sachant d’ailleurs si Armand Robin connaissait ce diable d’Autrichien : «Il se pourrait bien qu'on découvre un jour à quel point a été insignifiante cette guerre mondiale comparée à l'automutilation de l'esprit humain par la presse, dont la guerre ne fut au fond qu'une des émanations. Il y a quelques années un Bismarck – qui a lui aussi surestimé la presse – notait que «tout ce que le peuple allemand a conquis par l'épée est gâché par la presse», et il alla jusqu'à rendre celle-ci responsable de trois guerres. De nos jours, les liens entre les catastrophes et les salles de rédaction sont plus profonds et, de ce fait, beaucoup moins clairs. Car pendant qu'une guerre se déroule l'acte est plus puissant que le verbe; mais l'écho qu'on lui donne est plus fort encore que l'action. Nous vivons de l'écho des choses et dans ce monde sens dessus dessous c'est lui qui suscite le cri (je souligne).» (5)

Roman Bernard
Question qui risque de vous paraître sans objet : votre style a-t-il été affecté par votre formation au Celsa ? Si oui, dans quelle mesure ?

Juan Asensio
Mon Dieu, j’espère bien que non ! L’un de nos intervenants, une fois de plus journaliste du Parisien, un certain Frédéric Mouchon que j’avais renommé par dérision Mouton, a systématiquement raccourci mes phrases au prétexte qu’elles étaient trop longues. Je vous jure qu’elles étaient pourtant beaucoup plus courtes que celles de mes textes publiés sur Stalker ! Peu importe, très impressionné par le savoir d’un jeune homme se disant fanatique de littérature et employant le terme Astérix pour astérisque, je fis profil bas et réduisis mes phrases aussi drastiquement qu’un sauvage de l’Amazonie les têtes de ses ennemis. Las ! Voilà qu’elles devinrent trop «sèches» et pas assez «accrocheuses». Je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai obtenu certaines de mes plus mauvaises notes en presse écrite sauf, rendez-vous compte, lorsque j'inventai de toutes pièces un reportage (dont le sujet était une manifestation, devant le Palais Brongniart, de salariés d'Alcatel-Lucent), prenant une bière rafraîchissante à quelques mètres des troupes syndicalistes pendant que telle de mes camarades de classe était tout contente de faire un vox pop, autrement dit : interroger Raoul sur la couleur du ciel au-dessus de sa tête. Il me fut assez facile, en quelques minutes, d'inventer les remarquables propos, non seulement d'un quelconque Raoul mais de plusieurs. Un cas manifeste de trucage ne trouvez-vous pas et, donc, ma meilleure note en presse écrite par la même occasion !
Et puis, comme si je ne savais pas faire des phrases courtes (huit années dans la Bourse, à rédiger quotidiennement ce que l’on nomme le Morning Fax – donc un document très important pour l’entreprise, où il ne s’agit pas de faire de la littérature, croyez-moi ! –, vous apprennent à dire l’essentiel, en l’occurrence évoquer précisément l’actualité économique et boursière de la veille, en quelques quinze lignes, et dans un temps qui vous est compté…), comme si je ne savais donc pas faire des phrases courtes (celle-ci, en tous les cas…) et que ces dernières étaient forcément plus claires que des phrases longues…
Non content de soumettre la réalité à leur vision plutôt qu'à une analyse soucieuse d'établir la véracité des faits, puis de travestir cette réalité, de la gauchir, les journalistes déforment le langage lui-même : pas étonnant que la langue, dont Gershom Scholem soulignait la charge sacrée, se venge parfois en refusant de se plier aux contraintes de nos cacographes. C'est alors qu'ils se prennent, pardonnez-moi l'expression, cette même réalité truquée en pleine tronche (voir, plus bas, mon texte sur le cas d'Anne-Lorraine Schmitt tel qu'il a été traité par une certaine presse bien-pensante de droite)...

Roman Bernard
Pensez-vous qu’il soit possible d’améliorer les formations au journalisme, ou que le principe même de formation au journalisme soit mauvais ?

Juan Asensio
Je vais vous le dire tout net : à mon sens, c’est le métier de journaliste tel qu’il est exercé depuis une bonne cinquantaine (voire centaine) d’années qui ne devrait tout simplement pas exister. Souvenez-vous que non seulement Balzac que vous avez cité, mais aussi Bloy et, à l’étranger, Karl Kraus, plus récemment George Orwell, ont adressé de très vives critiques qui restent parfaitement valables de nos jours, à l’heure où nos amis journalistes n’en finissent pas de tresser des couronnes de laurier à Internet (presque tous les intervenants de la presse écrite nous tenaient un discours louangeur sur ce sujet. Il suffisait que je dise que j’avais un blog pour que leur regard s’humecte d’admiration. Il suffisait que je leur donne le nom pour que, le lendemain, ayant fébrilement consulté les pages de la Zone, ils me regardent d'un air dégoûté).
Car enfin, quel est le but, oserais-je écrire la mission du journalisme tel qu’il est pratiqué non seulement en France mais aussi aux quatre coins du monde ? Rendre compte des événements me direz-vous et, le faisant, tenter, je dis bien tenter de nous proposer une image parmi des milliards d’autres de la vérité, à charge pour le lecteur de se forger ses propres convictions et d’approcher peut-être quelque peu de cette vérité, si tant est qu’elle existe. Cela, c’est une scène idyllique, digne d’une publicité vantant les mérites fleuris d’un fromage embaumant l’atmosphère à quelques lieues à la ronde. Et la réalité je vous prie ? En paraphrasant Orwell et en changeant le terme «novlangue» par journalisme, nous pourrions dire : «Ne voyez-vous pas que le véritable but du journalisme est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité» (6). Je crois que nous n’en sommes pas bien loin et que, dans bien des cas, cette prédiction faite par le romancier a été largement dépassée : il y a quelques années, lorsque sévissait le stalinisme dans certaines facultés, le simple fait de se dire non-communiste (pas même de droite, notez-le) suffisait à briser la carrière de certains élèves et même de professeurs ! Dans trop de cas, les journalistes estiment qu’ils sont les seuls juges capables de punir celles et ceux qui ont commis un de ces «crimes par la pensée». C’est tout simplement inacceptable, dégoûtant, odieux, et je n’ai de cesse de dénoncer, dans mon propre domaine, ces dérives. Bien sûr, on me paie en une monnaie qui n’est ni trébuchante ni (surtout pas) sonnante : le silence concernant mes ouvrages, seule arme mais la plus redoutable, avec la calomnie, dont disposent les journalistes.

Roman Bernard
Chacun des deux versants du paysage politique français reproche à la presse et aux journalistes d’être «inféodée» au versant opposé. Il semble pourtant que la grande majorité des journalistes soit «progressiste», et donc plus proche de la gauche. Qu’en pensez-vous, à la lumière de ce que vous avez pu observer au Celsa, chez les intervenants comme chez les élèves ? Estimez-vous que le problème est ailleurs, que, de gauche ou de droite, les journalistes (et apprentis) Français sont surtout imprégnés par le «politiquement correct» ?

Juan Asensio
Première réponse, une anecdote véridique. Le tout premier jour de cours, un intervenant (il y a peu de professeurs titulaires au Celsa mais en revanche beaucoup d’intervenants, gage sans doute de professionnalisme et d’«ouverture»…), grand reporter pour Arte, nous affirme, après quelques minutes de cours, que le rôle du journaliste consiste à se vouloir, contre vents et marées, une vigie (je doute qu’il ait lu Sainte-Beuve, qui emploie ce terme à propos du rôle que doit assumer le critique littéraire). Quel est le rôle d’une vigie ? Vous me répondrez : avertir sa hiérarchie directe ou son équipage du danger qui croît à l’horizon et, ainsi, non seulement sauver le plus grand nombre possible de vies mais prendre les mesures de protection, éventuellement d’attaque, qui s’imposent. Je ne vous étonnerai probablement pas en vous affirmant que notre gardien de la morale n’envisageait cette noble, voire sainte mission de vigie que dans son aspect le plus stupide, puisqu’il s’agissait, par tous les moyens, de résister à l’ogre Sarkozy, une fois de plus ! Ma surprise fut doublée d’un profond dégoût lorsque, toujours durant cette première intervention, notre impeccable guetteur scrutant l’horizon du désert des Tartares nous avoua sans la moindre retenue qu’il militait activement dans Désir d’avenir, autrement dit pour la candidate Ségolène Royal. Discrètement, complice et tout sourire, il alla même jusqu’à nous assurer que nous pourrions (nous : pas même des journalistes professionnels dans bien des cas, nous devions donc comprendre notre chance formidable…), grâce à ses bons services, obtenir les meilleures places dans l’espace réservé aux journalistes lors des réunions publiques de Ségolène Royal. Après cette première journée de cours, j’ai bien failli ne plus revenir au Celsa, étant tout de même sidéré que le premier imbécile venu se sente investi d’une mission divine et regarde de très haut, avec une grimace de mépris, celui qui osait émettre quelques réserves déontologiques sur de tels procédés.
Une image à présent. Il y a, dans une Salle des Marchés, ce que l’on appelle une «Muraille de Chine», à savoir une séparation matérialisée physiquement (par un mur, fût-il transparent) entre l’espace dédié à la vente (ou à l’achat bien sûr) et celui réservé au déontologue chargé de vérifier la légalité des procédures (elles sont singulièrement complexes et redondantes, comme l’affaire Kerviel l’a démontré pour les profanes) boursières (7). Apparemment, cette «Muraille de Chine» n’existe tout simplement pas dans l’esprit de bon nombre de journalistes…
Seconde réponse, qui confirme votre juste intuition. Oui, bien sûr, le mélange est connu qui paralyse les consciences françaises, qu’elles soient, pour le dire vite, de droite ou de gauche : trouille suraiguë, volonté de se faire une place au soleil sans trop choquer, ou alors en ne choquant que modérément, afin de continuer de vendre des exemplaires de torchons, cette volonté nécessitant le déploiement d’efforts surhumains afin de se constituer un réseau pour lequel aucun sacrifice n’est trop grand. Récemment, j’avais publié un texte très violent, après que cette pauvre gamine, Anne-Lorraine Schmitt, a été tuée par un homme dans une rame vide de RER. Immédiatement, la presse de droite, Valeurs Actuelles en tête de cette joyeuse armée de libération des belles âmes, voire devenue porte-drapeau d’une croisade chargée de reconquérir le doux et saint territoire de la France livré aux hordes barbares, s’est imaginée (et y a sans doute cru réellement) qu’il était respectueux et intelligent de faire de cette jeune femme une icône, une sainte. Anne-Lorraine aurait témoigné, face à son meurtrier, d’un courage de martyre. J’ai employé des termes d’une violence extrême pour condamner ce meurtre ignoble. Pourtant, l’idée défendue par certains des journalistes de Valeurs Actuelles est tout simplement scandaleuse car jamais bien évidemment ils n’auraient donné de la «sainte» à une personne assassinée qui eût été de confession musulmane. Je me permets de vous renvoyer à ce texte et à mon petit échange avec Laurent Dandrieu, fort instructif quant à la lâcheté de ces journalistes va-t-en-guerre à condition qu’ils restent planqués derrière leur écran.

Roman Bernard
Que vous a inspiré votre observation des médias par les formations au journalisme sur l’évolution de la société française ? Comptez-vous en faire un livre, à l’avenir ?

Juan Asensio
Une chose toute simple, que je vous livre dans sa radicalité : je ne vois aucune façon d’amender en profondeur ce que Mallarmé nommait le «reportage universel» et les écoles où on enseigne ce langage décérébré puisqu’il s’agirait, en somme, de remplacer un bavardage constant et inconsistant, une rhétorique devenue folle (8), par une parole de poids réel, douée de pesanteur selon la terminologie de Carlo Michelstaedter.
Rien d’autre ne me vient à l’esprit que l’hypothèse évoquée assez bellement par Frank Herbert dans Dune et ses suites : une guerre contre les machines (il la nomme Jihad Butlérien) ou plutôt, puisque cette dernière serait sotte en plus d’être impossible, une guerre sans merci contre le discours orthonormé, machinal c’est le cas de le dire, que nous servent la majorité des médias, quels que soient leur support. Bien évidemment, je ne me fais aucune espèce d'illusion sur pareille et loufoque guerre, croyant tout au plus à la résistance de quelques personnes : l'histoire de France est tout entière façonnée par le courage de femmes et d'hommes sorties du rang, littéralement providentiels.
Parfois, me souvenant des textes que j’ai cités plus haut, je me dis qu’il suffirait de quelques minutes d’un silence médiatique total et réel (à la suite d'une catastrophe nucléaire, comme le suggère Le Sacrifice de Tarkovski ?) pour que nous reprenions nos esprits et décidions de limiter l’usage des médias (à quoi peuvent donc bien nous servir des centaines de chaînes de télévision, des milliers de journaux et de quotidiens, sinon, comme disent nos censeurs, à témoigner de la bonne santé de nos joyeuses démocraties ?) mais, comme celui-ci est improbable, à moins que nous imaginions une catastrophe de dimension planétaire, je suis singulièrement pessimiste quant à l’évolution de la société française et occidentale. Je ne vois guère ce qui pourrait l’arracher à sa trouble fascination : demandez donc à une souris, sur le point de se faire dévorer, de détourner ses yeux vitreux de ceux, fascinants, du serpent et il y a fort à parier que votre échec n’illustre comiquement la vieille antienne, mille fois vérifiée, de la servitude volontaire…
Un livre me demandez-vous ? Non. J’ai déjà fort à faire, vous l’avez sans doute remarqué, en accomplissant, dans les domaines de la littérature et de la critique littéraire, un véritable travail d’Hercule puisqu’il s’agit, quelque peu je l’espère, de rendre plus propres les écuries d’Augias dans lesquelles se vautrent nos cacographes.

Notes
(1) Dans Cette grande époque précédé d'un essai de Walter Benjamin (Petite Bibliothèque Rivages, 1990), p. 214.
(2) Dans LTI La langue du IIIe Reich (Presses Pocket, coll. Agora, 1998), p. 40.
(3) La fausse parole (Le temps qu'il fait, 1985), p. 54.
(4) Ibid., p. 67.
(5) Karl Kraus, op. cit., p. 187.
(6) George Orwell, 1984 (Gallimard, coll. Folio, 2001), p. 79.
(7) En termes précis, la «Muraille de Chine» est une expression symbolique désignant l’ensemble des procédures dont l’objet est de prévenir la circulation indue d’informations privilégiées et/ou confidentielles (auxquelles appartiennent, par exemple, les fameux délits d’initiés), susceptibles de générer des conflits d’intérêts.
(8) «Mais la rhétorique organisée en système, alimentée par l’effort constant des siècles – fleurit au soleil, porte ses fruits et profite à ses fidèles. – Et dans l’avenir elle en portera d’autres. Et on verra chaque homme préoccupé uniquement de sa vie», Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique (L’Éclat, 1998), p. 160.

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