Sur le désastre de l’Asie : Eschatologie et Sauvegarde par Francis Moury (30/12/2004)

Crédits photographiques : Yomiuri Shimbun (AFP/Getty Images).
«O horror, horror, horror ! Tongue nor heart
Cannot conceive nor name thee !»
Shakespeare, Macbeth.


«J'appelle supraliminaires les événements et les actions qui sont trop grands pour être encore conçus par l'homme : si c'était le cas, ils pourraient être perçus et mémorisés.»
Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? (éditions Allia, 2000)


Voici le message que j’ai reçu hier soir de la part de mon ami Francis Moury. Sa méditation m’a immédiatement fait songer à la catégorie du supraliminaire forgée par Günther Anders, catégorie sur laquelle, donc, je ne reviens pas. Je me suis également souvenu d’une très vieille lecture, Semailles humaines de James Blish. On jugera mes propos futiles devant l’ampleur et l’horreur de la catastrophe, comme le sont ceux de Francis qui, évoquant le désastre, ne peut s’empêcher de nous citer quelques œuvres cinématographiques, parfois bien oubliées. C’est bien pourtant la grandeur et la misère de notre pensée, incapable, comme le disait Macduff dans la tragédie la plus sombre de Shakespeare, Macbeth, de concevoir l’étendue innommable du Mal, que de ne pouvoir se résoudre à abdiquer devant lui. Voici, donc, le texte de Francis, que je remercie.

Un dernier mot : j'ai jugé utile de faire suivre le texte de Francis Moury par un autre, superbe et frémissant d'une sainte colère, rédigé spontanément par Serge Rivron, en fait une réaction, que je crois définitive, aux lignes de Francis Moury.

Je tente à présent de penser l'effroi eschatologique – et le sentiment de deuil puisque je suis lié à l'un des pays touchés (la Thaïlande) – qui me saisit depuis le désastre de dimanche dernier.
Je relis la fin du Poème sur le désastre de Lisbonne, ou examen de cet axiome : Tout est bien (1756) que Voltaire avait écrit à la suite de ce tremblement de terre mémorable qui frappa alors les savants comme les philosophes. Le désastre d'Asie auquel on vient d'assister serait passible, fût-il arrivé à cette époque, de la même controverse sur la Providence à laquelle Leibniz avait déjà répondu par avance dans ses Essai de Théodicée en 1710, immédiatement suivis par l'opuscule latin Causa Dei [La cause de Dieu défendue par la conciliation de sa justice avec ses autres perfections et toutes ses actions] édité puis traduit par l'excellent Paul Schrecker.

Mais ces vers de Voltaire,
«Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue ?
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.
L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.
Que suis-je ? où suis-je ? où vais-je, et d'où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux,
Au sein de l'infini, nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.»

nous touchent encore par leur pessimisme lucide, en cette occurrence eschatologique renouvelée, même s'ils se rapportent à des termes et à un débat oublié, sauf par ceux qui n'oublient rien (je sais que le Stalker est de ceux-là !) et pour qui l'homme est en effet un seul être vieillissant avec le temps de l'histoire. Akira Kurosawa avait réalisé Ikimono no kiroku [Si les oiseaux savaient / Je vis dans la peur / I Live in Fear / Record of A Living Being] (Japon, 1955), admirable film eschatologique à partir du thème de l'angoisse atomique en 1955 qui surpassait peut-être en force les films en ayant témoigné directement dans l'histoire du cinéma japonais. Mais ce thème d'une fin du monde artificielle, produite par la technique humaine, nous avait fait perdre de vue la possibilité encore plus terrifiante car plus ancienne et primitive d'une auto-destruction naturelle.

Crack in the World [Quand la terre s'entrouvrira] (États-Unis, 1965) d'Andrew Marton, East of Java [Krakatoa, à l'Est de Java] (États-Unis, 1968) de Bernard Kowalski – dont la direction artistique avait été assurée dans les deux cas par le grand Eugène Lourié – et quelques autres titres me viennent en mémoire. Enfants ils m'avaient terrifié, tous sans exception, qu'ils fussent inspirés de faits réels comme le film de Kowalski ou de pure fiction comme celui de Marton. Et depuis dimanche dernier, la réalité les rattrape : la terre s'entrouvre sur 250 voire 1 000 kilomètres suivant les géologues, son axe se modifie momentanément ! Les moyens de mesure technique, les moyens de communication médiatique renforcent ma terreur proprement métaphysique, puisque métaphysique peut étymologiquement renvoyer à l'idée d'une pensée « au-delà » de la physique, voire donc, si on suit la courbe de ce déplacement un cran plus loin (au-delà du déplacement de vingt mètres d’une île de la Mer Andaman) à la pensée d'un monde physique détruit.
La réalité comme l'art ne cessent de concourir à nous confirmer cette terrible évidence – en dehors de toute eschatologie théologique, par ailleurs – et j'en viens à l'idée que tu évoquais dans ton message de nouvel an 2005.
Que resterait-il de ton blog dans cinq, dix ou quinze ans, te demandais-tu ? J'étends le domaine d'extension de ta question : si un cataclysme semblable mais plus important en puissance faisait bel et bien craquer la terre jusqu'à l'entrouvrir puis la casser – ou la faisait dévier de son axe pour la rapprocher du soleil : hypothèse du terrifiant The Day the Earth Caught Fire [Le jour où la terre brûlera] (GB, 1962) de Val Guest – que resterait-il de la culture humaine des origines à nos jours ?

Paul Valéry, Émile Meyerson et bien d'autres esprits de l'entre-deux guerres mondiales ont été préoccupés par cette question. La revue française Dieu vivant - perspectives religieuses et philosophiques (aux éditions du Seuil) était, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, animée d'une même angoisse éminemment eschatologique. Il faut d'ailleurs lire ses trois premiers numéros pour avoir une idée de ce qu'elle pouvait être, en particulier la note liminaire anonyme du premier numéro (deuxième semestre 1945) dont était collégialement responsables son comité directeur (Maurice de Gandillac, Louis Massignon, Marcel Moré et le secrétaire de rédaction Pierre Leyris) et son comité de lecture (Jean Hyppolite, Vladimir Lossky, Gabriel Marcel) :
«Les Cahiers DIEU VIVANT naissent dans un temps qui fait songer aux pages les plus sombres de l'Apocalypse par la violence et l'ampleur des cataclysmes déchaînés comme par l'atmosphère de mort spirituelle dans laquelle étouffe le monde. Où est le mal qui cherche à s'opposer à la victoire du Christ ? Dans le mécanisme aveugle des forces de destruction ? Dans le désespoir d'un certain nihilisme qui refuse la lumière de la foi ? Dans la déification de l'État avec les conséquences que l'on sait pour la liberté et l'épanouissement de la personne humaine ? Dans les doctrines matérialistes et l'idolâtrie de l'argent ? Sans doute. Mais ce mal ne réside-t-il pas avant tout dans le cœur des chrétiens, dans l'affadissement du sel que le Christ avait confié à son Église ? Dieu est mort, nous avons tué Dieu ! Ne peut-on accuser les chrétiens eux-mêmes d'avoir participé à ce meurtre ? En refusant de scruter le mystère de Dieu par l'intelligence, de le vivre avec le cœur, ils ont crée en eux-mêmes une zone opaque dont les ténèbres mortelles se sont répandues sur le monde.»
Tout cela en introduction à des articles de Jean Daniélou sur Le symbolisme des rites baptismaux, de Jules Monchanin sur La spiritualité du désert, de Hans von Balthazar sur Kierkegaard et Nietzsche, de Vladimir Lossky sur La théologie de la lumière chez saint Grégoire de Thessalonique, d'une page de Newman sur L'humiliation du fils éternel puis d'une revue des livres dont on ne rêve presque plus aujourd'hui tant le niveau est supérieur : Eros et Agapé d'Anders Nygren, Corpus mysticum d'Henri de Lubac, Initiation à la vie mystique de Jean Gerson, Pages de prose de Paul Claudel, deux textes de Karl Barth...
Enfin bref... très pragmatiquement, je fais une suggestion technique pour sauvegarder la culture humaine (culture religieuse, philosophique, scientifique, littéraire, artistique) – suggestion qui me semble depuis dimanche la seule absolument viable. Puisque la terre ne garantit pas la persistance de notre héritage, il faut éloigner ce dernier de celle-ci. Ce qui signifie qu'il faut numériser tout ce qui mérite de l'être, et préserver le contenu de cette numérisation en l'expédiant sur une station spatiale – sur plusieurs stations spatiales afin d'éviter les risques induits par les météorites ou d'éventuelles collisions avec d'autres objets – dans lesquelles des savants et des techniciens vivraient en permanence, veillant à la maintenance des machines, à leur mémoire et à leur capacité de lecture, à l'enrichissement et au classement constant de ces banques de données, se relayant de même en permanence afin qu'aucune station ne soit délaissée. De telles stations spatiales (qui à terme pourraient être placées en orbite dans des zones situées loin de la terre, pour peu qu’il y ait là l’occasion d’un gain avéré de sécurité) ou même non-orbitales (elles pourraient être aussi installées sur des astres calmes comme la lune, proche de nous et donc commode d’accès) devraient être autonomes, un peu comme la station botanique du Silent Running (États-Unis, 1972) de Douglas Trumbull. La comparaison avec ce film-ci amène une autre question : la possibilité inhumaine de la destruction de telles stations au nom d’intérêts économiques aberrants. On croit avoir résolu un problème que déjà, un nouveau vient au jour : telle est la dure vie de l’homme…

Enfin, si nous nous en tenons strictement à celui qui nous est dramatiquement posé ici, ces cellules de mémoire toutes positivistes au sens comtien, dans leur essence comme dans leur finalité, me semblent une hypothèse de solution cruellement d'actualité. En attendant qu’une telle sauvegarde matérielle soit techniquement possible – la numérisation a commencé d’ailleurs, heureusement –, on remarquera l'unité humaine engendrée par ce nouveau fléau : solidarité entre les peuples, entre les classes sociales et les cultures les plus diverses. Cette solidarité universelle est le point positif absolu (le seul, mais il faut le mentionner) qui se dégage de cette terrible expérience, le second – ma modeste hypothèse de sauvegarde – n’étant que relatif.

Voici la réponse de Serge Rivron, envoyée par courriel, au texte de Francis Moury :

«Tout ce qui arrive est adorable» : cette phrase, qui revient en écho plusieurs fois dans le journal de Léon Bloy et dans quelques de ses livres, et qu'il a reprise, je crois, à Anne-Catherine Emmerich, aurait singulièrement mérité d'être re-méditée par Francis Moury avant que le désespoir et l'impuissance qu'on est obligé de ressentir face à la catastrophe qui vient de frapper en Asie ne lui suggère qu'il faille absolument sauvegarder la culture humaine. Quelle idée !
Car imaginons qu'on en arrive, que la terre en arrive, du fait des hommes ou des puissances de la nature, à se fendre et à s'effondrer sous nos pieds. Si ce désastre-là devait se produire, quelle est donc cette «culture humaine» qui mériterait qu'on la sauve, puisque la terre qui est le lieu même des hommes, leur glaise et leur image, serait engloutie par la création ? Le Parthénon, la Forêt noire, les bassins de Versailles, le Taj Mahal, ou même la moindre toile du plus petit maître de la peinture de tous les siècles, un meuble breton en bois passé au sang de bœuf, une canne, sont-ils numérisables et surtout : pour qui ? si la terre venait à engloutir les hommes passés, présents et à venir ?
Cher Francis Moury, vous parlez d'Eschatologie : de quelle Eschatologie s'agit-il, si les fins dernières dont elle entend discourir ne sont pas mises en perspective avec la notion de Jugement DERNIER ? Et quelle résurrection de la CHAIR peut espérer un homme qui ne verrait sa sauvegarde qu'en la capacité de sa culture à être numérisée ?
«Tout ce qui arrive est adorable» : Dieu que cette phrase est difficile à entendre, insupportable, au moment où le malheur frappe, où l’incompréhensible Justice de Dieu, qui se manifeste presque toujours parle feu de l'Esprit, s'abat sur ce qui reste toujours en l'homme d'innocence DERNIÈRE dans le mirage de sa quotidienne insouciance ! Et pourtant, ne pas l'entendre, croire qu'on peut s'en abstraire, revient exactement à désespérer l'humain et à désespérer Dieu. Pour vous paraphraser, cher Francis Moury, si la terre ne garantit pas la persistance de notre héritage, c'est que notre héritage ne mérite pas de persister. Et s'il faut vraiment éloigner ce dernier de la terre, si on PEUT le faire, alors la terre n'a plus qu'à s'effondrer.
Mais plaise à Dieu que cette Eschatologie-là Lui soit encore adorable !
Bien à vous.

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