La Côte sauvage de Jean-René Huguenin (13/11/2010)
Crédits photographiques : Gerald Herbert (AP Photo).
La grande maison dans laquelle je me trouve fait face à la mer qui nous sépare du continent. Elle se tient sur un petit îlot rocheux, au large d'une côte sans intérêt spécial : quelques demeures cossues, entourées d’une verdure luxuriante qui m’apparaît presque noire d'où je la contemple, me rappellent toutefois que, sur cette île comme sur la côte qui lui fait face, l’argent semble notoirement moins rare que le beau temps, cette perpétuelle inconnue, dit-on, des séjours en Bretagne.
Nous sommes bien loin de la côte sauvage peinte par Jean-René Huguenin dans ce qui allait être son unique roman. Je l’avais déjà lu au moins deux fois mais ce livre âpre m’avait été gâché par ce qu’en avait dit quelque part Julien Gracq. Comme si l’on pouvait comparer (c’est bien ce que fait l'écrivain, au moins implicitement) les quelques jours, vécus dans une intensité trouble par Olivier auprès de sa sœur qui va se marier – et donc lui être arrachée pour toujours – avec les esthétismes fades et filandreux déroulés par Gracq dans ses romans au rythme des discours monotones d'un vague Murchison, ectoplasme sonore tentant de tromper son ennui et sa gêne d'avoir aussi peu d'entrailles.
Un rapprochement entre les deux auteurs, tout de même ? Oui, sans doute, mais qui ne tient qu’à l’atmosphère que nous pourrions dire de fin d'une époque ou même de fin de règne, peinte par Huguenin et Gracq, rapprochement qui se ferait alors, d’évidence, entre La Côte sauvage et Un beau ténébreux que je n’ai pas relu depuis… Mon Dieu, depuis combien d’années n'ai-je donc pas relu un roman de Julien Gracq ?
Peut-être suis-je injuste avec l’œuvre romanesque de cet écrivain, mais c'est sans doute parce qu'elle a beaucoup promis à l'adolescent que j'étais et, finalement, ne lui a tendu qu’un poing d’avare, prudemment refermé sur un vague trésor que le rusé romancier s’échine pourtant à nous faire soupçonner et convoiter. À quoi bon lire des romans si ce n'est pour y trouver, en effet, imaginées par ceux qui les ont écrits les histoires de créatures fatales et toutes promises à un destin exemplaire ? Gracq, éminemment conscient des enjeux littéraires, a péché par manque de dons. Une fois la main ouverte, puisqu’il n’est pas bien difficile de la forcer, on reste tout étonné de voir que le magnifique mirage, qu’il s’agisse d’Argol, du balcon en forêt de carton-pâte ou bien du rivage friable des Syrtes, s’est réduit à quelques grains de poussière grise. Je me revois encore, seul sur les quais de Saône, en face de la place Saint-Paul, séchant les cours de l'Externat, avec un des exemplaires facilement reconnaissables des éditions José Corti, dont je coupai les pages avec délectation.
Je passai ainsi des heures à lire Le rivage des Syrtes et j’étais, pourquoi m’en cacher, fasciné par la langue gracquienne, moins l’arme du griffon comme le prétend l’écrivain à propos du Chateaubriand de l'étonnante et splendide Vie de Rancé je crois auteur que la main du maître posée sur l’épaule de l’élève et qui, le plus simplement du monde, d’une pression, lui commande d’ouvrir son regard devant le spectacle magiquement révélé par sa science et la beauté de sa langue.
Peu importent en fin de compte les manquements de Gracq à son art, car une phrase comme celle que prononce Olivier, «Nous avons les bras cloués, nous ne pouvons rien étreindre», instaure à mon sens, entre l’œuvre du jeune prodige et celle du vieux sphinx si maître de son art qu'il ne l'oublie jamais tout à fait, une distance infranchissable, celle qui sépare le drame hanté par l’impuissance, la férocité, le dégoût de soi, le Mal et Dieu du texte qu’on dirait exclusivement rédigé afin de contenter l’appétit d’un fort en dissertation qui aura tôt fait de dénicher telle métaphore musicale enchâssant le mélodique verbiage d’Alan Murchison, telle phrase incroyablement étirée censée mimer la patiente saltation d’un temps dont le squelette est un serpent de sable paralysé à force de contempler le lointain horizon d’où rien ne vient, n’est jamais venu, ne viendra jamais, et surtout pas les Tartares d’un autre roman.
Car Jean-René Huguenin, il l’a lui-même suffisamment répété dans son Journal, est de la même race que celle de Bernanos, que Julien Gracq n’évoque pas même banalement mais ridiculement, se contentant de pointer l’incongruité des curés peints par l’auteur dans un monde qui envoie quelques ânes télégéniques dans une ferme.
Oui ? Ah bon ? Et alors monsieur le plus grand romancier français encore vivant [à l'époque, du moins, où cette note fut rédigée], comme le disent, suintant de componction, les journalistes qui de toute façon ne savent pas lire ? Oui et alors ? N’avez-vous pas remarqué que la plupart de vos personnages, sinon tous, sont parfaitement ridicules, non seulement dans notre monde plat et horriblement efficient (pour ne pas dire, avec moins d’apprêts, efficace) mais, ce qui est à mon sens beaucoup plus grave, dans le monde imaginaire lui-même que vous avez inventé pour mettre en scène les insignifiantes aventures de ces esthètes sur le retour, ces coquilles vides – pourtant horriblement bavardes – qui n’atteignent pas même l’orteil d’une des diaboliques de Barbey, tant leurs tracas métaphysiques me paraissent boursouflés d’une sirupeuse paresse, d’un amour immodéré, quoi qu’on en dise, pour les nourritures terrestres du subtil et femmelin Gide ?
Voici ce qu’écrit au contraire Jean-René Huguenin du désir d’Olivier, ce double maléfique : «Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C’est moi que je prie, c’est moi qui m’exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l’aimions. Je ne puis lui pardonner la soif». On croirait entendre Fiodor ou, pourquoi pas, le saint de Lumbres au moment de sa plus grande rébellion ou, pourquoi pas encore, la seconde Mouchette qui, heureusement, dans la nouvelle de Bernanos, semble bien incapable de pousser aussi loin le raisonnement.
Huguenin continue : «Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J’explore. La curiosité c’est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l’amour – mais qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d’espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu’à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n’était qu’une façon d’approcher la mort ?».
Qui n’a pas vu que le Bernanos de L’Imposture ou de Monsieur Ouine eût parfaitement pu signer de telles phrases, à la virgule près ? Je suis donc ravi d’avoir aimé ce livre, de l’avoir presque découvert, comme si un visage inconnu mais déjà contemplé puis oublié, dont chaque détail se fût pourtant précisément inscrit sur le miroir que lui tendait le Journal, m’était de nouveau révélé sous une lumière particulière, peut-être celle, rasante, qui semble séparer les rochers de la surface étincelante de la mer, les couper même, cette île, lorsque le soleil se couche, paraissant alors flotter, pour quelques minutes de pure grâce, au-dessus des eaux.
Je dois dire que c’est Sarah Vajda qui, me souhaitant de bonnes vacances, termina malicieusement son mot en évoquant mon séjour sur la côte sauvage, comme si j’avais besoin de cette anecdote supplémentaire pour me persuader que le hasard est un mot qu’utilisent les imbéciles, faute de mieux. Sans elle toutefois, qui sait combien de mois ou même d’années il m’aurait fallu avant de me décider à ouvrir de nouveau le splendide et unique roman de Jean-René Huguenin.
Toute lecture véritable est une rencontre.
Toute rencontre véritable est déjà le fruit mûr non pas d'une seule mais d’innombrables lectures.
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