Lumineux Gustave Thibon (06/09/2009)

Crédits photographiques : NASA, ESA, K. Sahu - STScI and the SWEEPS science team.
Rappel
430084147.jpgJudas en serial killer, Gustave Thibon en vieille fille.





Ahmad Gharabli:AFP:Getty Images.jpgDe Gaulle contre Maurras. À propos d'un ouvrage de Philippe Barthelet critiqué par Alain Santacreu.




2338285251.jpgQuelques lectures du stalker. Entretien Laurent Schang/Philippe Barthelet à propos de Gustave Thibon.




L’évidence est une joie lumineuse : paraphrasant la sentence de César que cite Gustave Thibon, «Humanum paucis vivit genus», nous pourrions écrire de celle-ci qu’elle aussi trouve sa nourriture dans le génie de quelques hommes qui, comme l’auteur de L’Ignorance étoilée, ont su atteindre les profondeurs par l’ascèse d’une écriture dépouillée de toute afféterie. Les lecteurs de Thibon savent ainsi de quelle impeccable maîtrise, d’une maîtrise que nous pourrions dire «classique» si ce terme n’avait été trop abusivement utilisé, sa langue pare la fulgurance aphoristique, apprise à la rude école de Simone Weil et de Nietzsche. À leur tour, ces entretiens (1) que Philippe Barthelet a intelligemment proposés à Thibon témoignent parfaitement de cette qualité intrinsèque de l’écriture de ce penseur encore méconnu, digne de l’inquiétude philosophique et spirituelle d’un Gabriel Marcel, auquel la simplicité apparente de sa prose, d’ailleurs, renvoie plus d’une fois. Chez ces deux, une sorte d’amour, de philosophie du concret, des petites choses dans lesquelles Walter Benjamin lisait l’infini, ne se dépare jamais d’un regard poétique qui creuse au plus profond. Simplicité et joie de la beauté, de Dieu, des grandes amitiés, des lectures bien faites. Hugo par exemple, ce grand nom de la poésie française mal aimé et réduit, selon l’auteur de L’Illusion féconde, à trop de clichés, paraissant à la fois être l’ami avec qui on ne cesse de dialoguer et celui qu’on ne se lasse pas de lire. Ainsi Thibon, ayant faite sienne la vertu métaphysique du «par cœur», connaît-il impeccablement des pages entières du poète de La fin de Satan, l’un des recueils justement loués : cette connaissance intime de la littérature par la répétition aimante, une espèce d’habitus du cœur, constitue un vivier inépuisable, une forêt mystérieuse et giboyeuse, toujours à découvrir, où les proies sont nombreuses, au contraire des quelques fantômes que les petits messieurs de la déconstruction s’amusent à désosser comiquement. Celui qui nourrit une pareille dilection pour la chose écrite, allant jusqu’à l’incorporer à sa plus intime substance, à sa chair et son esprit devenus lettres vives, ne peut certes pécher par orgueil. Il y a ainsi, chez Thibon, une humilité pleine de sagesse, apprise au contact de la terre comme à la lecture des Géorgiques de Virgile.
L’adret de Thibon est lumière sereine, celle que découvrit sans nul doute un Jünger, retour de ses chasses subtiles, la parole intime des êtres lilliputiens résonnant dans son cœur et son esprit. Thibon lui aussi se plaît à déchiffrer le langage des choses et des êtres, soumis à la rivalité sans merci d’une technique devenue folle. L’ubac de l’auteur est donc parsemé d’inquiétude. Son regard, lorsqu’il se lance à l’assaut du redoutable colosse d’acier et de verre moderne, vacille sous la menace de ce qui risque de nous submerger. Précisons tout de suite que Thibon, jamais, à la différence d’un Günther Anders qui pouvait intituler l’un de ses textes d’un titre programmatique, Je suis désespéré et que voulez-vous que j’y fasse ?, jamais ne semble succomber à cette maladie moderne qu’est le désespoir, septicémie des lâches mais aussi scorbut des plus courageux qui s’amputent ainsi de leurs forces.
Ainsi, la première colère de l’auteur n’est jamais pure réaction puisque, pour trouver son élan et ne pas risquer de piteusement caler, cette ire s’appuie sur une immense culture, une «fidélité à l’éternel» : «Au lieu que maintenant on a cette chance merveilleuse de pouvoir être anticonformiste vis-à-vis de l’époque par fidélité à l’éternel. Une chance qui ne sera sans doute saisie que par un petit nombre. Mais ce petit nombre tiendra tout entre ses mains…» (p. 216). Cette chance est l’une des dernières qu’il nous est donnée de ravir. Et d’abord, il s’agit de la saisir afin de retrouver la Nature, non pas à la mode écologiste actuelle, cette congère idéologique qui nous sert quelques feuilles de salade mal assaisonnées, mais afin de tenter d’en briser le charme qui, par notre faute, continue un peu plus d’alourdir cette rieuse éternelle : «L’homme a tellement dominé la nature qu’elle lui obéit passivement, comme une esclave – mais elle ne lui confie plus ses secrets, comme ferait une amante» (p. 50). La métaphore est instructive. Ce retour à la Nature serait donc comme une espèce d’intime co-naissance, selon l’expression de Claudel tellement rabotée par l’usage universitaire, un effort tendu à l’extrême pour la retrouver, elle qui demeure, presque sans voix, derrière le miroir énigmatique depuis que nous l’avons entraînée dans notre perte, notre dérobade à la Parole nous enjoignant de nous montrer ayant signé notre faiblesse. C’est dire que nous voyons la Création en énigme, comme au travers d’un miroir selon le troublant constat paulinien (2).
Tenter ce retour, en mimer, au moins, la progression confiante, c’est, à n’en pas douter, retrouver également la figure du Christ, ce nouvel Adam qui sut accomplir par son verbe l’antique profération édénique, redonner un nom aux êtres et aux choses qui l’avaient perdu. Revenir à la Nature, écouter son cœur secret, c’est, comme Bernanos parlant du visage du Christ qui affleurait sous nos traits, pourvu que nous osions creuser, retrouver celui que les vieux mages appelaient le Roi, Inri : Igne Natura Renovatur Integra, comme le savait Héraclite l’Obscur bien avant que ne naisse le fils de Dieu.
Ainsi Thibon n’a-t-il de cesse de pourfendre la masse inutile d’airain venue, au fil des siècles, recouvrir la force vive de la Parole : «Il nous reste à tout retrouver, tout ce qui a été perdu – retrouver en particulier le Christ en agonie sous tous les Christs triomphants que nous a peinturlurés une religion réduite à une morale, et une morale réduite elle-même à quelques pratiques tout extérieures…» (p. 219). On se doute qu’une telle charge, si elle était lue par ceux à qui elle s’adresse, nommons-les : l’immense majorité de nos prêtres qui, en effet, ont réduit le scandale de la foi à une pratique poussive de demi-mesures, aurait quelque mal à ne pas les ébranler. Du reste, ce commandement, ce retour aux sources de la Parole n’est rien de plus que l’éternelle exigence de ceux qui, fous aux yeux du monde, ont espéré retrouver le feu ardent sous l’épaisse croûte de cendres et de scories, un Kierkegaard, un Lequier, un Hello, un Bloy, un Gadenne encore.
C’est ce mouvement qui façonne la tension si particulière de la prose de Thibon, à la fois familière, presque timide et forte dans sa description de la banalité moderne, parfois de sa véritable nullité ontologique, mais aussi tendue comme une proue vers la certitude qu’une fois, par le Christ, la réponse nous a été donnée, qui nous attend impatiemment. Entre ce présent que ne célèbre aucune joie (3) et la volonté de trouver la source rayonnante, ce passé lumineux qui infuse notre avenir (mais aussi notre présent, seulement pour qui sait voir sous les apparences), trouve sa place, que nous pourrions nommer aorasique (4), la prose de Thibon. Remercions Philippe Barthelet, qui naguère affirmait que l’écrivain authentique, toujours, était dressé face au Serpent de mer (5), de nous avoir fait écouter une dernière fois, avant qu’elle ne s’éteigne, la patiente ivresse de la voix de Gustave Thibon.

Notes
(1) Entretiens avec Gustave Thibon de Philippe Barthelet, éditions du Rocher, 2001. Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) «Signe assez grave de notre croissante opacification : le monde sensible est un voile, et ce voile a cessé d’être transparent. Et comme toute chose vaut beaucoup mieux par sa transparence que par son opacité, son être même étant opaque, le monde réduit à lui-même (qui est le monde moderne) se réduit en fait, malgré les apparences et sa présomption, à presque rien…», p. 141.
(3) Comme l’auteur le dit dans son Illusion féconde (Fayard, 1995), p. 91 : «Ce qui me révulse le plus dans notre époque, c'est ce mélange nauséabond de licence et de circonspection. Tout est permis à condition que rien ne fasse mal ou n'engage une responsabilité. Liberté sexuelle, mais assortie du préservatif, de la pilule, de l'avortement. La prophylaxie tenant lieu de morale, le péché aseptisé…».
(4) Que définit ainsi bellement l’auteur (pp. 90-91) : «on ne peut être qu’ivre du vin perdu, on ne connaît les choses dans leur profondeur qu’au moment de les perdre – ce que les Grecs appelaient aorasie».
(5) «Si l’on voit dans le serpent de mer une figure de l’esprit du temps, la scène m’est apparue comme une allégorie assez parlante de ce que devrait être l’office de celui qui veut penser ou écrire. Que le serpent de mer se torde et écume, laissons-le faire, c’est là son métier», in Les Aventuriers de l’esprit, entretiens réalisés et présentés par Olivier Germain-Thomas (Éditions de la Manufacture, 1991), p. 145.

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