Inversion de Brian Evenson (08/12/2008)

Gerd Guenther (Duesseldorf, NRW, Germany).
«[…] il vit se répéter et se répéter son visage, comme une armée d’espions; ses propres yeux le rencontraient et le guettaient […].»
Stevenson, Markheim, in Le cas étrange du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde (Seuil, 10/18, 1992), p. 329.

«[…] un démon d’aspect […] infernal était sans cesse à ses côtés sous la forme de son frère.»
James Hogg, Confession du pécheur justifié (Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1987), p. 58.


Je crois qu'il n'y a nul besoin, pour évoquer ce bizarre roman qu'est Inversion de Brian Evenson, de faire appel aux analyses de Gilles Deleuze sur la schizophrénie. Le faire même, et le faire trop longuement quelles que soient les précautions prises par le critique, c'est-à-dire développer lesdites analyses en les plaquant sur ce qui n'est point un essai mais, je crois, un roman, c'est en fin de compte appauvrir celui-ci et ne le donner à lire que filtré par une grille de lecture après tout parfaitement contestable. J'affirme cela alors même que, selon Evenson, il ne serait pas grand-chose sans la philosophie de Deleuze. Avec celle-ci en tous les cas, et en ce qui concerne cet unique roman (je n'ai pas encore lu La confrérie des mutilés), il n'est, au mieux, qu'un écrivain doué mais certes pas un véritable romancier, même s'il prend le soin de préciser qu'en ayant écrit Inversion, il n'a nullement voulu illustrer, contrairement aux affirmations d'Éric Bonnargent, les thèses de Deleuze et Guattari sur la synthèse disjonctive.
Un roman, du moins si son auteur n'a point hésité quant à la forme qu'il donnerait à son rêve ou à son cauchemar, n'a que fort rarement besoin, pour se sustenter ou même survivre, de s'appuyer sur la mince béquille de la glose philosophique (ou psychanalytique, ou théologique, etc.). Je n'affirme bien évidemment pas que les ouvrages de romanciers tels que Proust, Dostoïevski, Conrad, Faulkner, Joyce, les grands Autrichiens et quelques autres encore n'autorisent pas une multitude de lectures : l'inflation des commentaires de toute espèce prouverait même le contraire. C'est là une évidence. Seulement, il ne faut point oublier la spécificité d'un roman qui est, après tout, d'être un... roman, c'est-à-dire un étrange monstre qui, attirant à lui bien des objets, disciplines, textes de diverses factures, est tout de même un assemblage de grumeaux dont la cohésion est garantie par une espèce de force forte (par opposition, en physique, à la force ou interaction dite faible) irréductiblement littéraire et qui, sauf dans ses échecs (parfois étranges et même envoûtants, comme Le Tunnel de Gass), est toujours supérieur à la somme de ses différentes composantes.
Dans Inversion, ce qui frappe donc, plus que la description clinique des troubles qu'entraîne la schizophrénie dans l'esprit d'un homme (ou dans celui de plusieurs : le roman est en tous les cas riche, un premier temps du moins, de cette ambiguïté), c'est l'étroite imbrication existant entre les actes, codes et symboles religieux mormons (l'auteur, on le sait, a fait partie de l'Église dite de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours), la doctrine, plus ou moins phantasmée, de la rétribution par le sang et la contamination d'une cervelle par des signes absolument coupés de leurs signifiants (plusieurs fois, Rudd se déclare hanté par des mots, contaminé par le virus d'expressions lues dans la Bible ou dans n'importe quelle publication, cf. pp. 19, 38, 120, 125). Si les deux premières parties du livre se lisent avec plaisir, parfois, même, avec effroi (ainsi de la dernière scène de la deuxième partie intitulée Lindy, égarée) puisque l'auteur sait parfaitement suggérer la présence d'une sorte de jumeau de l'ombre du personnage principal (p. 87 : «[...] qui saurait dire qui d'autre attendait son heure dans les replis de son cerveau, tel le ver dans le fruit ?»), rejouant avec bonheur la gamme tout de même convenue du double diabolique (cf. p. 113), la dernière, intitulée Hooper, déchaîné, n'est guère convaincante, Brian Evenson, en mélangeant les locuteurs, les identités labiles, schizophréniques apparemment et les trames narratives et temporelles réalisant une sorte de resucée, parfois franchement ridicule (voir la scène des petits papiers collants ou, selon l'époque envisagée, post-it, qui délivrent autant de messages à Rudd/Hooper/Lael...), du Dick du Maître du Haut Château et du Nolan de Memento.
Brian Evenson a sans doute trop voulu démontrer sa virtuosité, dans ce roman qui en anglais est intitulé, plus intelligemment et poétiquement que dans sa traduction française, The Open Curtain (1), cédant aux sirènes vulgaires du polar mâtiné de fantastique, alors qu'un Thomas Glavinic, dans Le travail de la nuit, a su suggérer, avec une économie d'effets admirable, les horreurs et béances métaphysiques d'un esprit cédant à l'hallucination (2) puis sombrant dans une douce folie. Plutôt, donc, qu'une nouvelle et riche variation, aussi aboutie que cauchemardesque, du thème du double sur fond de religiosité pervertie qui, ici, rejoint sans toutefois le dépasser le remarquable classique datant de 1824 de James Hogg, Confession du pécheur justifié, nous avons, avec Inversion, un scénario pour un sous-Cronenberg.

Note
(1) Ce titre fait référence à la description d'un mariage selon le rite mormon plus qu'à une remarquable nouvelle d'Hawthorne (dans Contes et récits publié par Actes sud, coll. Babel, traduction par Muriel Zagha, 2007), ou même, remarque valable à condition qu'Evenson n'ait pas seulement lu Gilles Deleuze, à un des textes composant Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly. Dans les trois cas, le voile ou le rideau masquent une scène aussi fascinante qu'impossible à déchiffrer.
(2) Un détail est à noter, sans que je sache lequel des deux romanciers s'est inspiré du livre de l'autre, ni même s'il n'y a là rien de plus qu'une coïncidence : le personnage d'Evenson comme celui de Glavinic ont l'idée, afin de vérifier qu'ils ne sont point fous, de se filmer. La scène est très souvent répétée dans le livre de Glavinic, alors qu'elle n'est mentionnée qu'une seule fois dans celui d'Evenson (p. 125).

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