Rebatet, Boutang et... Asensio ! (02/12/2004)
Lucien Rebatet dédicaçant Les Décombres à la librairie Rive Gauche, le samedi 3 octobre 1942.
Borges, La bibliothèque de Babel
Je suis un fanatique de la lecture, certain depuis de longues années qu’une correspondance secrète me guide d’un auteur à l’autre, d’un livre à un autre, sans avoir jamais eu besoin des passerelles bien fragiles que les chercheurs établissent entre ces derniers. Il faut d’abord ne pas craindre de se perdre dans une multitude dévorante de livres avant de vouloir établir, à n’importe quel prix, de probables influences et, par le jeu des associations infinies, faire que se lève, par un nom propre, la magie allusive d’un nouveau nom propre. C’est ainsi que Borges lisait je crois et sans doute d’autres remarquables lecteurs, y compris universitaires comme Jean Bollack. On verra assez vite pourquoi je n’exclus pas, d’emblée, toute démarche universitaire, donc, peu ou prou, à visée scientifique, dans le plaisir de lire. Au demeurant, ma propre formation, cela se voit comme le nez au milieu d’une figure, doit beaucoup à l’Université.
Attiré par le labyrinthe monstrueux de nouvelles lectures comme par un fanal un peu trouble perçant la grisaille quotidienne, je ne pouvais que consacrer de longues heures, je l’avoue, à m’égarer sur la Toile, elle aussi image de plus en plus évidente à mesure que s’accroît son expansion, de l’infini. Mais, alors qu’il faut à la lumière un temps toujours plus long pour nous parvenir des confins de l’espace, la Toile est rigoureusement son centre et sa circonférence. Nulle limite donc ou frontière, fascinante par ce qu’elle suppose d’inconnu au-delà de sa borne. Non, la Matrice enveloppe tout et, comme dans les livres de Dick, elle contamine la réalité même. J’ai ainsi découvert, une fois de plus bien sûr fortuitement, ce lien vers un site obscur (baptisé Texto !), en tous les cas bien peu consulté si j’en juge par son important décalage vers le rouge tel que me l’a confirmé cet étrange spectrographe de la popularité virtuelle qu’est Google. Rassurez-vous, un aussi inquiétant éloignement ne sera plus qu’un mauvais souvenir puisqu’il y a fort à parier que, désormais, la référence à la Zone du stalker ne propulse l’anonyme François Rastier tout près des artères les plus bruyamment parcourues par les internautes… Pauvre chercheur, dont la recherche sera troublée au-delà du raisonnable.
Texto ! donc. Il s’agit d’un site tout entier consacré à d’érudites recherches sémiotiques menées par un certain François Rastier, dont je ne savais strictement rien avant de découvrir quelques-uns des alléchants titres de ses ouvrages : Sémantique interprétative, Sémantique et recherches cognitives ou encore Arts et sciences du texte, tous édités par les PUF dont nul n’aura l’idée de critiquer, je l’espère, l’impartialité résolument scientifique. Diable me suis-je dit, enfin, sur la Toile, une parole de quelque poids, de quelque persuasion eût écrit Michelstaedter, en tous les cas de formation universitaire ce qui, certes, n’est pas, loin s’en faut, le gage d’un quelconque intérêt, surtout lorsqu’il s’agit du CNRS, cette tour d’ivoire qui dresse sa canopée dans le ciel bleu, cent mille coudées au-dessus des terriennes préoccupations consistant, pour de pauvres hères, à tenter d’apprendre le difficile maoam. Du reste, n’évacuons pas trop vite ce langage maoam que tout le monde s’amuse à critiquer : nous le verrons, François Rastier en est un éminent spécialiste et, parfois, il le pratique, en ceci que le maoam n’est que le langage de la masse manipulée. Disons tout de même que Rastier emploie un maoam amélioré puisque c’est lui qui, ici, cherche à manipuler en caviardant, en trafiquant et en faisant mentir les mots.
Une recherche sommaire me précise à qui j’ai affaire, par le truchement d’une de ces plumes insignifiantes (sans doute quelque collègue ou étudiant de Rastier qui fort légitimement s’attirera la bienveillance du «maître») et imparablement larmoyantes sous des dehors vite éventés d’impartialité : «François Rastier s'est montré l'un des esprits les plus inventifs dans le domaine des sciences du langage. Né à Toulouse en 1945, docteur en linguistique, directeur de recherche au C.N.R.S., son œuvre est aujourd'hui reconnue internationalement. Elle est fondée sur une audace et une originalité. L'audace est sans doute d'avoir choisi comme champ de recherche la sémantique, discipline ardue et peu courue. L'originalité est d'avoir porté cette discipline à dépasser la seule étude du signe linguistique pour l'appliquer à des ensembles de textes». Diable, une fois de plus, ai-je seulement trouvé à articuler mentalement, l’affaire se corse, ce qui, pour le Basque que je suis, ne peut que me ravir…
L’article qui a donc retenu toute mon attention est consacré à George Steiner ou plus précisément au thème de « l’après-culture » telle que Steiner l’annonce et l’analyse et, le croirez-vous, mentionne votre humble serviteur en fort inquiétante compagnie (cf. note 2 de l’article intitulé L'après culture - à partir de George Steiner, à la lettre R comme Rastier) puisque c’est flanqué de Rebatet et de Boutang, au passage égratignés par un pathétique jeu de mots, que me voici punaisé par ce chasseur de nazis de haute volée et d’indéniable courage qu’est Rastier, j’oubliais de préciser ce point : seulement aux heures de loisir fort nombreuses que lui laisse son laborieux emploi du temps de chercheur, du CNRS je vous prie. Je ne résiste pas au plaisir de citer Rastier qui, sans même paraître s’en apercevoir, me décerne une palme, voire une couronne de lauriers que je n’hésite pas à poser sur le partie de mon corps la plus éloignée du sol : «Pour la relève, soulignons la présence de Juan Asensio, auteur du premier essai publié en français sur Steiner et par ailleurs collaborateur du site d’ultra-droite Subversiv.com. On peut y lire notamment des articles sur Dantec dont il justifie les lettres de soutien au groupe Bloc Identitaire et les propos sur le «gauchisme» de Le Pen par le précédent des liens entre Steiner, Rebatet et Boutang (Dantec devant les cochons, janvier 2004, note 4). Voici un extrait de son plaidoyer : «on remarquera l’art consommé du sautillement avec lequel les tiques journalistiques se sont accrochées à leur chien, qu’elles comptent bien faire crever en lui inoculant leur gonorrhée verbeuse, ces parasites étant gonflés d’un jus qui rendrait plus rafraîchissante qu’une source de montagne la Sargasse de fond de cale d’une putain taïwanaise» (consulté le 28.04.04). Tel est le grand style du principal commentateur de Steiner en France.»
Cette minuscule lorgnette grâce à laquelle notre éminent chercheur grossit le talent de l’héritier de ces deux Gilles de Rais que sont Rebatet et Boutang sera la lézarde qui va me permettre de fendiller l’armure de crasse et de malhonnêteté intellectuelle sous laquelle François Rastier enrobe délicatement un article honteusement idéologique avant que d’être, c’était pourtant son présupposé, scientifique. Une fois de plus donc, armé de mon seul Petit Derrida illustré, je m’en vais déconstruire un texte qui, certes, n’était guère bien calfaté. À vrai dire même, le rafiot pourri faisait eau de toute part.
Je passe d’abord très rapidement sur la lamentable attaque, pas même frontale, qui permet à Rastier de me ranger commodément et à peu de frais dans le camp des honnis ou, eût dit mon ancien professeur de philo, des infréquentables. Je passe encore sur l’étrange myopie qui lui permet d’affirmer que le site Subversiv est d’ultra-droite (pas plus, parfois, que d’ultra-gauche) ou sur la bêtise consistant à prétendre que je collabore avec lui puisque, à la différence d’un Costes, je n’ai jamais envoyé d’article à son patron. Le principe même de Subversiv, tout du moins concernant Dantec, est de proposer, une plate-forme quasi exhaustive regroupant différents articles consacrés à l’écrivain.
Avançons. Une remarque, préalable, pour souligner que je ne suis pas en désaccord avec toutes les critiques que l’universitaire Rastier émet à l’encontre de l’œuvre steinerienne. Loin s’en faut même puisque j’ai tenté bien des fois de révéler certaines ruses de l’auteur (celle, kierkegardienne, que j’analyse ainsi dans la conclusion de mon essai), voire certains raccourcis intellectuels critiquables ainsi que de navrantes manies qui, à la longue, deviennent insupportables comme le sont par exemple une fausse modestie patente, l’accumulation de noms d’auteurs et de thématiques jamais problématisés ou mis en perspective ou encore une esthétisation parfois outrancière du Mal, sur laquelle je reviendrai. Je ne puis que renvoyer à mon essai sur Steiner ou, faute de mieux, aux nombreux extraits de mon Lyber ainsi qu’aux différents textes consultables dans la Zone mais je me dois de faire remarquer à Rastier plusieurs points.
D’abord, Rastier n’a évidemment pas lu mon essai, ce dont je ne tire aucune peine mais nourris quelque souci à l’égard de la prétendue caution scientifique dont il affuble ses écrits. En ce qui me concerne, et Rastier ferait bien à son tour de s’appliquer ce catégorique impératif : je ne parle pas de ce que je ne connais pas et j’insulte encore moins des auteurs qu’à l’évidence je n’ai pas lus… Ensuite Rastier, pourtant expert en sémiotique qui, m’en informe mon dictionnaire, est la «théorie [et pas science] générale des signes et de leur articulation dans la pensée», n’analyse aucunement le discours de Steiner. Certes, il en pointe tout au plus les incohérences et encore, les plus visibles mais… Quoi de plus qui ne soit à la portée d’un étudiant en première année de Science Po, serais-je tenté de demander au cher professeur Rastier, expert, pourtant, en signes qu’il oublie toutefois de questionner ? Quoi de plus, Rastier ? Vous aurais-je mal lu ? Cela se peut, vous savez, je ne suis pas sémiologue… Mais au fait, comment se nomment les humbles lecteurs qui ne savent pas déchiffrer les signes ? Des analphabètes ? Non voyons, cela ne se peut. Des crétins ? Sans doute oui. Rastier répondrait peut-être, tout simplement, que ces lecteurs de seconde zone n’ont pas eu la chance d’avoir été initiés aux arcanes sémiologiques.
Quoi de plus demandai-je ? Rien. Et c’est même sur ce rien, laborieusement étiré sur près de vingt pages imprimées, que Rastier va bâtir sa monumentale, que dis-je, sa très retorse et imparable attaque : Steiner est un antisémite qui ne l’avoue (ou ne s’avoue…) pas et, si nous lisons bien Rastier, George Steiner est un penseur pour le moins suspect qui éprouve, à l’endroit du loup nazi, une fascination digne du petit chaperon rouge devant le monstre alléchant. Les références sont, sur ce point, innombrables dans le texte de Rastier, toutes à peu près torves et jamais franches, il faut bien le dire, comme le soulignent la multitude de petites piques qui, en début d’article, reprochent au «maître à lire» d’être médiatiquement connu. En effet, Steiner est plus connu que Rastier, ce que ce dernier semble ne point lui pardonner, masquant son aigreur par une fausse ironie, qui ne trompe personne. De même, le chercheur se plaint, cette fois en fin d’article, que trop de prétendus intellectuels cautionnent les «travaux» de Steiner… J’ai déjà mentionné l’allusion, peut-être l’une des moins voilées, aux «iréniques voisinages» que représentent Rebatet et Boutang, dont Rastier a oublié de lire, une fois de plus (mais au fait, qu’a donc lu Rastier des auteurs qu’il critique ?), l’un des ouvrages les plus essentiels, un dialogue justement, et avec son ami Steiner, une dispute au sens médiéval du terme, puisque Boutang, on s’en serait douté, ne laisse rien passer comme le disent les journalistes… Qu’il le lise, il changera peut-être d’avis, à tout le moins, s’il est honnête ce dont je doute, il nuancera ce même avis sur la question de l’antisémitisme prétendu de Pierre Boutang.
Steiner donc, est naz…, pardon, antisémite, ce qui, sous la plume insinuante du bravache Rastier, est beaucoup je puis vous l’assurer mais pas tant que cela puisque, à une reprise au moins, notre chercheur, qu’on devine alors pianotant furieusement sur son clavier, nous donne l’estocade : «Il serait discourtois d’étiqueter le respectable professeur Steiner comme un antisémite juif, un extrémiste mitigé, un nazifiant affable.» Une telle insulte, en effet, serait, bel euphémisme, «discourtoise» mais c’est pourtant bien celle que Rastier profère à l’encontre de Steiner, enfonçant même le clou lorsque Steiner sous la plume du chercheur devient un véritable schizophrène («quand un discours se contredit de manière systématique et cache ses contradictions, non pas ponctuellement, mais sur quarante ans, on peut conclure à un double langage : un discours couvre l'autre, le laisse transparaître et permet de prendre à témoin de sa sincérité.»). Les indices que Rastier nous demande de considérer sont multiples qui soulignent les dangereuses accointances du penseur : d’abord, son écriture est grevée d’un insurmontable pathos, «pathos catastrophiste» nous dit le sémiologue, pathos qui lui-même n’est rien de plus qu’une des nombreuses «ruses apocalyptiques» censées hâter la venue de «l’après-culture» chère à Steiner, pathos lui-même loué, rappelons-le, par tant d’auteurs allemands et français qui ont dangereusement exalté la force brute et un goût vaseux pour d’obscures légendes parlant d’un anneau fabuleux. Rastier écrit ainsi : «Frappant d’inanité toute compréhension historique, Steiner déploie les ressources infinies du pathos : la culpabilisation générale de l’Europe, de la Culture, voire de l’Humanité, exonère de fait les bourreaux, devenus simples instruments du destin; la rhétorique de l’intense esthétise le crime ; bref les ruses des langages prophétiques, appliquées à l’histoire contemporaine, sont mises à profit pour nous assurer que les derniers jours sont bel et bien advenus.» Je ne vois pas par quel tour de magie notre bon chercheur voudrait nous faire croire que l’esthétisation à laquelle procède effectivement Steiner (qui n’a pas connu les camps de concentration comme il le rappelle) absoudrait les bourreaux de leur crime. Je ne vois pas par quelle argumentation fallacieuse l’esthétisation du Mal, chez Steiner, évacuerait telle ou telle piste historique d’interprétation de la Shoah.
Ce n’est pas mon seul reproche à la démarche de Rastier car, en accusant l’esthétisation steinerienne du Mal (que nous pourrions nommer avec notre chercheur le «kitsch» de Steiner), je crois que Rastier n’a tout simplement rien compris, d’abord à un pan entier de la littérature allemande (Trakl, Benn, etc.), ensuite à certaines des plus grandes créations d’une parole (poétique ou romanesque) née de l’enfer d’Auschwitz. En effet, c’est avoir bien mal lu l’œuvre de Paul Celan (alors que Rastier évoque Bollack, génial commentateur du poète) que d’affirmer que «Dans ses techniques, la littérature de l’extermination refuse le sublime, l’obscurité, l’opacification verbale; dans ses finalités, le plaisir, l’art pour l’art, l’autotélisme ou l’autoréférentialité du mythe; dans son rapport au lecteur, le pathos et la séduction.» Rastier, une fois de plus, ne sait pas de quoi il parle et reproche à Steiner, sans même s’en aviser, ce que Primo Levi, d’ailleurs critiqué par Steiner, reprochait à Paul Celan (à savoir, l’hermétisme de sa langue poétique). Sans doute Rastier songe-t-il, ici, à certaines œuvres d’Imre Kertész, de Levi ou même d’Améry qui effectivement refusent de tendre de trop visibles guirlandes de tripes et d’atrocités au-dessus des personnages qu’ils évoquent. Je rappelle toutefois à notre chercheur émérite que deux des trois auteurs que je cite ont mis fin à leurs jours… Hermétisme, quand tu nous tiens. Mais que sait au juste Rastier des admirables chants juifs, nés de la Shoah, rassemblés par Rachel Ertel dans un remarquable recueil intitulé Dans la Langue de personne ? Leur reprochera-t-il aussi leur pathos boursouflé et apocalyptique ? Il est vrai que, pour un chercheur du CNRS, l’apocalypse ne doit pas être grand chose de plus qu’un signe comme un autre, aisément dissécable par le scalpel sémiologique, celui-ci dût-il être passablement émoussé.
Poursuivons. Rastier affirme que Steiner donne de la Shoah une interprétation «sociobiologique» à la différence de celle d’Agamben, «biopolitique». Extraordinaire bêtise et lecture pathétiquement nulle d’une œuvre dont Rastier n’a fait que goûter l’écume alors qu’il n’a même pas paru apercevoir son cœur ténébreux : chez Steiner comme chez ces «logocrates» qu’il a analysés, tout, absolument tout, est affaire de langage. Rastier s’occupe des signes mais, à force d’ausculter les arbres, il n’a pas vu que ceux-ci n’étaient que les lettres d’une immense phrase forestière… Rastier, le sémiologue myope ! Rastier, le bûcheron reître, qui abat des arbres entiers en se demandant où est passée la forêt magnifique et sombre ! Si, donc, explication «sociobiologique» il y a, elle ne peut être que superficielle, sous la plume d’un énigmatique Steiner qui lie en fait, comme je m’en suis expliqué ici, l’effondrement d’Auschwitz (ou son trou noir, pour employer une image que le penseur répète volontiers…) à la déhiscence ténébreuse du Golgotha. En somme et pour résumer lamentablement l’idée, mieux, l’intuition de Steiner (devant donc me contenter, hélas, de renvoyer le lecteur à mon article), l’effondrement bestial de la parole n’est lui-même que la conséquence mystérieuse de la mort – et dans quelles conditions ignobles – du Verbe. Comme Bloy, Steiner établit un lien spéculaire (le reproche, facile, de manichéisme, est ainsi écarté) entre l’absolu du Mal et l’absolu du Bien. En somme encore, et pour asséner à ce drôle son coup de grâce, Rastier n’a pas une seule fois légitimé sa critique de l’œuvre de Steiner en la plaçant sur le terrain qui aurait pourtant dû être le sien : le langage ! Un tel flagrant manque de discernement suffit, à mes yeux, à discréditer l’attaque d’un prétendu scientifique qui, arguant que la science est supérieure à l’amateurisme tel que le pratiquerait Steiner, oublie en fin de compte de retourner à ce même amateur des arguments eux-mêmes scientifiques, c’est-à-dire étayables, démontrables, pouvant être reproduits dans de rigoureuses conditions expérimentales selon la célèbre définition que donnait Claude Bernard de la démarche scientifique. Il n’y a pas de science chez Rastier, tout au plus quelques présupposés idéologiques qui le font condamner des auteurs auxquels il n’a strictement rien compris, si tant est qu’il les a lus…
Et Rastier, ainsi, de se contredire, une fois de plus sans paraître s’en apercevoir, lorsqu’il affirme que la méthode (ou plutôt : la non-méthode) suivie par Steiner, propre au règne de «l’après-culture», serait «Dominée par le bon plaisir, indifférente à toute déontologie philologique qui la ramènerait au principe de réalité, farouchement antirationaliste, cette culture [abominant] les sciences humaines et sociales qui précisément sont sorties de l’essayisme». Fort bien Rastier mais il me semble que vous-même êtes en plein dans cette zone dangereuse où vous enfermez ceux que vous critiquez tout en paraissant vous en exclure allègrement, ayant, n’est-ce pas, nous l’avons vu et de quelle façon, de votre côté la caution de la «déontologie philologique». De plus, vous ne semblez pas même avoir compris que, pour Steiner, le Mal est un principe ontologique (je crois même qu’il suppose, comme la tradition chrétienne lorsqu’elle évoque, prudemment, Satan, une intention angéliquement perverse à la racine du Mal…) qui jamais n’est réductible, médiatisable et encore moins explicable par les sciences, d’où un «irrationalisme» (et non pas un antirationalisme) évident qui est pourtant plus proche d’un mysticisme désordonné que d’une apologie de la Réaction contre les forces dites du Progrès. Bref, Rastier ne peut que condamner la pensée de Steiner parce que, à sa différence et c’est là le point essentiel, il ne croit absolument pas au Mal en tant que principe actif de malfaisance, il ne croit pas au langage en tant que trace insigne du Verbe.
Je pourrais bien sûr développer d’autres points qui, tous, démontreraient au final cette évidence : Rastier, prétendu «maître à lire», est parfaitement incapable de déconstruire Steiner, qu’il n’a lu que d’un œil et encore, en plaçant systématiquement sous son regard de myope sémiologue la grille gauchissante d’un parti pris idéologique qui transparaît dans ces quelques lignes, d’une bêtise surprenante, un vrai cri du cœur et, pour tout dire, une profession de foi quasi loanesque : «Steiner s’oppose bien entendu à «une anthropologie envahissante, relativiste, refusant les jugements de valeur», c’est-à-dire la reconnaissance de la supériorité occidentale. Cependant, une culture ne peut être comprise que dans le corpus des autres cultures, étrangères et antiques. Chacune recèle des traits qui peuvent prétendre à une valeur universelle, quand bien même cette valeur lui resterait voilée par des préjugés d’appartenance. De cette universalisation naît le cosmopolitisme ou citoyenneté mondiale qui garantit l’existence de l’humanité, indépendamment de tout patrimoine génétique.»
Mon Dieu me suis-je répété, consterné, en relisant plusieurs fois le témoignage aussi saugrenu d’une ridicule confiance placée dans l’humanité s’avançant joyeusement vers le soleil du Progrès, mon Dieu, pourvu que jamais un moderne barbare, découvrant le vieux professeur François Rastier penché sur des lignes qu’il aura de plus en plus de mal à déchiffrer, pourvu que jamais un de ces barbares décrits par le kitschissime Steiner ne s’avise de contraindre le fragile François Rastier, adorateur du cosmopolitisme sans visage, pourvu que jamais un de ces barbares ou une horde d’entre eux ne contraignent le pacifique professeur, comme le firent tant de fois les criminels nazis avec des rabbins, à nettoyer avec sa langue les égouts où ils rêvent, eux, de conduire l’humanité.
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