Mort de la littérature de Raymond Dumay (22/02/2010)

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À propos de Raymond Dumay, Mort de la littérature (1950) (À propos de l’auteur de Marylène Duteil, Préface d’Éric Chevillard, Stock, 2009).


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«Et sans parler que des gains licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l’ouvrier son temps et son ouvrage; paye-t-on à un auteur ce qu’il pense et ce qu’il écrit ? et s’il pense très bien, le paye-t-on très largement ? Se meuble-t-il, s’anoblit-il à force de penser et d’écrire juste ?».
La Bruyère, Les Caractères.

«Le problème intellectuel n’est pas différent du problème militaire. Il se résout en deux temps : l’enrôlement et l’entretien. Il faut donc susciter des vocations, et en même temps trouver le moyen de faire vivre les écrivains présents et futurs. Est-ce vraiment impossible et devons-nous remettre au hasard le soin de nous fournir Descartes ou Racine ?».
Raymond Dumay, Mort de la littérature*.


Tout fiche le camp mon bon monsieur !, la tradition de la déploration est au moins aussi vieille que celle de la première génération d’hommes sur Terre et Raymond Dumay, il y a maintenant plus de cinquante ans, n’a lui-même fait que pleurer quelques larmes venues grossir un océan de plaintes plus ou moins sincères, lorsqu’il a écrit : «Vieillerie et avilissement, tels sont les rails sur lesquels roule, aujourd’hui, l’esprit français» (p. 30). Épatant petit livre (bizarrement intitulé puisqu’il évoque, davantage que la littérature, la condition de l’écrivain moderne), que celui de ce polygraphe aujourd’hui oublié. J’aurais aimé que Stock, reprenant l’ouvrage paru en 1950 aux éditions Julliard, nous eût donné un texte tout de même débarrassé de ses coquilles et, surtout, de l’inutile préface rédigée par Éric Chevillard.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage traite d’un problème assez peu évoqué par nos spécialistes de la déréliction du monde du livre (qui me semble, malgré une crise pérenne qu’on évoque depuis des décennies, fort bien se porter) et autres Cassandre du livre numérique comme l’inutile et incompréhensible François Bon, puisqu’il évoque les conditions pécuniaires réservées aux écrivains, et les moyens (certains étant… surprenants ! (1)) censés remédier à leur guignon ponctuel ou permanent. Dans sa préface paraphrastique, le si banal Chevillard se plaint que Dumay a sans doute péché par ignorance : l’état de la littérature, à l’époque où Dumay a fait paraître son livre, n’est sans doute pas aussi catastrophique qu’il l’a écrit, et Chevillard de citer, entre autres exemples de grands écrivains, Francis Ponge... Autre remarque de Chevillard, hélas point développée, concernant le statut de la littérature française : à ses yeux, elle «est morte par définition, par nature, comme la jeunesse est insouciante et le navigateur hardi. La mort nous fait horreur poursuit notre énigmatique préfacier, elle nous fauche et nous anéantit, nous partons dans les spasmes, dans le sang et les larmes, mais la littérature au contraire s’y épanouit, s’y déploie, s’y exalte; en elle se trouvent sa loi, son régime et son triomphe» (p. 12). Sans doute Chevillard a-t-il raison et répète-t-il, en des phrases plus plates, les longs développements de Blanchot ou d’Agamben, bien que l’idée, après tout fort peu originale, que mort et art ont partie liée n’a tout de même pas attendu d’être fécondée par Chevillard, Blanchot ou Agamben pour inspirer les artistes depuis des siècles.
Un certain nombre des pistes de réflexion développées par Dumay pour tenter de donner ou redonner, aux écrivains, un statut social digne de ce nom mériteraient d’être développées lors d’un débat, comme disent les journalistes, entre les différents acteurs du monde du livre. Quelques beaux éclats de colère, aussi, demanderaient d’amples commentaires comme celui-ci : « Dans son ensemble, la vie littéraire française ressemble à toutes les autres : une dictature de la médiocrité tempérée par le talent » (p. 121) ou bien ce passage dirigé contre l’un des meilleurs ouvrages de Julien Gracq : « Nous, travailleurs de la littérature, nous nous entendions enfin dire nos quatre vérités. Hélas, il en reste une cinquième, qui ne nous concernait pas. M. Gracq cumulait intrépidement les fonctions de célibataire et de professeur de Faculté. Dans son mépris pour les prix littéraires, il avait omis celui qu’il avait reçu du ministère de l’Éducation nationale, un des plus importants, et qui avait permis de monter sa pièce Le Roi pêcheur. Enfin, je devins quelque peu sceptique sur les qualités de cœur de M. Gracq lorsque je le vis ridiculiser le souci de certains de ses confrères de ne pas mourir de faim sur leurs vieux jours… » (p. 119).
Je retiens pour ma part, de ce petit livre vivifiant, ce très beau passage évoquant Bloy et Bernanos : «Essayons une définition de l’écrivain normal. C’est l’homme qui consacre tout son temps à écrire des livres et qui prétend en tirer les ressources nécessaires à lui-même et à sa famille, même s’il ne connaît pas le succès de son vivant. Cet écrivain n’existe pas. Ou plutôt si, le XXe siècle nous en fournit deux exemples, sans doute à titre d’encouragement : Léon Bloy, qui a vécu de mendicité et vu mourir de faim un de ses enfants, et Bernanos, dont aujourd’hui des dizaines de personnages, officiels ou non, se réclament, mais qui, de son vivant, n’eurent pas un geste pour lui éviter la «vie de chien» qu’il connut à partir du jour où il décida d’être écrivain» (p. 45).

Notes
* La citation placée en exergue de cette note provient de la page 132 de l’ouvrage de Raymond Dumay.
(1) «Et pourquoi ne ferait-on pas figurer les livres du cru sur les menus, à côté des vins ?», pp. 167-8 ou bien encore : «Et les stocks d’invendus qui moisissent dans les caves des éditeurs ne seraient-ils pas mieux répartis dans les chalets de montagne où la neige et la pluie contraignent parfois trente personnes à jouer aux cartes pendant huit jours ? Depuis cent ans, la littérature a bien servi le tourisme. Ne peut-on lui demander un effort réciproque et d’ailleurs avantageux ?», p. 168. Autre proposition, moins loufoque : «On pourrait créer une association qui enverrait dans les villes de province, pour d’assez longs séjours, de jeunes écrivains ou critiques déjà révélés à Paris. Ce serait la seule manière de mener à bien cette décentralisation littéraire que tout le monde trouve souhaitable, mais irréalisable. […] Par des conférences publiques et dans les établissements d’enseignement, par l’organisation de représentations théâtrales, par des émissions radiophoniques, par des articles dans la presse locale, ces écrivains feraient connaître la littérature moderne, celle qu’on n’enseigne pas dans les classes, et à laquelle doivent pourtant s’attacher et nos nouveaux lecteurs et nos nouveaux auteurs», p. 135.

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