Katrina pour tout le monde (02/09/2005)
Crédits photographiques : Charlie Riedel (Associated Press).
Et je vois, détournant mon regard de ces faces maladivement pâles, déjà tavelées par la Mort, et j'entends, refusant d'écouter ces filets limoneux de voix pourries, et j'entends et je vois venir l'horreur, le chaos, le déchaînement des instincts les plus bas que ces petits professeurs de morale croyaient définitivement ensevelis sous des millénaires de massacres, de sacrifices et de déprédations inhumaines.
C'est maintenant le triomphe d'un Kurtz boueux qui a enfin pu s'échapper de son repaire tapi au plus profond de la jungle, qu'importe qu'il arbore une face de noir aux yeux injectés par la haine. Une autre face n'est pas moins redoutable pourtant, celle-ci livide et sans âme, celle du petit-bourgeois européen réglant consciencieusement le thermostat du four de crémation.
Si notre belle capitale devait connaître un événement, je dis bien un seul, un seul événement même moins grave, infiniment moins grave, quelques dizaines de morts tout au plus (moisson d'un banal attentat après tout...), que celui, inimaginable (et pourtant nous dit-on, auquel il fallait bien s'attendre) qui vient de balayer la Nouvelle-Orléans et lâcher les bêtes sauvages dans ses rues, je n'ai aucun doute, pas le moindre doute sur l'issue de la catastrophe : en France, dans n'importe quelle ville de France, le chaos serait total et, en moins de quelques minutes, toute l'infecte charogne que nos pieux gouvernements, nos douces consciences morales et nos sereins professeurs de droit humanitaire s'obstinent à ne point voir et à prétendre même qu'elle est le fruit de notre imagination intolérante, toute cette boue hurlante dégorgerait avec la puissance d'un fleuve dans les tranquilles avenues parisiennes, pour la consternation des petits-bourgeois qui se dépêcheraient d'ailleurs, en toute légalité bien entendu monsieur, de s'armer pour sauver leur peau blême.
Je ne donne pas cher alors des capiteuses putains qui s'exhibent au Trocadéro ni de leurs cousines étiques, cette multitude discrète d'assistantes de rédaction et d'attachées de presse maladives mais tout aussi rongées par la vérole. Je ne donne pas cher des petits cancrelats, souvent les amants de ces dernières, politiciens, journalistes, écrivains, admirables consciences de gauche et de droite sans parler du centre qui regorge de belles âmes, je ne donne pas cher des réseaux en tous genres, visibles ou invisibles, de clientélisme et de népotisme qui font de la société française une vaste pantalonnade médiatique. Non, je ne donne pas cher de notre capacité à affronter semblable événement qui révélera sans doute l'ange mais aussi, surtout, la bête. Et, voyez-vous, pour tout vous dire : je m'en réjouis. Je me réjouis de voir la France crever sans même plus rêver qu'elle ose, enfin, une dernière aventure perdue d'avance mais où elle risquerait au moins son âme comme ce fut le cas, peut-être pour la dernière fois (la Résistance, tout de même...) lors de la Révolution. Alors coulait le vin de vigueur chanté par le poète, que m'importe qu'il fût poisseux comme le sang versé de milliers d'innocents. Alors la France vivait qui se souciait de régenter le monde en en chassant, magnifique et risible paradoxe qui ne tarderait pas à se retourner contre elle, la tyrannie royale !
Quelle est la grandeur du peuple américain ? Il est vivant. Nous, nous ne sommes que des Européens, c'est-à-dire que nous sommes des morts. Comme tout vivant véritable, ce peuple est donc confronté à l'extrême (terrorisme, menaces naturelles diverses, guerres, etc.), à ce que Günther Anders appelait d'un terme assez laid le supra-liminaire, confrontation épique qui ne risque point de nous surprendre vu que nous sommes déjà morts et que rien, pas même l'extrême qui n'a que faire de cadavres, ne peut ni surtout ne veut nous réveiller.
Car, nous les morts, comment donc prétendriez-vous pouvoir nous effrayer ?
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