Surréalisme et réalisme dans la trilogie autopunitive d’Alexandre Mathis, par Francis Moury (25/02/2010)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
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À propos d’Alexandre Mathis, Edgar A. Poe Dernières heures mornes (édition illustrée Édite, 2009).

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Le titre exact du deuxième roman de la nouvelle trilogie d’Alexandre Mathis, centrée sur l’autopunition, est plus long sur la page 5 que sur sa couverture et il vaut donc la peine d’être ici restitué intégralement : Edgar A. Poe – Dernières heures mornes – October Dreary – Dernière aventure extraordinaire – mosaïque psychédélique. Ce titre intégral fournit en effet certaines des clés nécessaires à la compréhension profonde du livre. La signification du A de Edgar A. Poe est une des thèses originales de Mathis : non pas, comme le refusait déjà Mallarmé avec raison, un A signifiant Allan (Poe, rappelle Mathis, n’a jamais signé Edgar Allan Poe !) mais un A qui pourrait signifier Elizabeth Arnold Poe, intéressante hypothèse que Mathis est le premier à poser. Les dernières heures mornes d’octobre (versant réaliste) deviennent effectivement une histoire extraordinaire (versant surréaliste et fantastique), et la dernière, par définition. Histoire qui ne dépareille pas les deux volumes originaux d’Histoires extraordinaires et de Nouvelles histoires extraordinaires de Poe d’autant que l’écrivain lui-même a été le précurseur de telles «mosaïques psychédéliques» du point de vue stylistique, comme du point de vue thématique.
Edgar Poe dernières heures mornes, pour redire le titre dans sa version courte, s’ouvre sous les auspices tétralogiques – passés l’avant-propos et le souvenir photographiquement illustré du projet de court-métrage expérimental Pamela (Opium miroir d’opale) [France, 1976] de Mathis, déjà inspiré par Poe, avec une Pamela Stanford hallucinée dans un cimetière – de quatre citations : une d’Aurélia de Gérard de Nerval, une de la Métapsychologie de Freud, une d’Approches, drogues et ivresses d’Ernst Jünger, la dernière enfin du Portrait oval d’Edgar Poe lui-même.
La première partie qui s’achève la page 158 très précisément et qui imagine ce qui a pu arriver à Poe du 29 septembre au 3 octobre 1849, est une fiction nourrie d’une manière impressionnante par un fond encyclopédique concernant la biographie, la bibliographie, la filmographie de Poe, connaissance qu’on retrouve dans les notes abondantes (1) et les sources bibliographiques françaises et américaines, d’une extrême précision, qui occupent les pages 209-250 de notre volume. Cette première partie, à mesure qu’elle se développe, se transforme en un véritable poème en prose (2) qui résulte d’une authentique osmose littéraire entre Mathis lecteur de Poe et Mathis écrivain imaginant les dernières heures de l’écrivain. Les notations matérielles réalistes entées sur la réalité biographique fragmentaire connue (à vrai dire, méconnue davantage que connue) sont progressivement débordées, au sens militaire du terme, par les noirs prestiges d’un cauchemar mi-subjectif, mi-objectif qui débouche sur la mort, terme extrême auquel nous savons d’avance que tout le texte est promis. Son centre est peut-être bien constitué par le mystérieux calligramme en forme de losange (p. 142). Nous recherchions des précédents à une telle figure dans la littérature antique latine chrétienne, chez Mallarmé (Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard en est un même si son dessin est difficile à contempler) et nous les avons trouvés plus près de nous, dans certains textes d’Apollinaire qui écrivait: «Et moi aussi je suis peintre» ! à propos de ses «idéogrammes lyriques» (3).
Avant de l’atteindre, quelques visions fascinantes nous auront été dévoilées : elles se nourrissent aussi du cinéma fantastique, et pas seulement de celui inspiré directement par Poe. La vision du papillon à tête de mort (p. 153), évoque ainsi The Blood Beast Terror [Le Vampire a soif] (G.-B., 1967) de Vernon Sewell bien que Mathis nous ait avoué n’y avoir absolument pas pensé ! La description de la mer phosphorescente du port de Baltimore (p. 84) nous rappelle le dialogue nocturne sur le bateau dans I’ve Walked With a Zombi [Vaudou] (États-Unis, 1943) de Jacques Tourneur. La danseuse et son jeune singe sont peints avec des couleurs qui évoquent les dominantes hammeriennes d’un film de Terence Fisher (à la p. 31). Attention, certaines références apparentes n’en sont pas : Le Démon de la chair en italiques de la page 129 n’a rien à voir avec The Strange Woman [Le Démon de la chair] (États-Unis, 1946) d’Edgar G. Ulmer mais il a bien sûr tout à voir avec l’histoire extraordinaire Le Démon de la perversité d’Edgar Poe. Camera obscura… et retour, et immersion totale puisque Poe assiste au début du premier chapitre à une représentation mi-théâtrale, mi-photographique qui est bien l’ancêtre d’une séance de cinéma, et de cinéma fantastique, et que la réalité qu’il vit s’apparente, à mesure que son temps passe, à celle du rêve, puis du cauchemar. Retour final, à partir de la page 159, à la réalité historique de sa mort, aux conjectures auxquelles elle donna lieu, à ses conséquences sur la mémoire littéraire de l’œuvre de Poe.
La section Posthume (pp. 173-207) rédigée fin 2004 comme l’épilogue, est insérée entre la fin du roman et les notes : elle couvre l’histoire de l’héritage de Poe dans la littérature, le cinéma, la psychanalyse, les arts. Fascinante culture magnifiquement déployée dans le corps du texte comme dans ses notes gigantesques ! Seul Euréka ou Essai sur l’univers matériel et spirituel n’est pas trop commenté ni cité : il est vrai qu’il s’agit d’un texte philosophique particulièrement technique et un peu à part dans l’œuvre littéraire de Poe. Mathis signale d’ailleurs une lettre de Poe mentionnant qu’il souhaitait mourir après l’avoir écrit, ne concevant pas qu’il puisse jamais faire mieux dorénavant ! Mathis délivre une critique vigoureuse, passionnée, de l’étude célèbre de psychanalyse appliquée par Marie Bonaparte (4) à Edgar Poe, se payant le luxe de la psychanalyser elle-même à l’occasion de telle remarque sur Le Chat noir ! Nous n’adhérons pas toujours à cette critique excessive (qui se place parfois sous les auspices lacaniens, donc très sujets à caution, d’Élisabeth Roudinesco) mais elle est suggestive et donne envie au lecteur de se reporter au texte. La découverte progressive de l’œuvre en prose comme de celle en vers, leur traduction par Baudelaire, Mallarmé, Léon Lemonnier et tant d’autres est l’objet de commentaires non moins passionnants. Sur le cinéma inspiré par ou se revendiquant de Poe, Mathis avait déjà publié en 1977 dans la revue Écran 77 un article inspiré, profond, contenant déjà une remarquable filmographie, intitulé Edgar Poe ou l’anti-folie au cinéma. Il est d’une certaine manière relu et corrigé presque trente ans plus tard dans la section intitulée Cinéphilie et psychanalyse : les mauvaises rencontres d’Edgar Poe des pages 178-188.
Mathis n’a certes pas tout vu (lui comme moi n’avons pas vu toutes les versions filmées de La Chute de la maison Usher des origines muettes du cinéma à nos jours) ni tout lu (il ne cite pas le bel article de Lise Frenkel, Cinéma et psychanalyse paru vers 1971 dans la revue Cinéma, qui contenait notamment d’admirables passages sur la «série Edgar Poe» produite et réalisée par Roger Corman) mais il a néanmoins presque tout lu et presque tout vu ! Nous ne sommes pas toujours d’accord avec lui concernant certains jugements négatifs sur certains (pas sur tous !) films de Corman, et ne le sommes pas davantage concernant l’original Danza macabra [Danse macabre] (Italie-France, 1963) d’Antonio Margheriti défendu ici même, ni concernant son «remake» Nella stretta morsa del ragno / Venite l’alba… ma tinta di rosso [Les Fantômes de Hurlevent / Edgar Poe chez les morts-vivants] (Italie-France, 1971) par le même Antonio Margheriti. Sur la peinture, Manet est forcément convoqué en compagnie de Mallarmé («… ces feuillets que nous lûmes ensemble…») et reproduit mais bien d’autres peintres et graveurs encore, et souvent de bien plus romantiques ou fantastiques, sans oublier une admirable photographie d’une affiche d’une version rare de La Chute de la maison Usher, placardée sur un mur entouré de ruines ! (5) Enfin, une étrange histoire conclut son livre : celle des nombreux pastiches méconnus d’un texte de Poe (De l'escroquerie considérée comme un des beaux-arts) qu’on retrouve aussi bien dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient de S. Freud (à lire dans la traduction de Marie Bonaparte et M. Nathan, parue chez Gallimard en 1930 : Freud l’avait lui-même revue) que dans Les Trois mousquetaires (France, 1953) d’André Hunebelle !
Un mot pour finir sur la belle et inquiétante couverture aux dominantes noires et rouges, constituée par une photo de Jean-Pierre Kardas : elle est reproduite en N.&B. p. 177 «en situation» si l’on ose dire puisqu’on découvre qu’elle illustre assez précisément, bien que ce ne fût peut-être pas sa destination initiale, le début vénitien de la nouvelle de Poe Le Rendez-vous dans la traduction de William Hughes parue en 1862, la première de ce conte, nous précise Mathis. Nous ne connaissions, pour notre part, que la traduction légèrement différente de Léon Lemonnier sous le titre de Le Visionnaire, parue en réédition dans la belle anthologie L’Amérique fantastique de Poe à Lovecraft, 17 contes d’inquiétude, de peur et d’épouvante (choisis et présentés par Jacques Finné, éditions A. Gérard, collection Marabout, Verviers 1973). À la suite, dans la même anthologie, nous signalons la traduction par Finné lui-même de la dernière histoire de Poe, Le Phare que la mort l’empêcha d’achever mais qui fut continuée, et publiée aux États-Unis en 1952, par Robert Bloch sur les strictes bases posées par Poe. Mathis a réclamé à Poe son pardon dans une des premières pages de son livre. Nous gageons que Poe le lui accorde, d’outre-tombe, séduit par ce vivant hommage à son génie, tout comme il a pardonné à Bloch.

Notes
(1) L’éditeur a préféré la mauvaise solution consistant à les reporter dans une section finale du livre. L’auteur les avait écrites en bas de page. Tel que publié, le livre (roman pur de la première partie + ses annexes) est à présent passible de deux lectures successives. Une première lecture intégrale avec les notes – car certaines sont d’une importance capitale pour la compréhension du texte – une seconde lecture plus fluïde de la première partie, donc du roman, sans les notes.
(2) Nous avions employé à son sujet cette expression de «poésie en prose» pour la première fois le 26 janvier 2010 dans une remarque incluse dans notre commentaire d’un texte de Juan Asensio sur ce qu’on peut désormais nommer «l’affaire littéraire Jan Karski», commentaire annexé ici.
(3) Cf. Pierre-Georges Castex, Anthologie du conte fantastique français (éd. Librairie José Corti, 1963-1972, pp. 337 et sq. qui présente et réédite G. Apollinaire, Cas du brigadier masqué ou Le poète ressuscité, dernier conte du recueil Le Poète assassiné. Voir aussi ses beaux Calligrammes.
(4) La princesse Marie Bonaparte (1882-1962) a publié un Deuil, nécrophilie, sadisme à propos d’Edgar Poë, une brochure de 32 pages grand format (Denoël & Steele 1932) puis un passionnant et monumental Edgar Poë – la rue parisienne (XIXe arrondissement, au sommet d’une belle colline bien décrite par Mathis à la page 175) portant depuis 1928 le nom du poète américain comporte aussi un tréma et se passe du A central, du Allan encore davantage ! –, un classique des études de psychanalyse appliquée, aujourd’hui devenu rare (édition originale Denoël & Steele 1933, coll. Bibliothèque psychanalytique puis réédition aux P.U.F. 1958). On sait qu’elle a joué un rôle déterminant comme traductrice (parfois en collaboration) de certains livres majeurs de Freud – traductions lues et approuvées par Freud lui-même – et un rôle non moins majeur dans la constitution de la psychanalyse freudienne française et dans l’histoire de la Société Psychanalytique de Paris.
(5) C’est cette même affiche que regardait Lucas, alors qu’il réfléchit à l’affaire du collier, dans une rue de Chambres de bonnes, vers le milieu du roman. Nous renvoyons, concernant ce livre antérieur, le lecteur à notre article Mathis visionnaire : surnaturalisme et réalisme dans la trilogie parisienne de Mathis, paru ici même en mars 2005 puis en version augmentée en décembre 2005.

Bibliographie sélective d’Alexandre Mathis.
Œuvres parues :
- Allers sans retour, éd. Édite, novembre 2009.
- Edgar Poe dernières heures mornes, éd. Édite, octobre 2009.
- José Benazeraf, la caméra irréductible an 2002, [signé Herbert P. Mathese], éd. Clairac, 2007.
- Chambres de bonnes – Le succube du Temple. Conte fiévreux, éd. Édite, octobre 2005.
- Les Condors de Montfaucon, éd. Édite, novembre 2004.
- Le Sang de l’autre, Préface à «Le Goût du sang » d’André Héléna, éd. Édite, janvier 2004.
- Minuit Place Pigalle, carrefour des illusions état des lieux aménagement du territoire suivi de Visite guidée dans Paname du parcours, à pinces et pressé, de quelques personnages d’André Héléna, in Polar n°23, éd. Rivages, mai 2000.
- Maryan Lamour dans le béton, éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, juin 1999.

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