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25/03/2004

Jean-René Huguenin n'est pas mort

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Juan Asensio.JPGQuelques jours de repos à Genève m'ont permis de lire le très convenu Terrorisme intellectuel de Jean Sévillia, l'excellent Qui a peur de la littérature ? de Jean-Philippe Domecq, qui à mon sens est un livre infiniment supérieur à La littérature sans estomac de Pierre Jourde, certes drôle lorsqu'il ridiculise Sollers mais bien incapable de parler intelligemment des auteurs contemporains qui réellement comptent et, enfin, l'étrange Notre assassin de Joseph Roth qui affirme la suprématie du langage sur l'acte, y compris celui du meurtrier... Impression d'une ressemblance entre ce roman dostoïevskien et Un crime de Bernanos : l'homme moderne ne vit pas réellement, n'agit pas réellement, il est creux selon T. S. Eliot ou, référence plus prosaïque, paralysé dans l'excellent Lantana de Ray Lawrence.
Relecture émue d'un texte inédit de Jean-René Huguenin, L'Amour est mort qui, malgré quelques facilités, est d'une intelligence redoutable. Inutile de faire remarquer que l'on retrouve dans ce bref et très beau texte l'empreinte de Bernanos, qu'Huguenin admirait.
Voici à ce sujet un texte ancien (ils le sont tous désormais...), assez didactique et utile peut-être pour faire connaître ce superbe écrivain mort à 26 ans.

«J'ai faim. J'ai faim d'âmes à défricher, à exploiter, j'ai faim d'âmes consommables.»
Jean-René Huguenin, Journal, propos du mercredi 15 avril 1959.

«Il était venu me voir, peu de temps avant sa mort. J'avais projeté de l'entraîner dans mes promenades à Bagatelle. Ce jeune vivant faisait déjà pour moi figure de revenant : il était le frère de ceux que j'avais aimés à vingt ans, pareil à eux, pareil à moi. Il les a rejoints.»
François Mauriac à propos de Jean-René Huguenin.


Jean-René Huguenin est né le 1er mars 1936 à Paris. Après une enfance et des études secondaires heureuses, il débuta dans la littérature par des articles, à la revue La Table ronde et surtout au journal Arts, auquel il ne devait plus cesser de collaborer fréquemment. Il avait alors vingt ans, et préparait simultanément une licence de philosophie et le diplôme de l'institut d'études politiques. Il obtint ce dernier en 1957, et s'inscrivit au concours d'entrée à l'École Nationale d'Administration, mais donna, dès 1958, l'essentiel de son travail et de son temps à son œuvre littéraire. Avec cinq amis, il fonda la revue Tel Quel, qu'il quitta quelques mois plus tard. La Côte sauvage parut en 1960. Ce premier roman connut un succès exceptionnel. Les critiques le saluèrent comme une révélation, en admirèrent l'émotion dominée et déjà la maîtrise. François Mauriac, Aragon en louèrent l'écriture et le ton. Jean-René Huguenin multiplia alors sa collaboration aux journaux et périodiques (Le Figaro littéraire, Arts, Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, Réalités), dénonçant avec une fougue obstinée la sécheresse et la médiocrité de l'époque, criant sa foi en la jeunesse et en la générosité, se faisant le porte-parole d'un nouveau romantisme. Il entreprenait la préparation d'un second roman quand il fut appelé, en novembre 1961, pour accomplir son service militaire. Il fut affecté au Service cinématographique des armées, à Paris. C'est au cours d'une permission que, le samedi 22 septembre 1962, se rendant à la campagne, il se tua en automobile, sur la route de Paris à Chartres. Il avait vingt-six ans.

Huguenin et l'écriture, son Journal, La Côte sauvage; la rage exemplaire de devenir soi

Le Journal d'Huguenin, qu'il tint, presque quotidiennement, de 1955 à 1962 – les dernières lignes datent du jeudi 20 septembre, l'auteur meurt d'un accident de voiture deux jours plus tard – est une véritable grande œuvre, sorte de carnet métaphysique à l'image du Journal de Léon Bloy, à des gouffres de distance de ces méthodiques et ennuyeux déballages de la petitesse, de l'affreuse étroitesse d'âme de leur auteur, devenus aujourd'hui aussi précieux qu'une pierre de Rosette qui détiendrait le chiffre énigmatique de la médiocrité – leur secret, leur maigre et unique secret ! – de nos contemporains. J'aimerais présenter cette œuvre le plus simplement possible, avec ces mots puissants et clairs qu'Huguenin ordonne en grandes colonnes de poésie qui s'élancent pour rejoindre l’œuvre tant aimée d'un Rimbaud, d'un Gadenne peut-être, même si Huguenin, à ma connaissance, ne mentionne nulle part ce romancier dont il est pourtant le frère de race, et surtout, d'un Bernanos, sur lequel il a écrit des phrases admirables. Au vrai, je ne m'étonne pas de la compréhension éclairante et douloureuse qu'Huguenin manifeste à l'endroit de l'auteur des Grands cimetières sous la lune; n'a-t-on pas vu que le personnage principal de La côte sauvage, l'énigmatique Olivier, n'a-t-on pas vu que Jean-René Huguenin lui-même – certes, celui-ci, à la différence du personnage de Bernanos, jouit d'une volonté magnifique –, dont Olivier n'est que la maléfique ombre de papier, sont l'incarnation réelle et mystérieuse d'un personnage de Georges Bernanos, Olivier Mainville, âme désincarnée, pathétique d'être née dans une époque veule, elle-même sans âme ? Écoutons Huguenin tracer, bien que pas un mot d'anathème ne vienne sous sa plume, le réquisit du délabrement spirituel du monde dans lequel meurt d'inanition l'inconnu dont il parle, sans doute son personnage Olivier, qui lui ressemble comme un frère : «De tous les personnages que j'ai créés jusqu'ici, aucun n'était tout à fait celui que je sens le mieux, celui que j'aimerai le plus. Celui-là est un être de douleur; il s'est donné pour jamais à une douleur unique, dans laquelle il trouve sa force, sa grandeur. Oh ! une belle douleur, héroïque et profonde, la larme unique qui tombe d'elle-même, sans que le visage se crispe [...] une douleur dominée, une douleur bien-aimée, comme seuls les enfants et quelques rares hommes virils peuvent en connaître. D'où vient-elle ?» (p. 130). Qu'importe...
Si nous sommes là dans une véritable œuvre de littérature, c'est que nous assistons dans le Journal à la patiente création, sans cesse remise, sans cesse reprise, sans cesse douloureuse et exaltante, de ce qui fut l'unique roman du jeune prodige, La Côte Sauvage. Cette œuvre courte, saluée par Aragon, laissera un souvenir de lecture lumineuse à Julien Gracq, qui sans doute y a retrouvé l'atmosphère inquiétante d'une imminence toujours reculée dans laquelle baigne son Beau ténébreux, les descriptions des paysages de la Bretagne tant aimée, cette impression aussi de mystère, de fausse banalité du quotidien derrière laquelle se cache la candeur rayonnante du merveilleux des contes. Le Journal en relate la longue genèse, depuis ses premiers balbutiements, alors que l’œuvre, à peine née, apparaît dans le flou répugnant du lyrisme (p. 33), jusqu'à sa publication, en 1960. Dans cette première mouture, Olivier n'existe pas; Nils le remplace, alors que le rôle de l'inquiéteur est dévolu à Nicolas, qui dans la version finale du roman ne sera qu'un personnage secondaire : mais le ton, à propos de la nature de ce Nicolas, est donné, qui traduit la difficulté de l’œuvre à faire, son secret aussi, le mystère de toute écriture qui est quête de soi, plus, naissance véritable du double, «Je refais encore le thème profond, pour la quatrième ou cinquième fois – c'est moi que je cherche...» (p. 180) : «Je ne peux faire que Nicolas soit bon. Il est mauvais et, en le créant tel, je ne fais qu'obéir à une volonté, une fatalité qui me dirige comme eux, qui les dirige à travers moi. Je suis le créateur, c'est-à-dire apparemment le plus libre des hommes, et pourtant le plus contraint, le plus soumis, le plus esclave (p. 43). Huguenin n'est guère original en écrivant cette dernière phrase : toute personne qui a réellement écrit est la victime de cette emprise, s'il est vrai, selon notre précédent exemple, que celui qui écrit d'abord s'écrit, c'est-à-dire, en tentant de s'observer s'enchaîne à quelque monstrueuse introspection, fouaille sa propre chair comme le bourreau de Baudelaire, afin que naisse la créature imaginaire, pourtant plus réelle qu'un être aimé : «J'écris dans un noir désespérant, avoue ainsi Huguenin le 16 janvier 1959, car, plus il avance, «plus ce roman, ces personnages [lui] deviennent mystérieux. Je ne les domine pas, ajoute-t-il : c'est que peut-être sont-ils trop vivants – plus forts et plus vivants que [lui]» (p. 182). Autre emprise, celle-ci sans doute infiniment plus sournoise, la tentation de la mièvrerie, contre laquelle le jeune écrivain résiste de toutes ses forces : «Ce n'est pas encore ça. C'est bien écrit, mais souvent les grandes belles phrases sans tache, sans blessure, ne révèlent rien, sont, au fond, terriblement creuses» (p. 116). C'est qu'il faut certainement ne pas craindre d'être simple, d'écrire, dans ce roman d'une autre vie, d'autres vies rêvées par leur auteur, ces propres petites inquiétudes (id.) afin de rester vrai et de pas tricher; c'est aussi qu'il faut aller vite, ne jamais s'arrêter, pour, sur la lancée éminemment rimbaldienne qui jamais ne s'arrête devant l'obstacle, tenter d'initier le seul mouvement vrai : «creuser, creuser, fouiller, descendre [...] aller au vrai avec toute son âme» (p. 87), seule façon de donner à voir justement, l'âme vive de ses personnages, leur fond ténébreux – comme l'indique cette belle image : «J'avais tendance à n'écrire que pour les voyelles. J'ai maintenant de terribles envies de consonnes rentrées, envie de ne pas écrire comme les autres, de surprendre, de choquer, d'écrire carrément, sans détours. Mon prochain roman sera guttural» (p. 138), seule façon encore pour le romancier de répudier l'ordre logique, à ses yeux l'ennemi de celui qui écrit (p. 117), de dérouter le lecteur, en privilégiant volontairement les détours d'une écriture allusive, énigmatique : «Les quatre premiers chapitres doivent être feutrés, allusifs, inquiétants» (p. 194), seule façon enfin de garder Olivier dans le cocon protecteur de ténèbres inquiétantes : «Un personnage doit pouvoir donner lieu, le plus longtemps possible, au plus grand nombre d'interprétations possible» (p. 193). De ce roman dont nous avons retracé quelques-unes des difficultés d'élaboration qui se sont présentées à son auteur, il serait injuste de ne pas en dire quelques mots. Avouons d'emblée qu'il ne nous semble intéressant que dans la mesure où il laisse augurer de ce qu'aurait pu être l’œuvre d'Huguenin si celui-ci avait eu le temps de mûrir ses dons. Quelques audaces stylistiques, quelques belles pages sur la Bretagne, sur l'enfance humiliée d'Olivier (qui nous fait irrésistiblement penser à celle de Steeny, dans Monsieur Ouine de Bernanos : dans les deux cas, le père demeure dans l'entre-deux malfaisant d'un destin tragique tu par la famille, ignoré par le jeune protagoniste, pourtant palpable dans le hic et nunc de l'intrigue romanesque); quelques beaux morceaux encore sur la gloire des instants irréparablement perdus, enfin sur les rapports complexes qui unissent un frère, Olivier, à sa sœur, Anne. Pourtant Olivier reste une espèce de coquille vide, une enveloppe seulement esquissée, mais sans bourre pour la remplir et la faire s'animer, bien loin en tout cas de la multiplicité interprétative souhaitée par le romancier : sa fin, pourtant voulue exemplaire puisque le suicide du héros est seulement une probabilité, que la présence toute proche d'une procession – celle du pardon de Portsaint – rend palpable la dimension religieuse de ce drame étouffé, ne donne pas de relief à cette vie de jeune homme solitaire, intelligent et diablement séduisant; sa malfaisance elle aussi, n'est pas réelle, seulement oblique en ce sens qu'elle témoigne d'une pauvre souffrance de solitaire incompris, médusé comme l'Allan du Beau ténébreux de Gracq par le regard de la mort, sans cesse frôlée dans l'insouciance de jeux dangereux : «Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C'est moi que je prie, c'est moi qui m'exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l'aimions. Je ne puis lui pardonner la soif. Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J'explore. La curiosité c'est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l'amour – qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d'espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu'à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n'était qu'une façon d'approcher la mort ?» (La Côte sauvage, pp. 146-147).
Dans ce Journal, nous sont aussi livrées d'abondants portraits littéraires, évidemment foudroyants de concision imparable: en témoignent les croquis absolument vrais, car définitifs sous la plume de celui qui sait sonder les reins et les cœurs, de Montherlant, dont les Carnets présentent une souffrance creuse : «seul le vent de la phrase» gonfle ainsi les âmes de femmelin qui croient l'endurer (p. 348). Puis de Philippe Sollers, lequel «a le sacrifice en horreur», dont «l'intelligence éclaire tout, mais ne respecte pas ces grands repaires d'ombre où notre mystère se tapit, qui explique trop» et qui «n'inquiète pas» parce qu'il «est lisse et lumineux», dont on a l'impression que «son bonheur ne cache pas de blessures» (p. 174). Témoigne encore de cette lucidité le portrait de Jean-Édern Hallier, décrit comme un véritable démon dont la haine n'est pas une «haine d'homme» mais celle des «puissances maléfiques, froide et presque objective, professionnelle, soumise non à une passion mais à une volonté minérale, à une mécanique surnaturellement réglée, dressée, ordonnée pour posséder et pour perdre» (p. 169). Aux yeux d'Huguenin, il est évident que l'art d'Édern Hallier est stérile – on songe à tel personnage d'écrivain, infecté par ses mauvais rêves, imaginé par Bernanos ó car son génie maléfique est le mensonge. Il y a Julien Gracq encore, troublant du mystère dont il a parfaitement su entourer sa vie et son œuvre (175), et Michel Butor, «myope sournois» (p. 122).
Mais surtout, il y a les grandes présences tutélaires, Péguy qui «écrit comme un enfant», et puis l'étonnant trio (car qu'y fait Valéry dont le Monsieur Teste fascine Huguenin comme un beau serpent stérile : «Au fur et à mesure que je [le] lisais, je sentais pénétrer en moi un silence extraordinaire, hallucinant» (p. 111) ?) : Rimbaud, Bernanos – le «cher Bernanos» (p. 273) –, Valéry enfin, déjà mentionné. Et le jeune écrivain de se donner, à partir de l’œuvre de ces trois-là, les assises de toute exploration romanesque future : «Mais s'il y a quelque chose à faire aujourd'hui, c'est à partir de Rimbaud, Valéry et Bernanos – les trois fous. Le fou des Sens, le fou de la Raison et le fou du Cœur» (p. 169). Et Jean-René Huguenin, compagnon de route de ces trois, de rêver encore aux chemins qu'ils n'ont pu ou su voir, qu'ils n'ont pu ou su emprunter, et d'imaginer l’œuvre grandiose qu'il lui reste à bâtir sur cette triple fondation : «Un délire où se confondraient ces trois folies est-il possible ? C'est lui que je cherche. Lui seul permettrait une création absolument neuve, rebelle aux lois humaines, dont les airs trop connus me coulent de la bouche, me font lever le cœur» (p. 169).

Le dérèglement des sens; souffrance et joie amère de l'orgueil

Immédiatement après cette phrase, suit le programme, l'ascèse qu'Huguenin s'impose pour parvenir au but tant désiré, et qui ressemble étonnamment au systématique dérèglement de tous les sens, préconisé par Rimbaud pour donner au Voyant la force inhumaine d'amener aux vivants ses visions, Rimbaud, le «passant considérable, et Huguenin, qui est «celui qui passe, qui traverse. Qui me suivrait ?», écrit-il encore, avec le même dépit que Rimbaud devant la médiocrité de ceux qui l'entourent (p. 228). Huguenin voit déjà ce qu'il pourra écrire, les livres splendides et terribles, appuyés sur le trébuchet de la haine, il en «imagine déjà le style haletant et cruel – mais pur ! Ô froide, pure, folle cruauté, pureté des monstres !» (p. 169). Il affirme encore : «Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables». Encore : «Vivre rigoureusement, ne pas perdre une occasion de se mettre au défi, être un appui, un secours pour les autres, et refuser de s'appuyer sur personne, de se laisser secourir par quiconque, garder pour soi ses doutes et ses blessures, dérober aux égards jusqu'à son propre mystère et donner plutôt l'illusion d'une sorte de transparence, d'équité, d'indifférence bienveillante, se juger comme le seul être digne d'apprendre ses propres secrets, et par-dessus tout être dur comme un Dieu avec soi-même – ô tentation de la sainteté, charité diabolique !» (p. 262). Encore ! : «J'ai bu, veillé, triché, menti. Ô dernier retour dans le matin ! La chambre où l'on se couche quand le soleil se lève. Les rideaux qu'on tire avec effroi sur la rue. Les draps glacés. Le sommeil désespéré qui vous prend, tandis que passent les premiers autobus. Plus tard, l'affreux réveil de Judas. La fatigue et la honte» (pp. 164 et 165). Cela est très clair, Huguenin ne conçoit pas une œuvre littéraire qui soit séparée de sa propre vie, et seuls les tièdes peuvent lui reprocher son absolu égoïsme, qui n'a de sens, pour l'artiste, que s'il est, toujours et le plus douloureusement pour lui-même, la voie dangereuse mais admirable de l'ascèse : «Je rêvais moins de conquérir le monde que de me donner à lui avec violence. Régner sur les foules, sur un pays, m'exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j'aie jamais voulu posséder, c'est l'empire sur moi-même» (p. 132). Voici en outre quelques bribes qui tiennent lieu de commandements absolus : «Faire une œuvre – Vivre avec grandeur, honneur et beauté – Avoir le plus de passions possibles – Fonder une aristocratie spirituelle, une société secrète des âmes fortes» (p. 141). Qu'importe de souffrir, qu'importe de fixer, comme le «passant considérable», dans la muette crispation du regard fasciné par le gouffre dévoilé, «l'ivresse de la déchéance», qui est encore, mais la dernière, «une aventure spirituelle», si l'aventure vraie n'est pas celle qui nous fait aller loin, mais celle qui nous «fait aller profond. Ce n'est pas s'étendre, c'est s'enfoncer» (p. 45) qui est la véritable difficulté pour l'artiste. Nul atermoiement chez Huguenin, nulle de ces petites lâchetés quotidiennes qui enveniment nos journées, mais une morale dure – voire, l'au-delà de celle-ci, «Non pas le Bien et le Mal, pas même le Grand et le Bas : la Folie et le Néant» (p. 177) –, forte, inflexible, inhumaine à nos yeux de faibles : «Le principal, c'est que je veux devenir solitaire, inflexible et tendre. Me dominer toujours. Éternel» (p. 20). Alors, dans la voie âpre et solitaire souverainement décidée, dans le dégoût serein et altier de la médiocrité des autres et de l'époque – «Le plus profond secret de mon âme, le plus profond ressort de mon œuvre : je n'éprouve pour la plupart des êtres que de la haine ou du dégoût» (p. 192) –, dans la lutte aussi – «Assez de concessions ! Guerre sans merci aux tièdes, aux esthètes du Nouveau Roman, aux prêtres de gauche, aux bourgeois [...], à tous les médiocres, les arrangeurs, les négociateurs de compromis entre la Science et l'Art, la matière et l'esprit, Karl Marx et Dieu, l'argent et l'âme !» (p. 273) –, dans la brèche fantastiquement creusée à même le dur matériau de la transparence à soi, dans l'urgence de la faim dévorante – «Une âme riche est une âme affamée» (p. 132) – qui ne fait que dévoiler une faim plus terrible encore – «Car toutes les faims mènent à Dieu» (id.) –, dans la crispation muette de l'horreur mise à nue – «Ces mots, peur, effroi, épouvante, sont pour moi des mots sacrés, ils me fascinent, il me suffit de les lire pour sentir trembler mon sang (p. 196) –, c'est l’œuvre splendide et terrible qui désormais peut éclore, parfaitement sincère puisque l'artiste ne s'est pas menti, et que la stérilité artistique, son mensonge sont d'abord insincérité de l'auteur avec lui-même. Voici, à propos de l’œuvre naissante de Jean-Édern Hallier ces quelques mots : «Le plaisir de mentir pour mentir est semblable au plaisir de la création, mais dégradé, avili. [...] D'où vient qu'une œuvre est ratée parce qu'elle est mensongère, d'où vient que le mensonge est une création malheureuse. J.-E. H. ne pourra jamais faire une grande œuvre, parce que son désir de créer s'arrête au mensonge» (p. 61). Oui, il est vrai, comme notre auteur l'écrit lucidement, «que Les grandes œuvres sont celles qui ne mentent jamais. Ainsi des grandes âmes» (p. 62).

Mort, péché, diable : les figures tutélaires

Œuvre sincère, redoutable parce qu'elle a eu le courage de supporter, d'appeler tous les dangers, toutes les exaltations, tous les plaisirs, toutes les douleurs, toutes les haines. Surtout parce qu'elle a su regarder sans ciller l'ennemie abominable, cette mort qui toujours hanta Huguenin. Bernanos encore, c'est le visage d'enfant du terrible créateur du Soleil de Satan qui paraît inspirer au jeune écrivain ces mots splendides : «La mort est sur tous les chemins. La mort est là, vraiment, je la vois, je la regarde en face. Est-ce moi qui l'appelle ? Écoutez ! Elle n'a pas le visage qu'on lui donne. Non, non, elle ne grimace pas, elle ne tient pas de faux à la main, rien de macabre. Elle est l'honneur unique, notre dernière chance d'être digne. Elle est le prix de ma vie, son couronnement. Elle me ramène à Dieu, peut-être... Ô mort... O nuit !» (p. 147). Et ces mots : «Je ne traverserai plus ces pays faciles et dorés que je ne regrette pas. Je suis prêt. J'entre de face dans mon avenir. Ô Mort, je ne me lasserai plus de te frôler ! Le jour venu, tu embrasseras un compagnon digne de toi» (p. 229). Aussi parce qu'elle a osé demeurer dans la proximité dangereuse du Mal, qui demeure un mystère fascinant et cruel pour Jean-René Huguenin, le sifflement du serpent maléfique : «La corruption fascine. Le poète meurt jeune parce que le péché le tue» (p. 92); parlant de son roman, du cœur de son livre qui lui a permis de s'exorciser, l'auteur se demande : «Pervertir les âmes, les perdre – pourquoi ce thème me hante-t-il autant ? D'où me vient – de quelle lecture d'enfance, de quel souvenir oublié, de quel rêve ou cauchemar – cette obsession satanique ? C'est en vain que j'ai voulu la fuir. Mon roman y est revenu de lui-même» (p. 180). Ainsi, en grand lecteur de l’œuvre de Georges Bernanos, le péché obsède-t-il notre auteur : «Le péché travaille comme un rat, écrit-il, et «Il furète, un pétillement aigre au fond de ses yeux. Les bubons de la peste crèvent sur tout le corps, des taches de pus sur les manches de chemise» (p. 109). En grand lecteur de Bernanos disions-nous : oui, puisqu'il a compris, comme le créateur de Mouchette, que le Mal sans doute n'est pas absolument le maître d'un élan de tout l'être dans le péché; s'y cache l'espérance, au visage grimaçant et perverti, tout de même reconnaissable entre mille, «S'il y a une ivresse de la déchéance, c'est que la déchéance est encore une aventure spirituelle, et que toutes les aventures spirituelles enivrent» (pp. 107-108). Mais Huguenin, aussi, est un romancier, et l'on ne s'étonne guère qu'il donne un visage au Mal inhumain, incernable, innommable : le diable, lequel est très souvent présent dans le Journal d'Huguenin, non pas, comme dans celui de Léon Bloy, croqué en quelques mots au détour d'une phrase, alors que rien ne nous laissait prévoir une telle intrusion, mais plutôt sujet inexplicablement attirant, sans cesse dans une semi-pénombre, occasion voluptueuse de méditation : «Dans les rapports humains, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui je crois que le diable a fait de la foule son lieu d'élection; qu'il se cache dans les replis de la multitude; qu'il n'ose s'attaquer à deux âmes solitaires, mais qu'il parvient à ronger ces mêmes âmes, lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent. Et qu'alors il infuse en elles son venin, qui n'est jamais que la médiocrité» (p. 64). Lorsqu'il lit le livre de Denis de Rougemont consacré au démon et intitulé La Part du Diable, livre qu'il n'aime guère (p. 186), voici ce que note Huguenin : «Pécher n'est pas succomber à la tentation, mais résister à la Grâce. Si le Diable m'attire tant, s'il est tout le sujet de mon roman, c'est pour le dénoncer, le démasquer aux yeux d'un monde qui ne veut plus le voir. Le pire mal que l'on puisse lui faire est de nommer, le reconnaître et le décrire.» La dernière phrase qui clôt ce passage nous laisse imaginer ce qu'eût pu être l’œuvre du romancier s'il ne s'était tué aussi jeune : «Mais on risque à ce jeu son salut, car Défier le diable, c'est encore une façon de l'appeler» (p. 188).
Littérature, pensée, obsession de la Mort et du Mal, voici je crois trois des principaux thèmes qu'ordonne la lecture du Journal de Jean-René Huguenin; ajoutons-lui, non pas comme un thème supplémentaire, mais réellement comme le soubassement de tous les autres, celui de la recherche, de la quête ardente de Dieu, qui ne peuvent se faire hors, pour le jeune écrivain qui du moins estime que son verbe peut tout dire, de l'écriture. C'est d'une superbe confiance dans son instrument dont témoigne cette phrase : «Ce que propose tout grand écrivain, c'est une nouvelle image de Dieu» (p. 162), puisque, cela est absolument certain aux yeux de notre auteur, «Il n'y a que Dieu» (p. 284), et que, coûte que coûte, l'écrivain est d'abord celui qui doit «Retrouver la Grâce...» (p. 205), non pas pour donner sens à une vie qui, à l'image de celle de ses contemporains, est hantée par «le thème de l'absurde : dernier témoignage de la désagrégation finale; apothéose et agonie de la conscience» (p. 177); non pas même pour, en apprenant à «aimer un seul être», faire «d'un seul coup l'expérience de toute la charité, de toute la compassion, de toute la douleur et de toute l'impuissance du monde» (p. 342), mais pour, au-delà peut-être de Dieu, tenter d'ouvrir par le verbe de l'écrivain «les portes sacrées, les portes secrètes derrière lesquelles cesse tout sentiment, toute religion connus, où commence un» «monde absolument neuf. Rimbaud, Valéry, Bernanos, ajoute Jean-René, sont morts au bord de ces portes» (p. 177); je suis certain que Huguenin, lui aussi, accueilli – qui sait où ? – par ses trois compagnons insignes, a entr'ouvert ces portes.

Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination des œuvres suivantes : Journal, édition intégrale, Seuil, coll. Points Roman n° 570, 1993 et La Côte sauvage, Seuil, coll. Points,1995.

Critique

Jean-René Huguenin (Au signe de la Licorne, Clermont-Ferrand, coll. Le Verbe et l'Action, 1999).

Sans descendance, disais-je de Rimbaud ? Jean-René Huguenin, en tout cas, peut légitimement prétendre à la gémellité avec l'homme aux semelles de vent. Ces deux barbares modernes sont sortis du même berceau non réclamé par les piètres pères de la routine carriériste. Car l'ascèse qu'Huguenin s'impose pour parvenir au but tant désiré, et qui ressemble étonnamment au rigoureux encrapulement que Rimbaud préconise pour qu'au Voyant soit donnée la force inhumaine d'amener (de ramener) aux vivants ses visions, ce programme, à la lettre comme à l'esprit, cette ascèse inversée, qui plonge dans les ténèbres du Mal ce qu'elle n'a pas l'envie de chercher en haut, est suivi par l'auteur de La Côte sauvage avec une joie mauvaise, que nous pourrions presque dire maldororienne. Rimbaud justement, le «passant considérable, et Huguenin, qui est «celui qui passe, qui traverse. Qui me suivrait ?, demande-t-il aux lâcheurs, manifestant le même dépit étonné que Rimbaud (qui, ayant vécu plus vieux que son cadet, a pu dire et ne cesser de s'étonner : «Qui m'a suivi ?») devant la médiocrité de ceux qui l'entourent et qu'il a aimés, comme Verlaine l'embourgeoisé tremblant devant sa femme qui le récupère comme un enfant apeuré, Sollers et Édern Hallier, les bourgeois du risque et des chastes partouses, dont l'un au moins – je parle d'Édern Hallier – s'est plusieurs fois exprimé au sujet de celui qui fut son ami exigeant. Huguenin encore, qui voit déjà ce qu'il pourra écrire, les livres splendides et terribles qu'il va commettre, qui tous s'appuieront sur le trébuchet de la haine, qui en «imagine déjà le style haletant et cruel – mais pur ! Ô froide, pure, folle cruauté, pureté des monstres !» Huguenin qui affirme encore : «Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables». Huguenin encore – comment pourrions-nous nous lasser de citer son terrible Journal, qui, comme Les Liaisons dangereuses selon Baudelaire, ne peut fondre qu'en brûlant, brûler comme brûle un pic de glace, en dévorant sa propre matière furieuse de se dissoudre : «Vivre rigoureusement, ne pas perdre une occasion de se mettre au défi, être un appui, un secours pour les autres, et refuser de s'appuyer sur personne, de se laisser secourir par quiconque, garder pour soi ses doutes et ses blessures, dérober aux égards jusqu'à son propre mystère et donner plutôt l'illusion d'une sorte de transparence, d'équité, d'indifférence bienveillante, se juger comme le seul être digne d'apprendre ses propres secrets, et par-dessus tout être dur comme un Dieu avec soi-même – ô tentation de la sainteté, charité diabolique !» Encore, puisqu'il s'agit d'édifier le crétin qui prudemment détournera les yeux de ces lignes ! : «J'ai bu, veillé, triché, menti. Ô dernier retour dans le matin ! La chambre où l'on se couche quand le soleil se lève. Les rideaux qu'on tire avec effroi sur la rue. Les draps glacés. Le sommeil désespéré qui vous prend, tandis que passent les premiers autobus. Plus tard, l'affreux réveil de Judas. La fatigue et la honte.» Cela est très clair, Huguenin, comme Céline, Kafka ou de Roux, ne conçoit pas une œuvre littéraire qui soit séparée de sa propre vie, et seuls les tièdes peuvent lui reprocher son absolu égoïsme, qui n'a de sens, dans son esprit, que s'il est, toujours et le plus douloureusement pour lui-même, la voie dangereuse mais admirable de l'ascèse : «Je rêvais moins de conquérir le monde que de me donner à lui avec violence. Régner sur les foules, sur un pays, m'exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j'aie jamais voulu posséder, c'est l'empire sur moi-même.» Cette violence, je peux sembler l'étaler avec complaisance. Pourquoi pas ? Vais-je être le seul timoré qui ne brandirait pas une violence réelle, c'est-à-dire charitable, et non pas le pissat délavé de vierge que les médias nous servent libéralement, cette caricature, ce simulacre de violence, qui n'est qu'incontinence spirituelle, aigre et imbécile épanchement d'idiotie, aveugle et truande fascination, et, en somme, pathétique démocratisation de l'excès ? Et puis, s'il s'agit, comme De Roux écrivant dans Immédiatement: «À la nouvelle critique répondre par la chacalisation de l'ancienne», je me dois d'exhumer quelques vieux cadavres qui n'en finissent pas de pourrir, et de contrer les lénifiantes ablutions que Julien Gracq (placées hélas en tête du petit ouvrage que nous commentons, comme s'il s'agissait d'un liminaire inévitable) a cru bon de laisser suinter de son bidet d'arrogance sénile, puisqu'il imagine le furieux et intraitable Huguenin en maillot de bain, petit frère bronzé de son Alan Murchison bavard (et qui, a force de bavardage, a oublié de bronzer son teint des catacombes) qui, étendu sur les sables où le Beau ténébreux se prélasse en jouant au diablotin, construit sur La Côte sauvage les obliques fondations du Balcon en forêt. Cette remarque appelle un commentaire: quel dommage que ne soit pas indiquée la provenance des différents textes consacrés à Huguenin; et surtout, quel plus grand dommage qu'une préface n'ait pas été jugée utile : le visage de Jean-René est farouche, solitaire et violent, nous le voyons plus qu'admirablement dans son Journal, mais il m'a paru qu'il s'ouvrait (et ne pouvait s'ouvrir) que s'il trouvait, face à lui, d'autres visages, aussi durs et lumineux que le sien, seuls capables de l'arracher à sa soif de lui-même, qui n'est bien sûr que la recherche d'autres âmes sœurs. Une préface nous eût introduit à ce monde des visages, nous tendant justement un visage d'homme qui aurait rencontré, d'abord, celui de Jean-René comme celui d'un frère.

La littérature est ce monde vivant des visages, puisqu'elle se tient elle-même contre la Face.