Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas dire que Jean-Luc Nancy ne sait pas lire (23/08/2010)

Crédits photographiques : Toru Yamanaka (AFP, Getty Images).
518z72ToHgL._SS500_.jpgÀ propos de Benedetto Croce, Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire «chrétiens» [1942] (traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, Rivages poche, coll. Petite Bibliothèque, 2010).

Il m’a fallu relire l’excellent petit texte de Benedetto Croce intitulé Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire «chrétiens» aux éditions Rivage poche (dans la belle collection Petite Bibliothèque), pour être bien certain que la préface de Jean-Luc Nancy concernait bel et bien le texte de Croce. Cette préface est spécieuse, ruisselante de prudence universitaire et, sous son apparence de bienveillance strictement rationaliste à l’égard du christianisme, pleine d’une haine mille fois recuite par ces penseurs à la mode d’une époque vide. Penseurs hypervides pour temps hypermodernes, pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Gilles Lipovetsky. Comment pourrions-nous nous nourrir de pareilles phrases creuses, tournant à vide, entées sur rien d’autre qu’un peu de bavardage consacré par le copinage universel et le maljournalisme ? Plus que spécieuse peut-être, la préface de Jean-Luc Nancy est tout simplement malhonnête, puisqu’elle tente de faire dire – et n’y parvient fort heureusement pas – au texte de Croce le contraire de ce que le grand intellectuel italien a écrit, sauf erreur de ma part, noir sur blanc et qu’il avait d’ailleurs déjà écrit, tout aussi clairement, dans l’un de ses grands livres, où il affirmait que le si commenté «mal du siècle» sur lequel tant de textes romantiques allaient bourgeonner était dû au passage, ô combien difficile pour les «esprits efféminés, impressionnables, sentimentaux, incohérents, volubiles» qui, «ayant égaré le vrai Dieu, se forgeaient des idoles» et identifiaient «désespérément l’infini avec une quelconque finitude» (1), entre une ancienne foi ancestrale et une nouvelle foi s'appuyant sur les conquêtes philosophiques du Siècle des Lumières.
Jean-Luc Nancy a peut-être voulu faire de Croce un de ces esprits efféminés qui confondent plaisamment absence de pensée réelle avec tripatouillages herméneutiques sans conviction ni conséquences. Cette évidence, qui est celle du texte de Croce, ne suffit donc pas à Nancy qui préfère ruser à propos de la coïncidence purement fortuite entre la parution, au format de poche, du petit texte de l'intellectuel italien et la récente et âpre discussion sur les racines chrétiennes de l’Europe. Que le naïf lecteur n’aille tout de même pas penser que le livre de Benedetto Croce pourrait être versé au dossier des tenants d’un socle judéo-chrétien de l’Europe, voilà bien l’unique confusion coupable que le texte poussif de notre préfacier semble vouloir prévenir, comme s’il s’agissait là de l’unique péché contre l’Esprit qui ne sera point pardonné. Nancy, lui, s’insurgeant mollement contre le fait que certains «espèrent donc donner ou insuffler de l’identité baptisée […] chrétienne» à l’Europe, préfère gloser inutilement autour d’une identité et d’une personnalité qui ne peuvent être «conférées par des opérations volontaires» (p. 9), oubliant, fort curieusement, que cette identité existe de fait, puisqu’elle est, rappelons-le à notre auteur qui a oublié ses leçons d’histoire sans doute lointaines, une donnée tout bonnement historique. La ritournelle écrite par un âne bien-pensant eût pourtant dû avertir notre éminent penseur que l’on ne choisit pas sa famille, ni la terre sur laquelle on est né… Notre terre, la terre de France et celle d’Europe est chrétienne et le fait que j’affirme cette évidence ne m’empêchera jamais d’admettre sans mal un autre fait, n’en déplaise aux thuriféraires d’une grotesque et illusoire pureté religieuse, ethnico-religieuse même : cette terre est pétrie de bien d’autres influences, que le christianisme a conservées, combattues, transformées. Je n'y puis rien, pas plus que Nancy d'ailleurs. Plus que lui, en revanche, j'accepte, humblement, le poids de mon passé, celui d'un pays dont je suis un enfant pour le moins récent, bien capable, après tout, de crier sa haine, comme celui-ci, démoniaque, à moins qu'il ne soit tout simplement affreusement banal, un homme des foules...
De fait, l’évidence historique du caractère chrétien de la science, du savoir, des arts de l’Europe du Moyen Âge n’est point, en elle-même, une réalité interdisant le surgissement de l’absolue nouveauté : après tout, bien des ouvrages existent qui ont tenté de montrer que la Révolution elle-même n’a pu naître que pétrie des idéaux chrétiens, bien que retournés de façon grotesque et surtout meurtrière. Croce lui-même, d’ailleurs, interprète le christianisme comme une géniale nouveauté dont le paradoxe suprême est d’avoir su non seulement conserver mais résumer le savoir qui l’a précédé, y compris lorsque le brusque surgissement de ce savoir a semblé barré d’un trait rageur la longue patience chrétienne, son art inégalé de la transmission : «On a certes vu des tentatives, des anticipations, des préparations du christianisme, comme on en voit pour n’importe quelle œuvre humaine – pour un poème ou pour une action politique –; mais la lumière que ces faits semblent transmettre, ils la reçoivent en réalité réfléchie par l’œuvre qui a été réalisée plus tard, et elle n’était pas en eux, car aucune œuvre ne naît jamais par agrégation ou par concours d’autres œuvres même, mais toujours et seulement par un acte original et créateur : aucune œuvre ne préexiste dans ses antécédents» (pp. 38-9).
Il faut voir, et en sourire fort méchamment, il faut voir notre exégète à la science de lecture si pauvre, il faut voir Jean-Luc Nancy tenter d’extraire, de l’usage que Croce fait de deux pauvres petits guillemets dans le titre de son texte, toute une bibliothèque censée nous prévenir contre l’usage abusif du si fâcheux terme «chrétien». C’en est tellement grotesque que l’on se demande par quel miracle de charité, pour le coup «chrétienne», nul directeur de collection n’a osé dire à Jean-Luc Nancy que sa préface favorisait, bien davantage qu’une hypothèse de lecture après tout parfaitement légitime, de singulières approximations. Il faut le lire encore, essayant de dépasser Croce et, en prétendant penser «en amont de l’humanisme lui-même et de son indubitable provenance chrétienne» (p. 24), se couvrir du ridicule dans lequel sombrent toujours, à coup sûr, les cacographes, celles et ceux qui veulent faire dire aux mots des mensonges, en gauchissant leur sens : «en amont, écrit ainsi Nancy, c’est-à-dire non pas en revenant à quelque monde antique, mais en interrogeant ce qui nous reste encore inaperçu de la mutation qui a engendré – entre Grèce, Rome et judaïsme – le christianisme et le monde moderne, l’histoire et la pensée qui nous portent et qui ont aussi porté cette déhiscence interne du monde chrétien en gestation que fut la naissance de l’Islam» (pp. 24-5). Si la phrase est mille fois plus claire, du moins dans sa structure grammaticale, que la plus courte sentence de Jacques Derrida (que ne manque pas, comme il se doit, de citer Jean-Luc Nancy), le propos, lui, est incompréhensible, tout bonnement : l’amont, pour Nancy, ce n’est certainement pas le passé mais, dans une de ces voltes apocalyptiques bien incapables de décrocher une sauterelle de son brin d’herbe si chères au Mage de bazar François Meyronnis, le présent du nihilisme pas encore entrevu par ces imbéciles que sont mes-contemporains, nihilisme dont la provenance, n’en doutons point, est issue de cette mystérieuse «mutation» ayant elle-même engendré le christianisme qui ne peut être que la face grimaçante de la si grimée «mort de Dieu» ! Diable, si Jean-Luc Nancy avait bien lu Darwin, il saurait à tout le moins qu’une mutation, aussi grosse de conséquences pour l’humanité tout entière que le christianisme, ne pouvait qu’être le signe d’une force nouvelle dont l’humanité elle-même (je ne veux point effrayer le pauvre Nancy en prétendant à cette mutation une origine extra-humaine), pour sa propre survie, se fût dotée, puisque, dans la nature, la mutation, surtout si elle se pérennise et se transmet ainsi de génération en génération d’individus, ne peut qu’être le signe indubitable d’une prodigieuse acclimatation aux dangers de la nature ! Et que dire de l’Islam présenté comiquement par Jean-Luc Nancy comme une «déhiscence interne du monde chrétien en gestation» là où, sans doute, le terme d’hérésie, à peu près équivalent mais moins peureux, eût été infiniment plus clair et approprié. Oui mais voilà, on aura bien raison de penser que, sous la plume d’un Jean-Luc Nancy, le terme, fort vilain, d’hérésie eût senti le souffre voire le bûcher de l’Inquisition !
Les mages, surtout lorsqu’ils sont de pacotille, ne paraissent jamais désirer conclure leurs tours de prestidigitation. Ainsi notre fort piètre préfacier, qui a probablement lu les livres de François Meyronnis vu qu’il paraît aussi fameusement et fumeusement inspiré que lui, continue de s’enfoncer dans l’obscurité en écrivant que c’est dans cette «mort de Dieu» que réside ce qui «nous reste inaperçu […] enfoui ou dérobé» (p. 25) et qui est «plus profond que le rapport à soi et l’accomplissement de sens». Quelle est donc la nature de ce sacré Graal nous laissant, comme le pauvre Perceval, muet de stupeur : «quelque chose d’une altération et d’une altérité radicale du soi aussi bien que du «sens» (pp. 25-6, l’auteur souligne) nous répond ce penseur qui n’a rien pêché, dans le ruisseau qui pauvrement se traîne sur une terre philosophique aussi gaste qu’illusoire, depuis des lustres. Fort bien, nous rendons grâce à la philosophie de nous apprendre que, imbéciles, hagards et démunis, nous nous tenons dans une «altération» qui ne peut être, derridisme aigu oblige, c’est-à-dire petits jeux de mots ineptes censés masquer une pathétique incapacité à penser qu’ils ne rendent bien évidemment que plus criante, qu’une «altérité» !
Mon Dieu, buvons donc, nous qui avons soif, d’une eau infiniment plus claire que ce potage où surnagent quelques soupes de pain moisi, laissons Nancy à ses ridicules oulipismes conceptuels et écoutons plutôt Benedetto Croce, qui par avance, dans ce petit texte si pauvrement lu et commenté faussement par notre penseur hypercreux, pose le fait que nous ne nous trouvons d’aucune façon «hors des limites qu’a posées le christianisme» (pp. 72-3), écoutons attentivement Croce nous dire tout simplement, fort clairement, sans aucune des ambiguïtés que son inepte commentateur se plaît à voir dans ses phrases que, malgré le fait que «toute l’histoire passée conflue en nous et que nous soyons fils de toute l’histoire, il est de fait que l’éthique et la religion antiques ont été dépassées et résolues dans l’idée chrétienne de la conscience et de l’inspiration morale, et dans la nouvelle idée du Dieu en qui nous sommes, en qui nous vivons et agissons, et qui ne peut être ni Zeus ni Jahvé (sic), et pas davantage (en dépit des adulations dont on a voulu en faire de nos jours (2) l’objet) le Wotan germanique; et donc, de manière très précise, dans la vie morale et dans la pensée, nous nous sentons directement les enfants du christianisme» (pp. 70-1).
Ce Dieu mystérieux, ni Zeus ni Iahvé, Benedetto Croce écrirait en toutes lettres qu'il est le Christ que nous ne serions point étonnés que Jean-Luc Nancy cherchât l'explication du formidable pouvoir de commotion de ses paroles dans quelque ridicule origine insoupçonnable en amont de tout amont.

Notes
(1) Benedetto Croce cité par Mario Praz dans La Chair, la Mort et le Diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir (traduit de l’italien par Constance Thompson Pasquali, Denoël, 1988), p. 17-8.
(2) Rappelons que Croce a publié son très court texte en 1942, dans sa propre revue, La Critica.

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