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10/06/2007
Journal d'une lecture, 1 : Le Tunnel de William H. Gass
Crédits photographiques : Matt Black.
«Depuis le sommet de mon livre, la mort s'étend telle une vallée parcourue par d'indolents ruisseaux», William H. Gass, Le Tunnel [1995] (Le cherche midi, coll. Lot 49, 2007), p. 101.
Voici une série de notes qui accompagnera ma lecture du Tunnel de William H. Gass. Une bonne fois pour toutes, afin bien sûr de prévenir d'éventuels commentaires idiots, il ne s'agit pas d'une critique littéraire véritable, pas même de courts textes thématiques tels que ceux que j'avais écrits sur Cosmos Inc. de Dantec mais bien d'un journal de lecture(s), où trouveront peut-être place des annotations, des impressions, des digressions qui, en apparence seulement, n'auront que peu de rapports avec ce roman.
Une lecture ne serait pas un événement bien considérable si elle ne contaminait pas, lentement ou bien de façon foudroyante, chaque minute d'une de nos journées, affreusement banale ou au contraire riche d'heures brûlantes. Une lecture n'est rien si le poison du livre que nous lisons ne se distille pas dans nos veines, bien après que nous avons refermé le livre en question.
Un article, dont ces notes n'auront constitué que le brouillon, suivra peut-être, même si je doute d'avoir assez de temps pour le rédiger.
Et puis, surtout, question autrement plus angoissante (enfin, non : elle a cessé de m'angoisser depuis quelques années déjà...), à quelle revue l'adresser ?
Pages 1 à 120.
Une voix, immédiatement. Une écriture. Un style donc, à la différence de ces pénibles Fusils de William T. Vollmann, ce roman qui paraît fondre comme fond la glace sur un lac de boue, en se mélangeant pour former un cloaque qui devient pestilentiel sous les premiers rayons du soleil de printemps.
Un style mélangeant introspection, évocation du passé, qu'il soit personnel ou historique, le récit étant interrompu par Gass par tout un tas de tics, de tressautements de langage : changements de police, de couleurs, intrusion de schémas, de dessins, jeux de mots rendus parfois avec bonheur par le traducteur (qu'il faut bien sûr saluer), nous voici dans le registre d'une avant-garde littéraire à mon sens quelque peu vieillote depuis que Dos Passos, Brunner, Calvino et tant d'autres ont usé, jusqu'à la corde, ces procédés de collage. Et que dire des Cantos de Pound, cette espèce de siphon attirant les courants les plus divers ?
Pound, les premières pages du Tunnel m'y font penser, tout comme elles évoquent le nom de Sterne et de James. Le Tunnel, d'emblée, me paraît appartenir avec quelques autres romans dont je privilégie la relecture, à cette catégorie typiquement moderne des monstres. En eux, la langue paraît tomber dans quelque gouffre qui pourtant ne la détruit pas. En eux, la langue, remontée des profondeurs, est désormais riche de trésors que nous n'avons pas l'habitude de contempler.
À la différence encore de l'histoire racontée par Vollmann, le roman de Gass se moque d'une contextualisation trop pesante. Il est vrai que Les Fusils, au bout de plusieurs centaines de pages tout de même, mélangent plusieurs personnages, historiques ou inventés, qui n'ont pas vécu à la même époque. Dans le roman de Gass, cette contextualisation, pourtant indiquée par une foule de détails concernant la vie du narrateur, William Frederick Kohler (sa femme, ses petites habitudes, ses collègues, sa maîtresse, la petite taille de sa bite, etc.) est tout simplement annulée par l'évocation de trois écrivains, Rilke, Gide et Rimbaud, ce dernier point directement nommé mais dont l'ouverture du livre rappelle les images de la Saison en enfer (sans compter le fait que le narrateur, à de multiples reprises, prétend qu'il n'est qu'un de ces assis auxquels Rimbaud a consacré un poème rageur).
Et d'autres écrivains encore, Gide, Pepys, Blake, Shakespeare, Hésiode, Homère, j'arrête là une liste que Gass s'amuse à dérouler durant plusieurs pages. L'effet de réel est donc pratiquement absent de ce livre, alors même que son auteur prend la peine de nous livrer, je l'ai dit, une foule de détails : Le Tunnel se perd dans les profondeurs secrètes de dizaines d'autres livres, dans le ventre gravide de la littérature.
Une question, que je pose peut-être naïvement : Gass, qui paraît avoir tout lu, sait-il que Le Tunnel est le titre même du premier roman d'Ernesto Sábato, creusant lui-même une galerie profonde qui allait le conduire, dès le deuxième roman, dans le monde mystérieux de la Secte des Aveugles puis, dans le troisième et dernier livre, dans le labyrinthe d'une réalité inextricablement mélangée avec l'histoire qu'il a écrite ?
Oui, sans doute connaît-il ce roman puisqu'il ne semble rien ignorer d'un livre de Bernhard Kellermann portant le même titre que le sien, Der Tunnel, dont le sujet est tout de même sensiblement différent.
De fort belles pages, sur les centaines de Juifs attendant d'être exécutés, alignés devant une fosse où s'entassent, parfois râlent parce qu'ils n'ont été que blessés par la rafale, des dizaines d'autres corps, leurs propres père, mère, frère, épouse, amant, voisin, etc.
D'où vient le sentiment, dans cette première centaine de pages du roman de Gass, d'un Mal s'infiltrant par de secrètes fissures ? Du caractère du narrateur, sa posture de juge-pénitent pétri de haine depuis laquelle il affirmera la culpabilité de la terre entière, sans oublier de faire tomber, comme le personnage de Camus, sur sa propre tête le couperet de son mépris ? Il y a aussi sans doute quelque parenté entre Kohler et le narrateur des Carnets du Sous-sol de Dostoïevski. Il y a sans doute enfin, dans la froide objectivité que le narrateur déploie dans sa critique radicale de la réalité et de la perception que nous en offre le langage, quelque vieux souvenir de l'impassible démiurge qu'était le Teste de Valéry.
Cela n'est pourtant point suffisant. Cette haine objective n'est point capable, à elle seule, de nous pénétrer intimement de cette sensation qui nous fait, subitement, nous retourner lorsque nous nous sentons observé par quelque regard peu amène.
Doublant cette exposition de l'atrocité la plus crue, un motif caché en accroît la terrible profondeur, contitué par la lente et insignifiante exsudation de pages en apparence anodines.
Si le malaise sourd lentement des pages de notre roman, c'est parce que le narrateur qui les a écrites nous affirme qu'elles constituent un livre second, caché (cacher constitue la positivité du néant, écrivait à peu près Enrico Castelli dans Le démoniaque dans l'art), dissimulé entre les pages de sa thèse qu'il ne parvient point à conclure, à rendre publique donc. Et ces pages, parce qu'elles se moquent de la sincérité si chère à Gide (sincérité qui, si elle eût été rigoureusement appliquée, aurait empêché l'écrivain d'écrire le moindre livre), ne peuvent donc qu'être atroces, collées à l'événement inavouable, devenir même ce dernier, se revêtir de sa forme monstrueuse, en commander la réalisation.
Le Mal, selon Gass, est donc moins réel que sa chronique maléfique.
Je recopie ce long passage (p. 43) : «Cette étoile [de David], cette forme, est comme mon livre, mon histoire de Hitler et de ses sbires [...], et se présente de la façon dont mon ouvrage présente les tenants et aboutissants de leur crime; car l'aspect sagement académique de mon manuscrit [...], la sonorité de son titre, Culpabilité et Innocence dans l'Allemagne de Hitler, sa forme sobrement documentée, ses jours entassés sur des décennies comme de la bouse dans une étable, sa puissante logique pareille à la puanteur qui en émane [...], ainsi que sa noble hiérarchie d'explications [...] : toutes ces choses redressent les dents de la vérité; elles imposent un ordre à l'accident, trouvent une volonté dans l'histoire aussi brûlante que le phlogistique [...]; ah, mon livre lance des ordres, et les événements sont disposés tels des raisins décoratifs sur un biscuit [...]; il lève le vent qui fait claquer, et bientôt toute brume est arrachée aux circonstances, la confusion s'éclipse, un champ désert se retrouve encerclé de citations comme du fil de fer barbelé [...].»
Le Mal sourd d'abord de cette urgence : sous la gangue épaisse des mots fatigués et pulvérulents, il faut trouver une strate ultime au-delà de laquelle descendre serait vain, tout bonnement impossible.
Le problème c'est que Gass ne paraît pas l'avoir découverte.